Récompense! Voici un mot dont le vocabulaire chrétien ne sait que faire. Et c’est sans doute sa proximité avec le mot intérêt qui rend la chose encore plus compliquée. Faire du bien en attendant quelque chose en retour, en recherchant son « intérêt », tout ça sonne pas très catholique. Il semble, en effet, évident dans le christianisme qu’il faut faire le bien « sans rien attendre en retour », sans intérêt. Mais est-ce là toute la vérité?
La récompense des philosophes
N’est-pas encore un de ces refrains que l’on chante ensemble comme merveilleux tout en se disant, une fois rentré chez soi, que c’est de toutes façons impossible? Et pour cause. Car cette conception de la générosité semble très peu chrétienne, pour ne pas en dire davantage. Être généreux comme les dieux, sans absolument rien attendre en retour, c’est plutôt une idée stoïcienne que l’on trouve poussée à son extrême chez le philosophe Sénèque (dont on pense qu’il eut des échanges avec St Paul). Ceux qui seraient tentés par cette voie, à mon goût trop idéaliste, on ne peut évidemment que les y encourager. Mais il arrive aux philosophes d’être trop angéliques (comme ce brave Derrida qui rend toute hospitalité impossible sous prétexte de son imperfection).
La récompense de l’évangile
Pour ceux qui la trouve trop angélique, l’Evangile ouvre une perspective, disons plus humaine. Car, l’Evangile, pour sa part, n’interdit (presque) nulle part d’espérer la récompense d’une bonne action. Il ne confond jamais la sainteté avec une perfection toute humaine et entend faire de l’extraordinaire en partant de nos limites humaines.
Ainsi, l’extrait de Matthieu qui ouvre tous les Carêmes, par exemple, est plus qu’explicite : celui qui fait l’aumône peut choisir a) d’obtenir sa récompense des hommes devant lesquels il s’offre en spectacle ou b) d’obtenir sa récompense du Père qui est dans le secret. Du point de vue de l’évangile, la récompense a est mauvaise, mais la récompense b est bonne. Ailleurs, dans le Sermon dans la plaine chez Saint Luc (chap. 6), ce qui est expressément dit, c’est de ne pas faire du bien à ceux qui pourraient rendre l’équivalent. Même les pécheurs en font autant. Ou mieux : faire ainsi, c’est ça le péché. Au contraire, ceux qui font du bien à ceux qui sont incapables de rendre l’équivalent, ceux-là auront une récompense grande auprès du Très-Haut. Ils sont même encouragés, ailleurs encore, à constituer leur trésor auprès de lui.
La question n’est donc pas d’attendre ou de ne pas attendre de récompense. La question est de savoir de qui l’on attend la récompense.

La récompense: linéaire ou triangulaire?
Classiquement, la récompense d’une bonne action (qui se paie souvent par la gratitude) est linéaire : A donne B à C et, par gratitude, C donnera D à A. (Notons que ce qui est donné et ce qui est retourné sont différents — quand ces deux choses se confondent jusqu’à l’équivalence, ce n’est plus ni la gratitude ni la récompense mais une déclaration de guerre). C’est cette conception linéaire, face-à-face, que refuse le christianisme.
De là à conclure qu’il interdit toute idée de récompense serait une conclusion hâtive et hâtée. Car, l’évangile introduit une autre conception de la gratitude et de la récompense qu’il faudrait appeler une conception triangulaire ou même trinitaire.
Bref, la chose ne se passe plus seulement entre le donateur et le donataire, mais entre le donateur, le donataire et Dieu. Celui qui donne doit attendre sa récompense de Dieu et celui qui reçoit doit remercier Dieu en premier. Cela crée un type de liens nouveaux dans lequel l’intérêt — étym. « ce qui est au milieu de deux êtres », inter-esse — n’est plus ce qui est donné et reçu mais Dieu lui-même, qui fait l’unité dans la perfection (Col 3,14).
Dimitte nobis debita nostra
Le receveur peut recevoir sans être atteint dans son humanité, sans être obligé d’aller s’endetter pour se montrer reconnaissant en retour. Et le donneur peut lui aussi donner sans imposer de dette de gratitude sur « son frère », sans le rendre esclave de ses largesses : avec le don, il remet la dette (comme dit le Notre Père). Et comme dit le proverbe évangélique, sa main gauche doit ignorer ce que fait sa main droite.
Cela dit, il n’est affirmé nulle part qu’il ne doit rien espérer de la Main (gauche ou droite) de Dieu. Au contraire, il y est même encouragé : à reporter ses intérêts sur Dieu afin de libérer son frère de ses dettes. Bien sûr, cela ne transforme pas non plus Dieu en notre obligé. Ce n’est pas un intérêt comptable qu’il serait obligé de rendre au centime près. Mais nous avons une promesse et il est suffisant de s’y accrocher dans l’effort de faire le bien : « Celui qui reçoit un prophète en qualité de prophète recevra une récompense de prophète, et celui qui reçoit un juste en qualité de juste recevra une récompense de juste. » (Mt 10,41).
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