Le temps de Pâques est serré et abondant à la fois. Les trois jours du triduum ne sont pas trois jours. C’est un jour sans fin. Vous avez d’ailleurs déjà remarqué cela dans la liturgie : elle commence par le signe de croix de la messe de la cène le jeudi et le signe de croix conclusif ne vient qu’après la messe de la vigile pascale. C’est donc comme un jour qui n’en finit plus, un temps qui fait espérer, à en mourir, la résurrection. En lieu de méditations soigneusement découpées, voici des pensées pour Pâques qui essaient d’habiter ce temps que nous venons de vivre.

JEUDI SAINT. LA FORCE DU “PAR CONSÉQUENT”

Dans l’évangile du Jeudi saint, Jésus pose deux grands gestes: il lave les pieds de ses disciples et il les invite à sa table, à partager son pain.

Le plus grand commandement ?

C’est l’un des leitmotive chrétiens favoris : le Christ a accompli la Loi. Et, en l’accomplissant, il l’a ramenée à deux commandements essentiels. Mais lesquels ? Il n’est pas sûr que sur ce point, les évangélistes soient d’accord. J’ai l’impression ici encore que Jean (toujours lui !) fait bande à part. Pour Matthieu, Marc et Luc, on le sait, les deux plus grands commandements seraient les suivants : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force et Tu aimeras ton prochain comme toi-même ».

Jean me semble (mais c’est juste mon impression), il me semble aller dans une direction tout à fait différente. Il résume le commandement nouveau de cette façon (et c’est là que tout cela rejoint l’histoire du jeudi saint) : « Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres ». Autrement dit, chez Jean, les deux commandements accomplissant la Loi sont les suivants : « Tu te souviendras que Dieu t’a aimé et tu aimeras ton prochain de la même manière ». Avant même de te demander pourquoi aimer ce gars qui ne t’inspire que de la haine, et afin d’y arriver, tu te souviendras d’abord que Dieu t’a aimé en premier.

La force du par conséquent

S’il fallait résumer l’esprit de cette fête du jeudi saint en deux phrases, je dirais  donc les deux choses suivantes qui sont comme les deux poumons de notre respiration chrétienne. La première et la plus importante est la suivante : Dieu nous a aimés alors que nous n’étions pas aimables du tout. La seconde s’énonce comme suit : par conséquent (et il est d’une haute importance cette locution), nous devons aimer notre prochain surtout lorsqu’il n’est pas du tout aimable. Nous oublions souvent la première de ces vérités.

Le premier commandement des chrétiens, ce n’est pas tu aimeras le Seigneur ton Dieu. Tu, tu, tu… comme si tu étais si fort. Non, non, non. C’est bien plutôt Le Seigneur ton Dieu t’a aimé alors même que tu avais une sale gueule. Formulée ainsi, vous comprenez pourquoi ça n’est pas agréable du tout. Dieu a tellement aimé le monde qu’il lui a donné son propre fils, et lui il aima les siens et, à la veille de sa mort, il les aima jusqu’au bout. Voilà pour le premier.

Mais nous oublions également le « c’est pourquoi » dans la deuxième phrase : Parce que Dieu t’a aimé alors que tu n’étais pas aimable, tu peux essayer à ton tour d’aimer ton prochain surtout lorsqu’il a une sale gueule. Autrement dit, nous les chrétiens nous ne sommes pas invités à aimer le monde parce que par nature nous serions gentils, par nature généreux, par nature débordants de bonté. Non, non, non. Nous devons aimer parce que nous sommes aimés en premier, tels que nous sommes.

Judas était à la première messe du monde

Ce sont les deux choses qui me touchent le plus particulièrement dans la liturgie du jeudi saint. Prenez d’abord la première et la plus importante et imaginez ceci. Vous avez un ami d’enfance, très proche de vous, avec lequel vous avez fait les quatre cents coups pendant des années. Puis à un moment, ça s’est gâté. Et il vous en veut à mort et vous savez que, à la première occasion, il n’hésitera pas à mettre du poison dans votre coupe de champagne et vous envoyer à trépas. Entre temps, vous avez rencontré un bel homme ou une belle femme et vous organisez votre mariage. Dites-moi, franchement, votre fameux ami, allez-vous l’inviter à votre mariage ? Vous savez qu’il va sûrement vous empoisonner, allez-vous l’inviter et le faire asseoir à la table d’honneur à côté de vous. Non, non, non.

La sainte Cène du jeudi saint

C’est pourtant ce que fait Jésus ce soir. Il invite ses amis pour son repas de noces mais à la table il invite aussi Judas. Il connaît celui qui va le trahir, il le sait. Et pourtant il l’invite aussi à la fête. Voilà ce que ça veut dire que Dieu nous aime malgré le fait que nous ayons une sale gueule. Je sais, vous allez me répondre : Oui, nous ne sommes quand même pas Judas. Je répondrais : ah ouais, qui donc êtes-vous ? Vous êtes Pierre ? Eh bien, ce n’est pas mieux : l’un a trahi mais l’autre s’est laissé inquiéter par un simple chant de coq. Vous êtes Thomas ? À la résurrection de Lazare, Thomas était prêt lui aussi à mourir avec Jésus. Quand l’heure a sonné, on ne l’a plus vu. Même Jean le disciple bien-aimé, avant d’apparaître soudain sous la croix, il s’était sûrement mis à couvert pendant qu’on giflait et crachait sur son maître. Judas, Pierre, Jean, Thomas, tous ceux qui étaient réunis à ce grand dernier repas de Jésus, sont des gueules cassées. Je doute que nous soyons meilleurs qu’eux. Et c’est précisément là le mystère, nous ne sommes pas du tout aimables, mais Dieu nous aime. Quelle délivrance, quel bonheur, quel immense souffle soudain et nouveau.

C’est pourquoi…

C’est pourquoi — et c’est important ce « c’est pourquoi » — en nous levant de là, nous pouvons essayer d’aimer ceux qui nous entourent et, de temps en temps, de tendre la main à ceux parmi eux qui ne sont pas aimables du tout. Malgré notre indignité et nos pieds sales, Dieu s’est abaissé pour nous les laver et les nettoyer. Quand nous nous relevons de là et que nous voyons un homme qui a les pieds sales, nous ne pouvons plus vraiment dire ça ne me regarde pas. Et sur cela, on peut prêcher longtemps. Ça ne vaudra pas, pour moi en premier, de se lever et d’essayer.

VENDREDI/SAMEDI SAINT. FÉCONDITÉ DE L’ABSTINENCE

Le Christ est mort. Que peut-on dire ? que peut-on ajouter ? C’est la question large et sans issue devant laquelle nous place le silence du vendredi et du samedi saint. J’ai tenu à célébrer la seule liturgie de ce temps sans fin (l’adoration de la croix — et je précise que c’est adoration et non vénération, on en reparlera un jour) en l’emplissant de larges plages de silence. C’est ce que requiert ce jour sans fin et sans issue. Se taire non pour écouter parce qu’il n’y a rien à entendre. Se taire… et trouver la fécondité de ce geste « négatif ». Alors, disons deux choses.

L’absence de Dieu

La première, c’est de prendre conscience que Dieu n’est pas là tout le temps. Le Dieu des chrétiens ne peut pas être là tout le temps. Il y eut un moment dans l’histoire, il y a encore des moments dans l’histoire, il y eut un moment dans la vie des hommes, il y a encore toujours des moments dans la vie des hommes où Dieu est absent. Mort, parti en voyage comme dit souvent l’évangile. Des moments où notre prière cogne au ciel sans réponse, des heures où la vie n’offre aucune issue, des passages où tout semble bloqué et où Dieu lui-même ne répond pas. Mais même ce « négatif » a une fécondité qu’il s’agit d’entendre.

Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? Ce que nous enseigne le vendredi/samedi saint, c’est que ce cri de désespoir n’est pas contre la foi. Ce cri n’est pas à côté de la foi. Ce cri n’est pas étranger à la foi. Ce cri appartient aussi à la foi et le « aussi » est le plus important dans cette phrase. Pour beaucoup d’hommes et de femmes dans le monde, l’apparente impuissance de Dieu devant le mal, son apparent silence devant l’injustice, son apparente indifférence devant les catastrophes, tout cela ne peut siginfier qu’une chose, c’est qu’il n’existe pas. Pour eux donc, l’expérience de l’absence de Dieu est contre la foi.

Pour nous, et c’est en cela la différence, cette expérience qui nous arrive souvent et qui nous fait aussi mal qu’il leur fait mal, pour nous, n’est pas contre la foi. Comme dirait le philosophie Fabrice Hadjadj, le christianisme a depuis longtemps anticipé sur l’athéisme en l’enserrant et en le vainquant. L’expérience de l’absence divine appartient aussi à la foi, elle l’habite, la fait parfois souffrir, la menace mais elle lui appartient, comme lui appartient également la joie qu’elle promet. La croix et la résurrection ne sont pas des opposés. Ce sont des jumeaux qui nous accompagnent dans la foi, qui nous accompagnent dans la vie.

L'athéisme vaincu

La fécondité du négatif

La deuxième chose qu’on peut oser ajouter à cela, c’est que nous sommes appelés à voir la valeur de ce qui n’est pas positif. C’est une mode répandu aujourd’hui de penser positif. Je trouve ça important de ne pas être des hommes et des femmes qui broient du noir toute la journée. Mais ce que nous dit la croix et le silence est également la chose suivante : lorsque Dieu parle, c’est bien ; mais lorsqu’il se tait, ce n’est pas forcément mauvais. Ce que Dieu fait est bon ; mais ce qu’il s’abstient de faire est également bon. C’est cela que j’appelle la valeur de ce qui n’est pas positif.

Ce que je fais est bon ; mais souvent ce que je m’abstiens de faire peut être meilleur. La parole de consolation que je dis peut être bonne ; la parole d’insulte que je m’abstiens de dire est peut-être meilleure. Et souvent, nous ne voyons pas ce second aspect de l’existence. La croix nous y invite. Dans la croix, Dieu s’abstient de venir au secours de son fils. Mais si nous attendons un peu, jusqu’à demain, jusqu’à dimanche, nous verrons que ce n’était pas si mauvais qu’on pouvait le penser à première vue.

DIMANCHE DE PÂQUES. AU LIEU DU JARDIN

L’histoire de Marie-Madeleine, qu’on lit le jour de Pâques, est très touchante. Marie en pleurs, tellement aveuglée par sa peine qu’elle prend Jésus pour un jardinier. Mais cette méprise est peut-être la clef même du récit de saint Jean. Une femme, un homme, les deux dans un jardin, avec l’interdiction de toucher à une certaine chose, tout ça ne vous rappelle rien ? Bingo, c’est l’histoire du jardin d’Eden, c’est l’histoire des origines de la création, c’est l’histoire d’Adam et Eve qui est ici remaniée et rejouée et, disons, accomplie. Car la résurrection du Christ, c’est le début d’une création nouvelle, une création enfin libérée de ce péché et de cette mort qui avaient marqué la première création. D’où deux ou trois choses dans cet évangile.

Ne touche plus à l’arbre, abstiens-toi

D’abord, donc, le fait que Marie-Madeleine prenne Jésus pour le jardinier est plus qu’intéressant. Ça veut dire qu’on est en plein milieu d’un jardin. Ça rappelle donc le passage biblique que l’on lit à la veillée : Adam et Eve, créés à l’image de Dieu et placés dans le jardin d’Eden. Ici, on se retrouve dans un autre jardin. Et il y a même des anges. Rappelez-vous qu’après le péché de nos premiers parents, Dieu avait également mis des anges qui interdisaient l’accès au jardin. Et comment, dans le nouveau jardin, et c’est la grâce de la résurrection, les anges ne barrent plus la route. Au contraire, ils invitent de nouveau à entrer dans le jardin de vie d’où nous avions été chassés.

Marie-Madeleine veut toucher Jésus
Par Raphaël Mengs — [2], Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=45650971

Deuxième chose, au milieu de ce jardin, le Ressuscité représente le nouvel arbre de vie, c’est lui l’arbre nouveau planté, vivant au milieu de ce jardin. De nouveau, comme jadis dans l’autre jardin, la femme veut toucher à cet arbre. Eve avait été trompée par le Serpent, en l’absence d’Adam, et elle avait touché l’arbre et mangé de son fruit et voilà le péché. Mais ici, dans ce jardin nouveau, le nouvel Adam c’est-à-dire le Christ, aide la femme à ne pas toucher à l’arbre de vie. Ne me touche pas, dit Jésus à Marie. Ne touche plus à ce fruit défendu qui ne peut apporter que la mort. Ne succombe plus à la tentation du serpent, parce que le serpent a été vaincu. Je suis ressuscité, j’ai vaincu le serpent, ne touche plus à l’arbre. Voilà ce que je disais plus haut de la fécondité du négatif, de la grâce du vendredi/samedi saint.

Un homme, une femme, des enfants ?

C’est donc un nouvel Adam et une nouvelle Eve que symboliquement Jean nous met sous les yeux. Et curieusement, au lieu de placer ce récit au commencement comme le livre de la Genèse, il le place à la fin. Mais c’est parce que la résurrection est un nouveau commencement. Et vous savez, si vous êtes lecteurs de ce blog, que cette scène de la rencontre du Christ et Marie-Madeleine dans l’évangile d’aujourd’hui fait partie d’une longue chaîne. Elle est la dernière d’une série de rencontre de Jésus avec des femmes. Ça commence par l’épisode des noces de Cana où Jésus est face à  sa mère. Puis deux chapitres plus tard, sa rencontre avec la samaritaine. Puis la rencontre avec la femme adultère, avec les sœurs de Lazare, avec la femme/Marie qui lui verse du parfum sur les pieds et l’essuie de ses cheveux, pour finir avec la rencontre de ce matin.

Dans tous ces récits, Jésus fait un miracle qui permet au peuple de croire en lui. On dirait donc que ces femmes lui engendrent des fils, qu’elles lui engendrent des disciples. Ça commence à Cana avec les disciples qui, après le miracle de l’eau changé en vin, crurent en lui. La Samaritaine, elle, réussira carrément à convertir tout un village. Pour la femme adultère, c’était plus compliqué. Il y avait également un peuple rassemblé pour la lapider, et on comprend qu’elle n’ait pas pu réussir à le convertir. Après la résurrection de Lazare, les Juifs crurent en Jésus. Etc. Ces femmes donc, on dirait que Jésus ne les rencontre pas par hasard. Dès qu’il les rencontre, elles engendrent, de façon mystique, des enfants pour le royaume.

Les enfants du Ressuscité

La question est donc : à quoi ressemblent les enfants du Ressuscité ? Les enfants que le Ressuscité et Marie-Madeleine font ensemble ? (Je tombe dans la théorie du complot là en laissant croire que la Madeleine et Jésus ont eu des enfants ! Symboliquement parlant bien sûr et puis remarquez que je ne parle pas de Jésus et de Marie-Madeleine, mais du Ressuscité et de la femme).

Jésus est donc ressuscité afin de faire naître un nouveau peuple, le peuple de ceux qui croient en lui, le peuple de ceux qui croient sans avoir vu. C’est-à-dire vous et moi. Avouez que nous aurions aimé avoir été là, pour sentir la terre trembler, voir le tombeau s’ouvrir et nous prendre la splendeur du Ressuscité en face. L’évangile d’aujourd’hui vient décevoir ce désir. L’évangile d’aujourd’hui nous dit ceci : même ceux qui étaient là, même ceux qui ont vu de leurs yeux, n’ont rien vu, ils n’ont rien compris. Regardez Marie-Madeleine, elle connaît le Christ, elle a vécu avec lui, elle l’a vu de ses yeux. Et pourtant, elle le prend pour le jardinier. Et ça veut dire ceci : même si nous avions été là, nous n’aurions rien vu de nos yeux. Ce qu’il nous faut, ce n’est pas voir, c’est entendre.

Homélie Pâques 2023
Par Laurent Jerry — Photographie personnelle, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=86524038

Marie Madeleine ne voit rien. Puis Jésus dit son nom Marie et c’est seulement alors que ses yeux s’ouvrent. Les yeux de Marie ne voient rien : elle prend les anges pour des flâneurs et Jésus pour un jardinier, confirmant ainsi malgré elle que, devant ce fait singulier, on n’en croit pas ses yeux. Il ne lui reste donc qu’à écouter, à s’entendre appeler: “Marie!”, à tendre l’oreille. La génération de croyants que représente Madeleine ne verra pas, ne pourra pas toucher : il lui faudra faire confiance à ce qu’elle entend raconter. La foi lui viendra par l’écoute (Rm 10,17). Une amie m’a envoyé cette phrase dimanche : « Nous ne l’avons pas vu ressuscitant ; mais nous faisons confiance à ceux qui l’ont vue ressuscité ». Voilà une façon théologique de présenter les vœux de Pâques. Car l’écoute dépend de la confiance faite à celui qui raconte et la foi possède son propre mode de preuve qui dit : Je l’ai entendu dire, certes, mais je suis prêt à y gager ma vie. La foi n’est pas tant le fait de voir ou toucher le Ressuscité que le fait d’être « touché » par ceux qui racontent son histoire.

C’est ce que met en scène admirablement cette hymne de Pâques que j’aime beaucoup: (il existe une version française “Il est vivant, tu l’as vu la première, parle Marie de Mandala”, dont je n’ai pu trouver aucune interprétation satisfaisante sur YT)

2 Comments

  1. Comme toujours, vos billets sont de véritables catéchèses pour nous Chrétiens de dimanche qui ne prenons plus la peine de lire et de relire les textes bibliques. Je suis toujours impressionnée par votre capacité à lier certains événements des évangiles comme exemple tous ces enfants qui naissent des rencontres de Jésus et des femmes ou encore le lien entre le jardin d’Éden et le jardin du mâtin de Pâques. Je pourrais affirmer aujourd’hui que vous êtes partis pour succéder dignement à Marie Noëlle Tabut avec cohérence des lectures du dimanche.

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