Nous avons commencé le temps dit ordinaire, qui s’appelle aussi le temps de l’Eglise. De l’Eglise, nous parlerons dimanche prochain. Mais ce dimanche-ci, nous confronte, d’abord, à la figure du Christ, à son œuvre de rédemption qui rend possible seulement ensuite de parler de l’Eglise. (En langage technique, il faudrait dire que nous irons, de ce dimanche au dimanche prochain, de la christologie à l’ecclésiologie).

L’agneau ou le bouc?

« Voici l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde ».

J’aimerais ne retenir que cette phrase de l’évangile d’aujourd’hui. C’est un verset très complexe (les plus curieux peuvent lire ceci). Et il suffira largement à nourrir notre méditation. Je poserais, à son propos, deux questions : comment le Christ enlève-t-il le péché du monde, et qu’est-ce donc que le péché du monde ?

Ces deux questions nous ramènent à deux distorsions que nous imposons souvent à ce verset. Il est clair que le Christ est mort pour nous, pour nos péchés et son sang versé, donc l’immolation de l’agneau, est le signe de l’alliance nouvelle, en rémission des péchés (ce sont les paroles mêmes de consécration à la messe). Ce n’est pas là que se pose un problème. Le problème, s’il y a, réside au niveau des schémas mentaux avec lesquels nous interprétons cette réalité.

En premier lieu. Dans l’Ancien Testament, celui qui enlève le péché du peuple, n’est pas un agneau. C’est un bouc: le bouc émissaire (Lév. 16). (Il se peut même, si vous lisez ce livre que je vous recommande, que ça soit même légèrement plus compliqué que ça.) En attribuant cette fonction ici à un agneau, Jean mêle donc très habilement les deux figures pour dire ce qui les unit et ce qui les distingue. Le bouc émissaire, même s’il se trouve chargé des péchés que le peuple confesse sur lui, est toujours lui-même coupable au fond : un bouc, ça pue, ça sent mauvais, et pour cette raison même, ça mérite un peu le fait d’être jeté dehors. Il est naturellement de ceux que l’on jette dehors.

L’agneau, lui, bien que chargé du péché du monde, est, au fondinnocent. Même Jean de la Fontaine le sait qui dit, à la fameuse fable « Le loup et l’agneau » qui ce qui finit par avoir raison de l’agneau ce n’est pas la raison mais seulement la-raison-du-plus-fort. Quoi qu’il advienne par la suite, le procès éventuel de l’agneau ne sera donc qu’une mascarade, rien n’enlèvera cette innocence fondamentale qui le caractérise. Mais alors, pourquoi est-il immolé lui aussi ?

… et de son Père apaiser le courroux…

Vous connaissez cette fameuse chanson de Noël (Minuit chrétiens….) à la mélodie sublime et aux paroles terribles (que détestait mon prof de dogmatique). Elle renferme en germe toute la théologie populaire de l’agneau. Car l’hypothèse classique, et aujourd’hui largement répandue sur fond d’un certain évangélisme, affirme que les péchés des hommes ont suscité chez Dieu une telle colère que ce dernier voulut se venger sur eux (comme jadis, au déluge). Mais alors, puisqu’aucun homme, ni l’humanité dans son ensemble ne pouvait par son sacrifice donner satisfaction à Dieu (il était trop courroucé, vous voyez !), alors le Fils accepta de se donner, à leur place. Et voilà : il a payé pour nous et, pour une fois, son père étant content.

Dans ce récit, l’image du Fils reste sauf. Quelle générosité, en effet, cet agneau qui, tout conscient de sa propre innocence, se livre pourtant ! Un point, pour le Fils. Mais l’image du Père, ce père vengeur et que rien d’autre n’aurait pu apaiser que le sang versé de son fils, cette image finit par ne ressembler en rien à la révélation même qu’en a fait Jésus. On est confronté ici à une sorte d’inversion du sacrifice d’Isaac. Le même Dieu qui, jadis, avait suspendu la main d’un père pour l’empêcher d’immoler son fils, le même, quelques siècles plus tard, n’a pu rien accepter d’autre pour se calmer que de faire immoler son propre fils. Voilà une de ces lectures que j’appelle des distorsions.

Et de son Père arrêter le courroux

et si c’était plutôt le courroux des hommes…

Oui, mais… me direz-vous, l’agneau a quand même été immolé. Et c’est ce qu’annonce Jean-Baptiste dès le début. Alors pourquoi l’a-t-il été ? Revoyez les récits de la crucifixion et vous verrez assez clairement ceux que la mort de Jésus apaise. Ce n’est pas le Père que la mort de Jésus apaise, c’est la foule furieuse, criant Crucifie-le, crucifie-le, c’est cette foule, c’est-à-dire nous les hommes en définitive, que cette mort apaise.

Celui qui est si courroucé que seul un sacrifice humain pouvait apaiser, ce n’est pas le Père, mais l’humanité. Le Père est dans le rôle (et Jésus acquiesce) de celui qui laisse faire. Mais il laisse faire l’humanité dans un but précis: dans ce laisser-faire, il révèle le péché de l’humanité (et du même coup, en lui révélant le péché, l’appelle à la justice de la grâce). Cela nous mène à la deuxième question que je posais : quel est donc ce péché que le Père, laissant faire, révèle ? Qu’est-ce donc que ce péché du monde ?

Le bouc émissaire

Le bouc émissaire

En deuxième lieu. Ici encore, nous ne sommes pas à l’abri de distorsions ; et la principale consiste à mettre « péchés » au pluriel comme cela est le cas dans la plupart des missels sauf la traduction française qui a fini, elle aussi, par s’y conformer dans sa dernière révision. (La traduction allemande tient encore bon!) Dans l’évangile de ce dimanche, Jean ne présente pas Jésus comme celui qui enlève les péchés du monde. On pourrait même dire, j’exagère c’est sûr, que le baptême de Jean était destiné sinon à sauver, du moins à avertir au sujet de ces péchés, au pluriel. Jésus, lui, vient enlever le péché du monde. C’est, en tout cas, ce que dit Jean-Baptiste. Mais quel est donc cepéché, singulier ?

Le péché du monde que Jésus révèle par sa mort, c’est précisément l’impossibilité pour nous les hommes de construire un ordre social sans sacrifier des agneaux : il faut que des innocents y passent pour fabriquer un semblant d’ordre. Par exemple, lorsqu’une société traverse des crises, il est de coutume de commencer à en accuser une certaine catégorie de personnes, souvent les étrangers que, pour l’occasion, on range dans une même catégorie, même si, on s’en doute, il y a des innocents parmi eux. Exemple extrême : pour fabriquer son nouveau monde rêvé, Hitler se devait de sacrifier juifs, noirs, gitans et autres. Ou comme il arrive souvent, dans mon pays, où il y a une grosse communauté nigériane : c’est eux qu’on pointe du doigt avec des accusations de toutes sortes.

Voilà le péché honteux que la mort de Jésus révèle : Pilate est convaincu de son innocence ; Caïphe lui-même pressent qu’il n’est pour rien dans les accusations qui pèsent sur lui. Mais pour conserver l’ordre de l’empire de César, ils vont s’entendre pour crucifier l’innocent. Et Caïphe lâche la phrase culte : « il vaut mieux qu’un seul meurt (est-il innocent, on s’en fout) pour que l’ensemble du peuple n’aille à la perdition. »

Voici l'agneau de Dieu qui enlève le péché du monde

Enlever le péché du monde

Si l’on observe la chose sous cet angle, toute une large part du ministère de Jésus devient compréhensible. car ce n’est pas pour rien que durant tout son ministère, tous ces innocents que l’on met dehors comme des boucs puants pour sauver l’ordre politique, cultuel ou social (les prostitués, les lépreux, les publicains), Jésus tente de les réinsérer dans la société de son temps ; il n’y a pas trente-six explications à cela : on les croit coupables, en réalité, ils sont innocents. Ou mieux, ils ne sont pas plus coupables que les autres. Le péché du monde, c’est de faire croire qu’ils sont plus coupables que les autres. Voilà le péché. Et c’est en cela qu’il vient l’enlever du monde. Sa façon première de l’enlever, c’est de le révéler.

Ceux qui tentent de rétablir l’ordre en éliminant les désordonnés, ceux-là n’ont-ils eux-mêmes jamais commis aucun désordre ? Ceux qui lancent la pierre pour supprimer le désordre de l’adultère, ceux-là n’ont-ils eux-mêmes jamais péché ? Dans le procès de la femme adultère (Jn 8), par exemple, Jésus montre que la loi (garant justement de l’ordre) ne peut pas se passer de ce mécanisme : si on allait regarder par-dessous la veste de ceux qui prétendent rendre la justice, on verrait que ceux qu’ils condamnent sont parfois moins coupables qu’eux-mêmes, qu’ils sont encore eux-mêmes plus indignes de la loi que ceux qui tombent sous le coup de la loi. Alors Que celui qui n’a jamais péché jette la première pierre.

Femme adultère

Voilà la chose ! C’est cette réalité qu’on ne voit pas, qui reste caché, ou qu’on connaît mais que personne ne veut nommer, c’est cela qui permet à la loi de continuer à s’appliquer en toute « justice » et de maintenir l’ordre d’une société. C’est pourquoi, lorsqu’il est révélé, la société se disloque, parfois entre en révolution : « ils s’en allèrent (en rang dispersé) en commençant par les plus vieux. » Mais, pour sa part, Jésus ne les disperse que pour les appeler à un nouveau type de rassemblement, une « assemblée » sous un nouveau signe, d’une nouvelle façon, sous le signe de la croix, c’est-à-dire en Eglise, communauté dans laquelle l’ordre est bâtie sur le pardon et non plus sur la condamnation et l’exclusion des pauvres boucs. Mais nous y viendrons la semaine prochaine.

Le nouvel ordre mondial?

Dans l’évangile selon saint Jean, le péché du monde se confond souvent avec le monde. C’est un péché originel au monde, dans le sens où le monde en tire origine. Et le « monde » ainsi entendu, est ce fond sur lequel tient toute époque et chaque société. Il y en a toujours qui sont sacrifiés pour que d’autres soient célébrés. Pour une seule success story, combien de faillure stories? Et vous savez comment on l’explique: s’ils échouent, c’est leur faute. S’il est aveugle, c’est sa faute ou celle de ses parents (Jn 9).

Voilà l’explication type qui fait tenir notre monde, qui permet d’y maintenir un peu d’ordre, de ne pas le faire péricliter. C’est elle qui permet quand un juge vous condamne pour adultère de ne pas lui demander si lui-même n’a jamais commis d’adultère. Son jugement serait vain et l’ordre impossible. Pour que l’ordre règne dans notre pauvre monde d’humain, il faut que ce soit des aveugles qui conduisent d’autres aveugles. Celui qui porte la lumière dans ces ténèbres (Jn 1) devra mourir. Ou plutôt, c’est ce que j’essaie de dire, c’est sa mort même qui apporte cette lumière. C’est en mourant innocent qu’il montrera que les coupables présumés ne sont pas plus coupables que les autres.

En entrant lui-même dans le mécanisme pour en révéler la profondeur, le Crucifié le met à nu, le met au grand jour, le fait littéralement éclater, le « révèle » et ainsi en libère ceux qui acceptent cette « révélation. » Son ordre à lui ne sera plus fondé sur la mise à l’écart, mais il ira tellement loin que, dans l’ordre nouveau qu’il inaugure, il invitera Judas à sa table… Projet fou, projet inouï, projet crucifiant : mais ça s’appelle l’Eglise. Voici l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde.

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