Un Ressuscité n’a pas faim. Il n’a pas besoin de manger. Mais Jésus ressuscité aime du poisson. Il laisse le pain aux disciples d’Emmaüs, mais le poisson… il en mange à la fin de l’évangile de Luc. Il en mange à la fin de l’évangile de Jean. Ça laisse spéculer sur l’appétit du Ressuscité ! Voici ma théorie.
Manger ou être mangé ?
Il y a une chose sur laquelle nous n’insistons souvent pas assez. C’est le fait suivant : dans l’eucharistie, ce n’est pas nous qui mangeons Jésus. C’est Jésus qui nous mange. Je ne dirai pas la chose de cette façon à des enfants de première communion, par peur de les effrayer. Mais, en réalité, c’est ce qui se passe. Nous prenons le corps du Christ, mais c’est Jésus qui nous prend en lui, qui nous assimile à son corps, qui transforme les uns en bras, les autres en oreille, les autres en jambes de son corps qui est l’Église, comme dit justement saint Paul.
Si vous gardez cette réalité devant les yeux, il y a quelque chose qui devient soudain curieux : c’est le fait que la seule chose que Jésus mange après sa résurrection, comme on le voit dans l’évangile d’aujourd’hui, c’est du poisson. En réalité, le Ressuscité n’a pas faim ; il n’a pas besoin de manger. Et d’ailleurs, quand il rompt le pain pour les disciples d’Emmaüs, ça ne l’intéresse pas d’y gouter. Par contre, après sa résurrection, dès qu’il trouve du poisson, Jésus se jette littéralement dessus et donne libre expression à son appétit. Pourquoi ?
Jésus ressuscité aime du poisson
Ce repas de poisson qu’il se permet dans l’évangile d’aujourd’hui me rappelle la pêche miraculeuse qui est la première rencontre de Jésus avec les disciples dans l’évangile de Luc. (Le repas de poisson a lieuaussi dans l’évangile de Jean ; Jean qui, peut-être bien à propos place la pêche miraculeuse après la résurrection, directement suivie du repas.) Mais revenons à Luc. La première rencontre de Jésus avec les disciples chez Luc se passe donc autour d’une histoire de poisson. Et curieusement, sa dernière rencontre avec eux (l’évangile d’aujourd’hui) implique de nouveau le poisson. La première fois il ne le mange pas ; les disciples et lui laissent tout sur le rivage et s’en vont. La seconde fois, il en mange et copieusement. Je me demande si ces deux histoires de poisson n’ont pas en commun un lien secret. Dans tous les cas, ce détail que partagent ensemble dernière rencontre et première rencontre m’intrigue.
La clef d’interprétation me paraît simple. Le poisson, ce sont les disciples. Après la pêche miraculeuse, il est promis aux disciples qu’ils seront désormais des pêcheurs d’homme. Les poissons qu’ils attraperont seront désormais ceux qui croient au nom de Jésus. (C’est la mode d’ailleurs maintenant, et je la trouve juste, de coller un poisson sur la voiture pour montrer qu’on est chrétien.) Dans ce sens, le poisson de la pêche miraculeuse a été laissé derrière peut-être pour une simple raison : il ne pouvait pas encore être mangé, ni par le Jésus d’avant la résurrection, encore moins par les disciples eux-mêmes. Les disciples ne peuvent être des poissons et manger des poissons : ça serait se manger, se dévorer les uns les autres et s’entredéchirer. C’est un repas qui est réservé au Ressuscité et à lui seul. Et ceci, afin que nous devenions son corps. Nous sommes son corps, non pas son corps historique, mais son corps ressuscité, son corps-Eglise. Il nous digère, nous assimile, nous transforme en son corps de Ressuscité pour que nous participions à sa vie. Nous sommes le corps du Christ, comme dit saint Paul. Et les poissons que nous sommes sont mangés et assimilés pour devenir membres de son corps. Ce repas copieux ne pouvait donc avoir lieu qu’après la résurrection.
Relever le corps mal en point
Mais je pense que Jésus mange à ce moment-làaussipour une deuxième raison. Ce corps était justement en piteux état après la Passion. Avec la Passion, ce corps que formaient ses disciples était dispersé, disloqué, en débris épars. Ce corps a été détruit par la trahison qui a fait irruption parmi les disciples. Par le reniement qui a pris le dessus. Par la fuite qui a couronné la lâcheté. Par le doute qui est rentré dans les rangs. Les disciples d’Emmaüs sont partis de leur côté. Marie-Madeleine, larmoyante, n’y voit plus rien. Thomas a abandonné les autres ; il est sorti fumer sa cigarette, le coeur plein de tristesse.
Bref, le corps de Jésus, le corps que forment les disciples, les poissons, pour ainsi dire, étaient dispersés, divisés, meurtris et mourant sur le rivage. Il fallait réparer ce corps, le recoudre, le rassembler de nouveau, refaire le lien entre les disciples. Et c’est à cette tâche que Jésus s’emploie après sa résurrection : les rassembler, leur faire faire communauté, de nouveau, les reprendre dans le même filet. L’enjeu pour Jésus, après la résurrection, est de rassembler et réparer la communauté.

La première et la dernière rencontre de Jésus avec les disciples se ressemblent donc drôlement. Le matin de la pêche comme le soir de la passion, les disciples sont démoralisés. Ils ont peiné toute la nuit sans rien prendre et ils reviennent au port, essoufflés et fatigués. De la même façon, après la mort de Jésus, comme on le sent avec les disciples d’Emmaüs, ils sont déçus, désespérés et s’en vont chez eux tout tristes. Dans les deux cas, un inconnu apparaît sur le rivage, un inconnu les rejoint sur le chemin et ce que leur apprend cet inconnu, c’est que pour vivre, il faut être ensemble, dans le même filet, dans la même barque, unis les uns aux autres.
Et je pense que c’est ce qu’il veut signifier par le fait de manger du poisson. Il ne se contente pas de rassembler les hommes en les mettant côte à côte comme des pions posés les uns à côté des autres. Il nous mange, nous assimile pour que nous devenions son corps, pour que nous devenions une communauté. Parce que c’est seulement là, ensemble les uns avec les autres, que Marie-Madeleine retrouve sa joie ; que Thomas retrouve son espérance ; que les disciples d’Emmaüs retrouvent un coeur brûlant ; que Pierre retrouve la confiance.
L’Église du Ressuscité
C’est pourquoi Jésus part à la recherche de ses membres, un à un. Et quand, par hasard, il en rencontre un quelque part, il lui donne une commission pour les autres : Va retrouver tes frères, va l’annoncer à Pierre, va le dire aux autres, va faire communauté. Il va repêcher les disciples d’Emmaüs en route. Il ramène Thomas dans les rangs. Il rassure Pierre. Il console Marie-Madeleine. C’est autant de poissons qu’il mange pour les ramener à l’unité. Manger le poisson, dans ce sens, manger les disciples, c’est les associer à ce moment même à sa résurrection. Les sauver de leur propre mort et de leur propre naufrage pour qu’ils refassent de nouveau l’expérience d’être ensemble, dans laquelle Dieu se rend présent. Il mange les poissons les uns après les autres ; il les assimile, les transforme en son corps.
Et voilà ce qu’est l’Église. Ou plutôt : voilà ce que doit être l’Église. Ce que devrait être l’Église. Ce n’est pas un groupe qui se retrouve tous les dimanches, où chacun prend son bon petit Jésus dans son bon petit coeur et rentre chez lui. C’est souvent ce qui arrive. C’est beau, mais ce n’est pas suffisant. C’est un corps où les poissons se laissent capturer dans le même filet, se laissent manger, assimiler pour devenir les uns le bras, les autres les yeux, les autres les pieds du même corps, et où il leur est interdit de se manger et de se dévorer les uns les autres. C’est ainsi seulement que nous sommes messagers de la vie et non de la mort. C’est ainsi que le Ressuscité au milieu de nous devient une espérance pour le monde.
Du poisson et du ressuscité. Une masterclass comme d’habitude. Merci pour les leçons à tirer de la passion et des apparitions de Jésus après la résurrection par ce qu’il voulait rassembler son église dispersée.