Vous voyez l’image agricole. Et vous savez aussi que Jésus ne cesse de comparer le Royaume (qui pointe dans l’Église) à un grain planté en terre. Il vaut mieux dire dans du fumier. Voilà, selon Matthieu, où commence l’Église. N’est-elle pas elle-même l’allégorie de ceci que la vie renaît de la mort?
Le rêve de Saint François
Une église vide, si longtemps délaissée par les hommes qu’elle est devenue la demeure des chauve-souris et autres créatures rampantes du bon Dieu. Les quelques fenêtres largement ouvertes laissent tout passer: l’air, le vent, la pluie, la neige et quelques oiseaux et leurs crottes. Des bancs dans le désordre. Certains cassés, d’autres gorgés d’humidité.

L’image semble d’une actualité brûlante dans certaines régions du monde. Elle décrit une église en ruine, abandonnée, qui s’est vidée de ses assemblée et qui tombe morceau par morceau. Et pourtant, c’est une image qui date du 13e siècle. Elle décrit (de façon romancée) le rêve de François d’Assise, le rêve à l’origine de sa vocation. Dans cette église, dans son rêve, François se voit à genoux en train de prier. Et il entend la voix de Dieu qui lui dit : Rebâtis mon église.
Le lendemain, François se lève, prend ses outils de bricolage, retourne à l’église, commence à balayer, à nettoyer, à remettre les bancs en ordre… jusqu’au jour où il comprend que l’église qu’il fallait rebâtir ce n’était pas le bâtiment en ruine mais l’Église vivante, l’assemblée des hommes et des femmes qui visitaient cette église-bâtiment.
La (re)naissance de l’Église
Et pourquoi je vous raconte cette histoire ? Ça nous montre que les églises qui tombent en ruine ne datent pas d’aujourd’hui. Mais ce n’est pas sur ça que je veux insister. Ce que je veux montrer, c’est où naît l’Église et où elle peut renaître comme dans le cas de François d’Assise. Où donc naît l’Église ? Où peut-elle renaître ?
Pour aller vite, je dirais que l’évangile d’aujourd’hui nous présente la naissance de l’Église. Et l’Église naît, nous dit St Matthieu, sur une terre désolée : Zabulon et Nephtali, les deux tribus d’Israël qui, les premiers, succombèrent à l’invasion assyrienne et qui représentent, depuis lors, pour les Juifs, des territoires sans espérance. Un jour, précisément dans le contexte du choix des disciples, tel que raconté par saint Jean (1,46), Philippe vient voir Nathanaël et lui dit, avec enthousiasme : nous avons vu le messie, de Nazareth en Gallilée. Du tac au tac, Nathanaël, plutôt sceptique, lui répond : De Nazareth, peut-il sortir quelque chose de bon ? Terre de désolation et de désespérance, voilà où Jésus choisit, en appelant quatre de ses premiers disciples, de faire surgir l’Église.
Fleurir sur du fumier
L’Église naît, véritablement, aux périphéries du monde, nous rappelle le pape François, sur les terres désolées, dans les lieux arides, dans les corps crucifiés : c’est seulement là, lorsque naît soudain une présence, l’attention mutuelle, l’amitié profonde…, lorsque deux ou trois se trouvent non seulement réunis mais en son nom, lorsque, en ces lieux oubliés, quelqu’un soudain fait surgir du nouveau en guérissant maladies et infirmités, alors le Règne de Dieu se fait présent, et l’Église se fait rayonnante.
Cela s’est vérifié jusque dans l’activité missionnaire : quand les missionnaires débarquent en un lieu, en général, c’est dans les périphéries qu’on les loge – avant qu’ils ne les transforme peu à peu en lieux habitables. C’est vrai de Rome, où les cimetières constituent l’un des premiers lieux qui offrent la clandestinité suffisante pour pratiquer la foi.
Le monde s’effondre, un des plus célèbres romans africains raconte l’histoire des missionnaires blancs qui arrivent dans un petit village nommé Mbanta. Ils demandent une terre pour s’installer. Réaction des anciens du village :
« Ils désirent une pièce de terre pour bâtir leur sanctuaire, dit Uchendu à ses pairs quand ils se consultèrent entre eux. Nous allons leur donner une pièce de terre. Il fit une pause, et il y eut un murmure de surprise et de désaccord. Donnons-leur un morceau de la Forêt Maudite. Ils se vantent de remporter la victoire sur la mort. Donnons-leur un vrai champ de bataille où ils puissent montrer leur victoire. »
Chinua Achebe, Le monde s’effondre
Et on les laissa loin dans la forêt dans un lieu où l’en jetait tout ce que le village considérait comme maudit. Et, peu à peu, les missionnaires transformèrent l’endroit en un lieu de bénédiction. Voilà l’Église, dit encore le pape François, comme hôpital de campagne.
Je vois avec clarté que la chose dont a le plus besoin l’Église aujourd’hui c’est la capacité de soigner les blessures et de réchauffer le cœur des fidèles, la proximité, la convivialité. Je vois l’Église comme un hôpital de campagne après une bataille. Il est inutile de demander à un blessé grave s’il a du cholestérol ou si son taux de sucre est trop haut ! Nous devons soigner les blessures. Ensuite nous pourrons aborder le reste. Soigner les blessures, soigner les blessures… Il faut commencer par le bas
Pape François, entretien avec Antonio Spadaro
L’amour des périphéries
Mais il ne faut pas s’y méprendre comme François et prendre le bâtiment en ruine pour l’Église en ruine. Car les périphéries dont ils s’agit sont d’abord humaines. Pensez à sainte Thérèse de Calcutta, dans les rues pauvres, dans des endroits sales, parmi ces enfants oubliés et abandonnés… Pensez à saint Paul dont la fête de la conversion n’est pas loin, les mains en sang, la désolation qu’il constitue pour lui-même, et l’espérance grandiose qui en renaît – et vous verrez là, la splendeur même de l’Église. Ou à François d’Assise dont les mains quittèrent la pelle et la pioche pour s’occuper des lépreux.
Nous sommes souvent tentés aujourd’hui de chercher l’éclat de l’Église dans la pourpre des cardinaux, sous la calotte des évêques et dans les culottes des prêtres – et cela nous donne l’occasion souvent de nous plaindre de ceci et de cela, de ce qui ne va pas, etc. Certes, nous avons raison de le faire. Non seulement il est bon de leur demander des comptes de temps en temps mais surtout l’on devrait même remercier le monde de nous « prêcher » en retour, cette bonne parole que nous avons souvent tendance à oublier.
Mais il faut prendre garde à ce que cela ne devienne un divertissement que le démon nous offre, une distraction pour nous faire oublier l’urgence de faire Église là où nous sommes, par l’attention et la solidarité envers les oubliés de notre monde, de notre voisinage, de notre paroisse, ceux que l’on est tenté justement de considérer comme des boucs puants et de sacrifier pour le bien-être des bien-pensants. N’oublions pas, en tout cas, que ce sont dans les lieux arides et abandonnés que le Seigneur nous attend pour être l’Église, l’épouse de son Fils.

La Parole qui marche et fait marcher
L’Église naît aux périphéries, nous dit Saint Matthieu dans l’évangile d’aujourd’hui, lorsque l’écoute se fait obéissante. Non pas écoute distraite, mais écoute obéissante de la Parole du Christ. Pierre et André, Jacques et Jean ne se contentent pas d’entendre le Christ parler. Ils obéissent à cette parole, et aussitôt laissant tout, ils le suivirent.
La parole de Dieu n’est pas une parole quelconque ; elle est toujours une vocation, un appel. La Parole de Dieu ne vise pas à nous enseigner des choses, elle ne vise pas à nous rendre plus intelligents : elle vise à nous faire agir, c’est un appel qui réclame une réponse et une réponse qui engage. Et là où cette parole est écoutée et obéie, là où, comme Pierre et André, Jacques et Jean, on se lève pour faire quelque chose à sa proclamation, là commence à naître l’Église.
Le pire reproche qu’on puisse faire à l’Église et le pire reproche qu’on lui ait jamais fait est celui-ci : elle prêche une chose et elle vit autre chose. Et ce reproche tombe souvent juste et se révèle lourd de sens : il veut dire tout simplement que là où la parole de Dieu est proclamée et n’est pas obéie, là l’Église tombe en ruine et se détruit elle-même.
La tentation de l’éclat
Il faut noter, cependant, que Jésus appelle à Capharnaüm dans le bruit d’un port, au milieu de cinquante autres sollicitations, dans le brouhaha des allers et venus, et, là où certains passent à côté, Pierre et les autres entendent et obéissent.
Comme jadis, le Christ continue de passer par les Capharnaum de tous les temps, d’appeler des Pierre, des André, des Jacques et des Jean, mais la peur ou l’attachement aux filets et aux poissons qu’ils rapportent, empêchent tellement de l’entendre et de se mettre à sa suite. Nous voulons tant être tous aux endroits où les choses brillent, où la pêche rapporte, où l’avenir est sécurisé, que nous sommes tentés de délaisser les pays de l’ombre où l’appel de Dieu ne trouve plus d’oreilles.
Mais il ne faut pas trop nous blâmer et il faut reconnaître qu’obéir à la Parole n’est guère facile. Nous n’obéissons qu’à la parole des personnes qui nous inspirent confiance. Celui en qui nous n’avons pas confiance, il est rare que nous obéissions à ce qu’il dit et il est plus fréquent de l’entendre avec une oreille distraite et de le laisser s’en aller en riant dans son dos. C’est banal de le dire mais l’Église naît donc là aussi où l’on fait confiance à Dieu, où on lui fait foi, et où l’on se fait confiance les uns aux autres.

La foi ou l’école de l’abandon
Mais faire confiance à Dieu, comme un enfant fait confiance à son père ou sa mère, suppose que nous ne maîtrisions plus les choses et que nous nous laissions conduire et c’est sans doute ce qui est le plus dur dans l’histoire de nos vies. Pierre se lève, laisse sa barque et se met à la suite de Jésus parce qu’il lui fait confiance. Mais cela veut dire aussi qu’il ne sait pas, qu’il ne sait plus, qu’il a décidé de ne plus savoir où tout ça va le conduire : jusqu’à être bastonné par les chefs des prêtres, et à être crucifié par les Romains, la tête vers le bas.
Faire confiance à Dieu, c’est reconnaître que nos vies ne nous appartiennent pas et accepter de les donner telles que nous les avons reçues, à Dieu, c’est-à-dire également aux hommes, fût-ce nos enfants, un voisin, un malade, un pauvre, etc. L’Église, c’est une série, une myriade de vies données ; à l’exemple du Christ lui-même : qui donne sa vie et renouvelle constamment ce geste dans chaque eucharistie que nous célébrons.
Faire fleurir le fumier : une allégorie de la sainteté
Pour finir, on doit ajouter ceci : ce qui nous intéresse pourtant, ce n’est pas l’Église. C’est ce que l’Église rend possible pour nous. Et c’est qu’elle rend possible, c’est la sainteté. Les saints, vous le savez, ne se sont jamais occupés de changer l’Église, de la réformer. Ils se sont souvent occupés de se changer eux-mêmes, d’être fidèle au Christ, d’écouter sa parole dans l’Église et de lui obéir, c’est-à-dire de se convertir et c’est de leur conversion que surgit cette beauté de l’Église que nous contemplons sur leur visage.
En dernier ressort, l’Église vit donc de convertis. Là, où il n’y a plus de conversion, l’Église est morte. C’est pourquoi la première annonce de Jésus nous appelle à cela : convertissez-vous, car le Royaume de Dieu est tout proche. Et l’enjeu du royaume sera, bien sûr, on le disait ici, de verser de l’abondance dans nos précarités. Certes, c’est sur la terre désolée que le Seigneur nous appelle : mais il veut que nous en fassions, avec son aide, une terre d’allégresse, de joie, resplendissante de lumière. Et la conversion est ici entendue comme ce qui fait passer de l’une à l’autre, d’un régime de précarité à un régime d’abondance.
Et c’est pour cela que l’Église nous est donnée. Donnée, dit Jean-Luc Marion, comme « une machine à laver du linge sale pour qu’il en sorte des saints », une machine à faire pousser des fleurs exquises sur du fumier. Quelque chose de bien peut-il sortir de Nazareth ? De Zabulon ou Nephtali?