L’évangile de ce dimanche est mélangé, et pas seulement à cause des démons. On a l’impression qu’il y a plusieurs récits qui se bousculent dans l’ambiance déjà très bousculée qui leur sert de cadre : il y a la scène des guérisons ; puis la scène avec la famille qui commence dès le départ et s’achève à la fin, après avoir pris en soi tel un sandwich, la scène de l’accusation de possession. Et, comme un cheveu sur la soupe, l’affaire du péché contre le saint Esprit. Ce dernier détail semble d’ailleurs tellement tiré par les cheveux que Marc est obligé de nous expliquer de quoi il s’agit : Jésus aurait dit ça parce que les gens aurait dit ça. Et, même après l’explication, on se demande toujours, comme dirait quelqu’un : ok, mais je ne vois toujours pas le rapport.

La grande tactique des biblistes quand on en arrive là, c’est de dire : oui, Marc a voulu combiner plusieurs récits en un seul et il a raté une marche de l’escalier. Il y a un mot technique pour ça : la péricope, récit constituant une unité littéraire. J’évoque le mot ici parce que j’étais à une formation cette semaine qui a commencé par un partage d’évangile et, devant le méli-mélo de l’évangile de ce dimanche, un confrère a ramené ce grand mot pour nous expliquer que Marc aurait mélangé plusieurs péricopes ensemble ou, c’est selon, se serait mélangé les pattes.

Mon introduction est longue mais… j’ai eu de bons profs qui m’ont à la fois appris la technique et appris à ne pas abuser de cette tendance au saucissonnage des textes bibliques. Devant un mélange comme celui d’aujourd’hui, au lieu de reporter la faute sur l’écrivain qui n’aurait pas su ce qu’il faisait, il est toujours mieux de reporter la difficulté sur le lecteur qui peut-être manque des clefs pour entrer dans ce que l’écrivain voulait dire. Et j’ai fini donc par considérer les évangélistes, surtout, comme de grands écrivains qui laissent toujours traîner des codes qui peuvent, parfois, échapper au lecteur et lui échappent presque toujours. Voici donc ce que je repère chez Marc dans la péricope d’aujourd’hui.

Il y a deux questions intimement imbriquées dans l’évangile d’aujourd’hui. La question de la légitimité de Jésus et celle de sa famille : sa famille naturelle (je n’aime pas l’expression de famille biologique) et sa famille, disons, spirituelle.

D’abord, on essaie de discréditer sa parole et son action. Et c’est sa famille naturelle qui commence en l’excusant. Il serait fou. Au Togo, au milieu des années 1970, quand notre pays né en 1960 était adolescent et comme tous les adolescents n’écoutait personne, il y eut un évêque qui voulut faire entendre au pouvoir politique une musique différente et qui fut écrasé dans la tourmente. On le traita bientôt d’opposant et on le convoqua à un procès public au stade. Pour le « sauver », ses confrères, les autres évêques, plaidèrent la folie. Pour le défendre, ils disaient à ses accusateurs presque littéralement : ne prenez pas ses paroles au sérieux, il est un peu…, vous savez!

C’est ainsi que je lis l’intervention de la famille de Jésus dans l’évangile d’aujourd’hui. Ce n’est pas méchant. Ça devient chaud et pour le sortir saint et sauf de là, ils plaident la folie. Mais c’est le pire des cadeaux qu’on puisse faire à un homme sérieux. Le traiter de fou pour pouvoir lui sauver la vie, c’est le tuer sans effort, tuer non seulement son corps, mais aussi son âme… et le rendre donc incapable d’engendrer, d’engendrer une parole. Si Jésus s’était laissé aller à l’excuse de sa famille, il aurait gardé sa vie sauve… mais pourquoi faire, pour quelle vie ?

Ce sont ensuite les scribes qui tentent de décrédibiliser sa parole et son action et renvoyant tout ce qu’il fait à l’œuvre du démon. Oyez, bonnes gens ! Ne l’écoutez pas, ne vous laissez pas emballer. Autrement dit, en cette occasion précise, la famille naturelle de Jésus ainsi que les pharisiens coalisent dans le même rôle : les premiers empêchent Jésus d’engendrer, les seconds tentent de disperser ceux qu’il engendre ; les uns tentent de tuer la poule dans l’œuf, les autres d’envoyer un renard dans le poulailler. (Je sais que les évangiles aiment l’image du berger mais bon… les poules ne nous ont rien fait non plus, surtout que l’Esprit, c’est un oiseau quand même… lol, bien sûr)

Ce n’est donc pas pour rien que l’Esprit saint apparaît soudain dans le texte. Il n’est pas seulement là pour être l’opposé du chef des démons… Il est la mère (ah j’aime cette phrase!) qui engendre les enfants de la nouvelle famille dont Jésus parle à la fin. Il est celui qui permet à Jésus de faire ce que sa famille et les scribes l’empêchent de faire : rassembler une nouvelle famille. Il suffirait de se rappeler ici brièvement du dialogue de Jésus avec Nicodème : la nouvelle famille que Jésus évoque à la fin de cet évangile, est celle de ceux qui sont nés de nouveau, de l’Esprit saint.

Ce qui caractérise cette famille, ce n’est pas seulement qu’elle fait la volonté de Dieu. (D’ailleurs, la fait-elle?) C’est surtout qu’elle prend soin d’être unie; Satan lui, divise certes, mais il n’est pas divisé, loin de là, semble dire Jésus. Ce sont plutôt lesdits enfants de Dieu, famille et scribes qui, au lieu d’être unis face à lui, semblent s’accuser qui d’être fou qui d’être possédé. Ici encore, on peut entendre en écho la prière de Jésus chez Jean, peu avant sa passion. C’est au nom de cette unité que l’opérateur de la division (Satan, diabolos = celui qui divise) doit être ligoté et jeté dehors pour que la maison, la nouvelle famille, tienne debout.

Voilà, je pense, les indices que Marc sème dans son texte, qui en font non pas un mélange informe mais un tout plus ou moins cohérent. Mais de là à dire que tout est clair, il y a un abîme qu’il ne faut pas sauter. Qu’est-ce que ce péché contre l’Esprit saint ? Personne ne sait. On peut imaginer en comparant à ces passages où Jésus parle de scandaliser les plus faibles de cette nouvelle famille (il vaut mieux qu’on leur mette une meule au cou et qu’on les précipite dans la mer…) que ça a quelque chose à avoir avec l’unité de sa nouvelle famille. Et, dans la ligne de ce qui vient d’être dit, on peut conjecturer : c’est peut-être le fait de continuellement vouloir jeter de nouveau dedans ce qui doit être jeté dehors, de donner libre cours dans la maison à ce qui doit y être ligoté. De le faire intentionnellement ? Peut-être.

Mais là, ça deviendrait d’un coup intéressant : la nouvelle famille de Jésus a beau être ouverte à tous, englober tout le monde, dissoudre les liens de sang, elle continue d’avoir un « dehors » qu’il faut éviter de ramener dedans ou simplement ne pas forcément vouloir ramener dedans (cf. chez Marc, la scène de cet homme qui n’appartient pas au groupe mais chasse les démons au nom de Jésus). Ce qui veut dire que toutes les divisions, toutes les séparations, ne sont pas mauvaises. Il y a des divisions diaboliques et d’autres qui ne le sont peut-être pas ? Mais là on rentre sur un terrain où Marc et moi, d’accord sur le fond, on serait peut-être un peu mélangé.

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