L’évangile de ce dimanche me permet non seulement de conclure (provisoirement) la longue séquence sur la dette (en attendant la parabole des talents), mais surtout de développer un thème auquel un certain de mes confrères a toujours trouvé matière à controverse. La chose est la suivante : si vous avez suivi les derniers dimanches, si vous accordez une once de vraisemblance à la thèse, si la dette est le ciment du lien humain, alors la tactique de Dieu est de nous endetter continuellement et de nous apprendre à l’accepter. Jésus n’est donc pas venu payer notre dette à Dieu, comme on le dit à souhait, il est venu l’augmenter. À mon avis, c’est ce qui se joue en marge de l’eucharistie. Il y a plusieurs façons de refuser cela : refuser la dette (c’est le troisième serviteur dans la parabole des talents), devenir propriétaire (c’est l’évangile d’aujourd’hui). On peut aussi faire semblant de la rendre et en rire avec Dieu (c’est l’eucharistie).
Deux réponses à une question
Mais d’abord, l’évangile. Et, il faut commencer par la fin et le piège. J’ai l’impression une fois encore que la parabole amène inévitablement les Anciens à donner la réponse qu’ils ont donnée. Que Jésus la raconte de façon à les amener là où il veut les amener. Le Maître de la Vigne se fait tabasser ses premiers serviteurs ; il voit massacrer les seconds ; il voit lyncher son fils unique. Que voulez-vous qu’on fasse à ces fauteurs de rebellions et ces trublions du mauvais genre ? Ne demandez pas à Macron : éborgner les uns, enfermer les autres ne suffira pas. Les Anciens offrent une réponse pleine de poésie (dans la traduction française) :
Ces misérables, il les fera périr misérablement.
Il louera la vigne à d’autres vignerons,
qui lui en remettront le produit en temps voulu.
Ah bon ? On pourrait imaginer aussi que le chagrin l’a tué, qu’il s’est condamné à vivre en réclusion pour avoir été aussi stupide d’envoyer son fils avant l’armée. Qu’au lieu de redonner la vigne à d’autres vignerons (qui dit qu’ils seront plus sages?), il l’a laissé en désolation en se demandant jusqu’à la fin de sa vie : pourquoi continuer à travailler quand on n’a pas d’héritier ? Etc. etc. D’ailleurs, avez-vous remarqué que Jésus ne commente pas leur réponse, qu’il ne la prolonge même pas ? Il offre une autre réponse, sous forme d’énigme. Il cite un psaume équivoque : La pierre rejetée par les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle (Psaume 117). Un psaume qui fait allusion le plus nettement du monde à la résurrection (c’est l’un des plus cités dans le nouveau testament). Matthieu, ici, aurait pu faire comme Jean (mais il n’est pas Jean), en ajoutant : ‘quand il ressuscita d’entre les morts, ses disciples comprirent ce qu’il voulait dire’.
Car, fera-t-il périr misérablement les misérables ? C’est bien ce qu’aurait fait tout homme. Et les Anciens ont bien raison, raisonnant humainement, de donner cette réponse. Et Jésus les y a poussé le plus gaiement et le plus gracieusement du monde par son art de raconter. Mais, Dieu, Lui, fera revenir d’entre les morts l’héritier tué et jeté et — nous savons — qu’il ne le fera même pas revenir pour se venger sur les vignerons homicides mais pour leur faire des accolades joyeux.

La dette de vengeance
D’une certaine manière, cette façon de voir l’issue de cette parabole est en cohérence avec le début de la controverse entre Jésus et les pharisiens. Car toute cette série de parabole commence par les Anciens questionnant l’autorité de Jésus. Et Jésus souleva un piège si gros que les Anciens le virent venir sans soupçonner que c’était le piège qui cachait les autres. Jésus dévia la question de son autorité sur Jean-Baptiste : le baptême de Jean, venait-il de Dieu ou des hommes, demanda-t-il. Les Anciens continuent donc d’une certaine façon à faire montre de convictions venant des hommes alors qu’en face Jésus s’efforce d’élever leurs regards vers le haut.
Et, de ce point de vue, la question de la dette revient sous deux formes dans cet évangile. D’abord, dans la réponse des Anciens. Que fera le Maître de la vigne ? Leur réponse consiste à dire : il se vengera, il payera à ces misérables le prix qu’ils méritent. Or, si le pardon est une façon de remettre une dette insolvable, la vengeance est une façon de ne pas avoir de dettes du tout, une façon de refuser toute dette, une façon, comme dit l’expression, de régler les comptes, de remettre les compteurs à zéro, une façon de rendre le juste prix de l’offense. Œil pour œil veut dire qu’il vaut mieux un village entier de borgnes qu’un village où quelqu’un, ayant ses yeux en place, pourrait veiller sur les autres. Au moins, dans un village de borgnes, tous les hommes sont égaux.

Qu’est-ce qu’un propriétaire?
Mais avant d’apparaître ainsi dans la réponse des Anciens, la question du refus de toute dette apparaît aussi dans l’attitude des vignerons. Il ne faut pas les blâmer entièrement. Le Maître est un riche propriétaire terrien, absent. Il vit ailleurs, on imagine dans un château, et fait travailler ouvriers et métayers au soleil, à planter et à récolter pour se faire remettre à la fin la plus grande partie de la production. Il n’envoie d’ailleurs pas de messagers pour surveiller, pour prendre des nouvelles… Ne l’intéresse que la récolte et sa part, pour continuer à vivre sa vie de château. Il suffit d’imaginer que l’essentiel des auditeurs de Jésus ce jour-là (ceux précisément qui étaient allés écouter Jean-Baptiste et qui étaient de petites gens) pour se dire que tout le monde n’a pas pris pour mauvais ce que les vignerons, excédés, ont froidement mis à exécution.
Mais la question aurait été simple si les vignerons cherchaient simplement davantage de justice : c’était le cri des ouvriers de la première heure. Mais ici, on n’en est plus là. La question est passée au stade supérieur : les vignerons veulent s’approprier la vigne. Ils voulaient en devenir propriétaires. Or, qu’est-ce qu’un propriétaire ? C’est, au moins, celui qui n’a plus de dettes à payer. Tant que vous n’avez pas totalement remboursé votre prêt, la banque est toujours propriétaire de votre maison (vous pouvez prier pour qu’elle fasse faillite et que personne ne la rachète, ça serait l’équivalent de tuer le maître et son héritier). Devenir propriétaire, c’est donc arrêter de payer la dette. Vouloir le devenir, c’est vouloir en finir avec la dette.

Et curieusement, de ce point de vue, l’évangile de ce dimanche a une résonance toute moderne. On a souvent cité la phrase de Descartes lançant les humains dans l’aventure des temps modernes : « Nous serons comme maîtres et possesseurs de la nature ». Et pour devenir ces propriétaires du monde, il fallait décréter la mort du véritable proprio de la nature. S’ensuivront la possession coloniale de la terre, c’est-à-dire l’appropriation par la négation des premiers propriétaires, la violence des conquêtes et des massacres coloniaux. Deux siècles après Descartes, Nietzsche dira : « Dieu est mort, nous l’avons tué ». Il n’a pas ajouté : la vigne est maintenant à nous, mais à son époque, c’était chose acquise et faite. Et un siècle après Nietzsche, alors que les dégâts écologiques et humains de ce refus de dépendance par rapport à Dieu se faisaient déjà sentir, Hannah Arendt demandait, perplexe : « L’émancipation qui commença par le refus d’un dieu père dans les Cieux, doit-elle s’achever sur la répudiation plus fatale encore d’une terre mère de toute créature vivante ? »
Notre héritage n’est précédé d’aucun testament
J’étais récemment à la Télévision Togolaise, sur un plateau avec le responsable au Togo de la médecine traditionnelle. Et la question vint de ce que certains peuples, avant de cueillir des plantes, leur parlent et s’excusent d’avance d’avoir à les approcher de la manière dont ils le font. Attendait-on que je condamnasse, du haut de ma soutane, le paganisme ? Je dis que je trouvais la chose tout à fait avenante et pleine de sagesse de reconnaître ainsi la dette que nous avions envers la nature.
Il est une autre phrase, du poète René Char, dans laquelle on a souvent résumé l’esprit de l’époque moderne : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament. » Ça aurait pu être le portrait robot de nos vignerons qui, dans le meurtre final de l’héritier, s’arrogent un héritage sans testament, deviennent propriétaire sans donateur. Eh bien, faut-il apprendre dans le geste du féticheur parlant à la plante, qu’un héritage est toujours précédé d’un testament. Et il m’est arrivé, plus d’une fois, de penser que Hannah Arendt est de connivence avec les féticheurs quand, en l’occurence, elle écrit parlant du désir des modernes de se fabriquer eux-mêmes en laboratoire afin d’être les propriétaires d’eux-mêmes au sens le plus radical :
Cet homme futur, que les savant produiront, nous disent-ils, en un siècles pas davantage, paraît en proie à la révolte contre l’existence humaine telle qu’elle est donnée, cadeau venu de nulle part (laïquement parlant) et qu’il veut pour ainsi dire échanger contre un ouvrage de ses propres mains.
Condition de l’homme moderne, prologue
Arendt est obligée ici d’ajouter une parenthèse pour qu’on ne l’accuse pas de faire de la théologie mais ce qu’elle vient de faire et qu’elle fera encore à la fin de ce beau livre, c’est de répéter en quoi une vie sans dette est littéralement absurde. La modernité de nos vignerons consiste justement, comme chez tous les modernes, à refuser cela — le prix à payer pour cela est toujours la violence.
La reconnaissance de dette
Mais au fond, tout le monde rêve d’être propriétaire, d’être « libre » (l’autre mot d’ordre des modernes), indépendant. Personne ne veut avoir de dette perpétuelle à payer. Et c’est tout à fait compréhensible. Le bien crée une dette qu’on veut récompenser. Le mal en crée une autre qu’on veut faire payer. Toute la vie semble un affairement constant pour équilibrer la balance. Oui. Et pourtant, il y a des dettes — et c’est cela l’enseignement divin — qu’il faut juste reconnaître, sans chercher à vouloir les rendre. La notion de reconnaissance de dettes s’entend ici dans sa polysémie : dans le sens premier d’abord qui consiste à signer en bas d’une feuille pour reconnaître ce qu’on doit, et le second sens (moins évident) qui consiste à être reconnaissant pour la dette ainsi reconnue.

Je pense que dans l’eucharistie, il y a tout cela qui se passe. La chose demanderait plus d’élaboration et je ne veux pas être exagérément long. Le coeur de tous les sacrements, à mon sens, c’est ce que nous y apportons : un homme au baptême, une maladie dans l’onction des malades, nos péchés dans la confession, l’amour humain dans le mariage, etc. Dans l’eucharistie — mais cela pourrait être appliqué mutatis mutandis aux autres sacrements — nous venons littéralement rendre au Seigneur ce qu’il nous a donné. Dans le pain et le vin, fruits de la terre et du travail des hommes, nous reconnaissons la dette que nous avons envers lui. Mais nous venons les lui rendre… Comme si dans un geste de défi et de lassitude, comme le troisième serviteur de la parabole des talents, nous venions lui dire :
“Seigneur, je savais que tu es un homme dur : tu moissonnes là où tu n’as pas semé, tu ramasses là où tu n’as pas répandu le grain. je suis allé cacher ton talent dans la terre. Le voici. Tu as ce qui t’appartient.”
Bref, Seigneur, ne le prends pas mal, mais je ne veux rien à voir avec toi. Prends ce pain, prends ce vin et laisse-moi me reposer, f*s-moi un peu la paix. Et le Seigneur que tout cela fait rire du coin des lèvres, le prend (sans rechigner), le rompt et… le redonne, cinq secondes après. Et il prend bien soin de faire en sorte que ce qu’il nous redonne soi si grand, si large, si immense que nous soyons à jamais incapables de le rendre. Nous donnons du pain, il donne le corps du Christ — ce que tous les efforts du monde ne suffiront jamais plus à rendre. Au blé, au soleil et à la pluie reçus, nous payons en retour avec le pain. Bien. Mais au corps du Christ reçu, avec quoi payerons-nous la dette ? Justement, elle n’est pas à payer : elle est à reconnaître, au deuxième sens, dans la joie et l’action de grâces. Faisant de l’eucharistie, le lieu où nous chantons et dansons notre endettement éternel. Bref, l’oeuvre de la rédemption ne serait pas, comme on le dit et le redit dans une certaine théologie que Jésus ait payé notre dette à notre place. Au contraire: au lieu de rembourser la dette encourue par Adam envers Dieu, il est venu l’augmenter, radicalement.
La réponse que donne Jésus fait signe à cette réalité. Les Anciens pensent qu’il faut faire périr misérablement les misérables, effacer ainsi l’affront qu’ils ont fait au maître, leur régler les comptes. La réponse qu’apporte Jésus à sa propre question en citant le psaume renvoie déjà à ce don surabondant de la résurrection qui, au lieu d’équilibrer les assiettes, les fera déborder, au lieu de faire un village de borgnes, rendra la vue même aux bourreaux, ouvrant les coeurs à l’apprentissage du régime de la surabondance.
Imaginez que le fils tué, meurt et ressuscite. Et qu’il revienne dans la vigne. Et que métayers, vignerons et ouvriers se tiennent la tête, réfléchissant comme les Anciens et se disant on est cuit. Et imaginez qu’au lieu de les exterminer par le feu du ciel, il se les réconcilie, et entreprend de cultiver la vigne avec eux sur de nouvelles bases. Imaginez ces vignerons ainsi endettés, mais heureux. Il revient pardonner, il revient remettre les dettes. Voilà la pierre rejetée par les bâtisseurs, devenue pierre d’angle. « N’avez-vous jamais lu cela ? »
Dear Leo,
I like how you are challenging events ; biblically as well as comparing with today ‘s events.
I think the quote on Cartesio n Nietzsche says it all.. although as you know history took control on thenm as well..
Dario,
You’re right. And history may here be the name of God. He always ends up winning the battle…
Waouuhhh…. C’est comme un bonbon spirituel (doux et amer en même temps) de vous lire 😅.
Haha,
Pour un compliment, c’en est vraiment un! Merci et que Dieu vous bénisse…
Nous n’avons jamais lu cela. Et surtout Jamais compris pourquoi Jésus quitte le sujet des vignerons pour invoquer la pierre rejetée. Le titre de ce billet est très édifiant à la fin, ie quand on finit de vous lire. La pierre rejetée ne de vengera point. Merci beaucoup pour cette catéchèse
Audrey,
La Parole de Dieu est un baobab: un seul ne l’étreint point, mais à plusieurs, la grâce circule. Merci pour tes retours, pour tes commentaires et ta lecture fidèle.