Il y a une série de tentations qui guettent ceux qui doivent s’occuper des autres, c’est-à-dire, en régime chrétien, tout homme. À tout homme, en effet, est confié « le prochain ». Voilà sa brebis et par rapport à elle, il peut se comporter soit comme un voleur, soit comme un mercenaire, soit comme le bon berger. Mais qui peut ça?

Ezechiel 36 ou Psaume 23?

La liturgie du quatrième dimanche de Pâques est connue comme la fête du bon berger. Jésus est le bon berger, mort pour ses brebis et ressuscité d’entre les morts pour les conduire à la vie. Mais nous ne devrions pas nous arrêter à cette belle image. Car dans l’évangile de ce jour, et dans le chapitre 10 de saint Jean en général, Jésus a certains mauvais bergers dans son collimateur. Il les critique violemment, les écorche sévèrement et leur donne même des noms caustiques (voleurs et mercenaires). (J’ai constaté que la traduction allemande a essayé de faire dans l’euphémisme et de traduire mercenaire par « serviteurs rémunérés », comme c’est beau pour éviter la volée de bois vert qui arrive!). En effet, dans le chapitre 10 de Jean, qui emprunte plus à Ezechiel 36, qu’au Psaume 23, Jésus fait littéralement la fête aux mauvais bergers.

Et cette critique des mauvais bergers, pour actualiser, nous atteint en pleine figure, nous les prêtres (et les autres pasteurs qui traînent par là). Et j’ai toujours pensé que le sermon de ce quatrième dimanche devrait être prononcé par des laïcs, si l’on veut être juste, pendant que la corporation à laquelle j’appartiens serait assise sur les bancs, pour une fois, à écouter religieusement ce qu’ils auraient à nous dire. Mais ne rêvons pas trop ; et n’exagérons pas non plus. Car, en matière de mauvais bergers, il serait également trop facile de limiter la chose aux prêtres. Pour la raison que je ne pense pas que Jésus décrive des personnes spécifiques qui seraient typiquement de mauvais bergers. Il décrit plutôt les tentations qui guettent chaque berger auxquelles l’on peut succomber sans s’y méprendre.

Fils de voleurs !

La première tentation consiste à se comporter comme des voleurs. Le voleur est celui qui utilise la brebis comme un objet. La proximité entre lui et brebis doit être réduite à zéro. Son empathie, également. Quand un voleur vole une brebis à une bergerie, on peut aisément imaginer qu’il ne la gardera pas à la maison pour la chouchouter. Elle pourrait bêler et alerter le voisinage. Le réflexe sera donc de se débarrasser de la brebis le plus rapidement possible, soit en le vendant pour gagner de l’argent, soit en le tuant pour faire la fête.

Pour ce type de personnes, l’autre, le prochain, celui qui par malheur se trouve confié à ses soins n’est souvent qu’une vache à lait. C’est le type de personne qui n’hésitera pas à piétiner les autres, à les utiliser pour son profit ou ses ambitions, à les manipuler… C’est pour ça qu’il doit éviter toute empathie, sinon la souffrance de l’autre deviendrait la sienne propre. Il n’est pas exagéré de penser qu’au vu des situations d’abus dans l’Église, nous ayons plus d’une fois succombé à cette tentation. Quand je dis que Jean 10 s’inspire d’Ezechiel, je pense en rapport au voleur, à un verset comme celui-ci : « Ainsi parle le Seigneur Dieu : On dit de toi : ‘Tu dévores les hommes, et tu prives ta nation de ses enfants.’ » (Ez 36,13).

Bande de mercenaires !

La deuxième tentation est de se comporter comme des mercenaires. Ce sont des personnes qui sont payées pour s’occuper des brebis. La question de savoir qui les paye serait croustillante à creuser. Soit les brebis elles-mêmes et on n’est pas loin de la tentation précédente qui consistera à en faire des vaches à lait. Soit quelqu’un d’autre pour qui les brebis sont précieuses. Contrairement aux voleurs, le mercenaire peut être très proche des brebis. C’est, en fin de compte, son travail ! Mais pas trop : ce n’est que son travail, il ne faut pas abuser. Le positionnement des mercenaires est donc un peu ambigu et Jésus énonce pour eux un test décisif : l’arrivée du loup. Lorsqu’un loup apparaît dans la bergerie, ils s’enfuient et abandonnent les brebis à leur sort. Ils sont donc assez proches des brebis, mais en même temps assez loin pour leur propre sécurité.

La proximité jusqu’à l’identification est donc ce qui détermine l’échelle entre le voleur à un bout, le bon berger à l’autre, et le mercenaire, à mi-chemin. Proximité et identification qui caractérisent le bon berger Jésus lui-même. Il n’agit pas avec nous comme un voleur ou comme un mercenaire. Il est le bon berger. Contrairement au voleur, le bon berger est si proche des brebis qu’il les connaît par leur nom. Contrairement au mercenaire, le bon berger ne s’enfuit pas lorsque le loup arrive, mais il est prêt à donner sa vie, à affronter le loup, pour que les brebis aient la vie.

Que vaut la vie ?

Mais s’arrêter là, ce serait verser trop de morale dans l’histoire. Ça permettrait de vendre quelques mots à la mode comme empathie sans aller plus loin. Le critère décisif, Jésus l’énonce à la fin de l’évangile d’aujourd’hui et il dit même (c’est une chose assez curieuse) que c’est là non pas le commandement qu’il donne mais le commandement qu’il a reçu de son Père. Et ce commandement lui commande de donner sa vie. Et il le répète deux à trois fois à la fin de sa vie. Le bon berger, c’est donc celui qui donne sa vie pour ses brebis. Jusqu’à ce point du sacrifice ultime, tout autre berger est jongleur. Quand j’arrive à ce genre de conclusions, je m’entends souvent dire : oui, mais c’est extrême, ton truc. C’est un idéal trop élevé, nous ne sommes que des hommes. Oui, mais il faut se laisser scandaliser par l’évangile. Il faut accepter de l’entendre jusqu’au point où on s’exclame, comme les gens de Capharnaüm une fois : « Ces paroles sont rudes. Qui peut continuer à entendre cet homme ? »

Certes, c’est exigeant et même mortel. Celui qui enseigne toutes ces belles choses en est mort lui-même. Mais ce n’est pas aussi insensé qu’il n’y paraît. (Après cette messe, je vais baptiser quatre enfants. Et je pense qu’au moment de la naissance de leurs enfants, toutes les femmes font une expérience proche de ce que dit Jésus. On oublie trop souvent, parce que ceux qui n’ont jamais été vraiment malades vantent les succès de la médecine, on oublie pour cela que les femmes pourraient mourir et continuent de mourir en couches. Mais si les femmes y pensaient, si elles voulaient sauver leur vie, si elles n’oubliaient pas une seconde leur propre vie, elles n’oseraient même pas tomber enceintes ou donner la vie à d’autres. Celui qui veut vraiment donner sa vie pour les autres, dit Jésus dans l’évangile d’aujourd’hui, doit être prêt à la perdre. Les mères font ça, c’est suffisant pour montrer que Jésus n’est pas fou en le disant.

L’autre vie, celle du Ressuscité

Il y a, dans la vie, des choses qui sont plus grandes que la vie (biologique). Le voleur ne vole pas les brebis, simplement parce qu’il est méchant. Il les vole parce qu’il veut vivre, parce qu’il veut entretenir sa propre vie et qu’il se dit, qu’il ne voit pas « au-delà » de cette vie biologique et de ses logiques. Le mercenaire ne s’enfuie pas devant les loups simplement parce qu’il n’aime pas les brebis. Si ça se trouve, il a consacré toutes ses énergies à leur bien-être. Mais le loup amène la mort dans la bergerie et devant cette mort, le mercenaire préfère sauver sa peau. Il veut bien faire son travail, mais il veut rester vivant pour le faire.

Ce que Jésus semble donc dire dans l’évangile de ce dimanche est la chose suivante : celui qui a peur de mourir ne fait jamais rien de grand. Celui qui est seulement attaché à la vie, trop attaché à elle, celui-là aura tendance à piétiner les autres pour vivre. En revanche, il y a une autre vie qui commence lorsqu’on a dépassé la peur de la mort biologique et des logiques de vol et de mercenariat que ça nous impose. C’est la logique même de la vie du Ressuscité : il est libéré des besoins, il n’a plus besoin de se nourrir, de se tracasser pour exister : ça le pousse naturellement à ne pas écraser l’autre pour exister, à ne pas piétiner, à ne pas manipuler…

Le plus extraordinaire dans son cas, c’est qu’il a mené ce style de vie avant même sa résurrection. Ceux qui veulent partager cette vie avec lui, c’est eux qu’il invite à se mettre à l’école du bon berger. Il n’y a que lorsqu’on dépasse la peur de cette mort simplement biologique, que commence quelque chose de neuf, d’inouï, d’inédit – qui permet de figurer ce que signifie cette vie donnée, ce corps livré que nous célébrons à chaque fête de Pâques et dans sa mémoire eucharistique. Mais, oui : ces paroles sont dures. Qui peut L’entendre ?

1 Comment

  1. J’aime bien celle là: le dimanche du Bon pasteur, ce serait le tour des fidèles de prêcher pour l’assemblée des prêtres. Je ne veux même pas imaginer ce scénario. Ça finirait très mal. Mais, pour être plus sérieux, ce commentaire est d’une telle qualité que le message délivré est si clair et limpide. Donner sa vie, c’est le début de la vie. Parce que si on a peur de la mort, on ne réussit rien de grand. Alors oui, qu’importe notre situation ou position, nous ne devons pas avoir peur de mourir. Et merci pour avoir invité la maternité dans le débat par comparaison. C’est un exemple très évocateur et pertinent.

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