Il m’est apparu, en relisant le récit de l’ascension du Christ, la première lecture, combien l’ascension est non seulement une fête triste, mais aussi une fête qui nous impose des interdits. Elle ne se contente pas de nous attrister, elle nous interdit de faire ce à quoi cette tristesse nous porte très spontanément. Triste parce que Jésus nous laisse, ou disons-le sans crainte, il nous abandonne. Si on voulait coller un peu plus à la réalité, les chrétiens devraient célébrer cette fête dans les larmes et dans la tristesse : voilà, le Christ notre espérance que la mort nous avait enlevé une première fois. Comme les disciples d’Emmaüs, nous avions cru que tout était fini, que l’espérance était enterrée, que notre libération était reportée aux calendes grecques. Or, le matin de Pâques, il nous fut rendu, vivant et glorieux. Notre joie était immense alors. Voilà qu’aujourd’hui, 40 jours après cette fête toute lumineuse, une nuée vient le soustraire à nouveau à notre regard, pour l’emporter au ciel ! Voilà une bien triste destinée !

L’évangile de Jean est le seul qui mentionne cette tristesse. Pendant le long discours qui suit la cène et le lavement des pieds, Jésus s’arrête un moment et commence lui-même à plaindre ses disciples :

Je m’en vais maintenant auprès de Celui qui m’a envoyé, et aucun de vous ne me demande : “Où vas-tu ?” Mais, parce que je vous dis cela, la tristesse remplit votre cœur.

Jn 16,5-6


Et, dans le même évangile, devant la perspective d’un Jésus qui répète à souhait qu’il doit s’en aller, qu’il s’en va vers le Père, il y a des désirs spontanés qui naissent chez les disciples. On veut savoir où il va ; on ne veut pas seulement savoir, on veut y être, si possible, tout de suite avec lui. Philippe lui dit alors : « Montre-nous le Père, cela nous suffit ». Ce ciel, cette vie avec le Père, semble si beau quand Jésus en parle qu’on veut y être avec lui. Et c’est la première chose que Jésus refuse à ses disciples, c’est le premier interdit si vous voulez. « Galiléens, pourquoi restez-vous là à regarder le ciel ? »

Il me semble que l’une des tentations permanente des chrétiens, c’est de vouloir être trop tôt au ciel. Ou mieux, de faire comme si nous étions déjà au ciel. De faire comme si nous voulions qu’on y soit déjà. De faire comme si nous étions des célestes alors que nous sommes toujours des terrestres. Ou, pour le dire dans le langage des Actes des apôtres, d’avoir les yeux tellement rivés sur le ciel au point d’oublier que nous sommes encore des Galiléens. L’ascension marque la distance entre Jésus et nous. Lui, il est au ciel. Nous, nous sommes encore sur terre. Et refuser cette condition qui est la nôtre, c’est sombrer dans des contradictions. Le récit des Actes des apôtres révélera toutes ces contradictions.

Je vous donne un seul exemple que nous avons lu à la messe il y a quelques dimanches en arrière. Paul, après avoir persécuté les chrétiens durant la première moitié de sa vie, se convertit soudain sur le chemin de Damas. Et il revient à Jérusalem se joindre à la première communauté chrétienne qui y vivait. On aurait dû s’attendre à ce que la communauté le reçoive avec enthousiasme et avec des Alleluia, gloire à Dieu. Bref, on aurait dû s’attendre à ce qu’ils regardent vers le ciel, et qu’ils agissent comme des célestes. Mais ça ne se passe pas comme ça : tout le monde a peur de Paul, et il est même écrit que certains dans la communauté voulaient lui ôter la vie. Voilà les contradictions qui nous habitent. Et c’est ça que j’appelle être des terrestres. Nous avons du mal souvent à les accepter, mais il faut les accueillir comme des signes de nos limites humaines, de notre condition de terrestres. Cela ne veut pas dire qu’il faut s’installer dans la médiocrité ou dans nos faiblesses. Non. En aucun cas. Cela veut dire simplement qu’il ne faut pas attendre que nos communautés soient parfaites.

Toute communauté chrétienne est une communauté terrestre : en son sein, il y a Judas qui trahit, il y a Thomas qui doute, il y a Philippe qui est impatient, il y a Pierre qui fait tout et son contraire, il y a Jean et son frère Jacques, avec la complicité de leur mère, qui sont toujours là où il y a les meilleures opportunités, il y a ceux qui veulent tuer Paul et il y a ceux qui, comme Barnabé, prennent sa défense, etc. etc. Il y a ceux qui voient cette communauté imparfaite et claquent la porte. Le nombre des sorties d’Église augmente, dit-on, et je ne suis pas en train de juger ou de critiquer ceux qui sortent de l’Église. Il y a de bonnes raisons à cela. Je dis juste que, si c’est sous le motif que l’Église n’est pas parfaite, ni pure, ni céleste, alors c’est que nous devrions tous en sortir. Y rester, c’est accepter qu’elle ait les pieds sur terre, qu’elle soit parfois, malheureusement, empêtrée dans des contradictions, même si son regard est lancé vers le ciel et qu’elle est appelée à se convertir tous les jours.

Une fois qu’on a accepté cette première limite, la deuxième tentation c’est de vouloir savoir l’heure où le Christ reviendra, c’est-à-dire le jour où tout sera parfait. Ok, nous sommes des terrestres, mais quand est-ce que tout ça s’arrêtera, quand est-ce que Jésus reviendra, quand est-ce qu’il y aura la paix dans le monde, quand est-ce que les injustices finiront, etc. Si nous pouvions savoir ça, au moins ça donnerait du sens à certains de nos combats, à certaines de nos contradictions, à certaines de nos peines et de nos enthousiasmes. C’est la question des disciples et là aussi Jésus oppose un refus et un interdit. Il ne vous est pas donné de le savoir.

Etre des terrestres, c’est aussi cela. C’est accepter que tout ne nous soit pas clair et pourtant, dans cette obscurité, faire le meilleur que l’on peut. Faire le meilleur aujourd’hui et laisser à Dieu le soin de lui faire porter les fruits qu’il veut. Voilà ce qui définit l’Église, voilà ce que l’ascension rend possible. Faire sa part, faire ce dont on est capable de toute son énergie, de toute son âme, de toute sa force, de toutes ses capacités… même au milieu d’une communauté qui n’est pas parfaite, ni pure, ni parfois convenable. Peut-être pour une raison simple: si elle était parfaite, elle n’aurait pas besoin de nous.

2 Comments

  1. Je m’en vais maintenant auprès de Celui qui m’a envoyé, et aucun de vous ne me demande : “Où vas-tu ?” Mais, parce que je vous dis cela, la tristesse remplit votre cœur.

    Jn 16,5-6

    Dans la première phrase, Jésus dit déjà où il allait mais pourquoi voudrait il encore que ses disciples lui demande où il va?

    1. Le pire, c’est que les disciples le lui avaient même déjà demandé au chapitre 14. Et la réponse, « vers le Père » n’avait pas satisfait Philippe. Donc il y a des raisons que les disciples n’insistent pas. Il n’y a pas d’autre réponse que celle que donne Jésus là-bas et ici, mais ce n’est pas une réponse. Et, après avoir demandé une fois, les disciples ne demandent plus. Ce ne sont pas des choses surprenantes quand on lit l’évangile comme de véritables conversations entre Jésus et ses disciples. Quand quelqu’un vous donne une réponse qui ne vous satisfait pas, vous arrêtez de poser la question, n’est-ce pas?

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