Dans l’évangile des disciples d’Emmaüs — la finale de St Luc — Jésus chemine avec des disciples égarés et il fait semblant. Il fait semblant de tout ignorer de sa propre crucifixion puis, Luc le dit textuellement, « il fait semblant d’aller plus loin » avant de se faire inviter à rester parce que le soir approche. J’appelle ça sa naïveté et, comme on le voit à cet exemple, c’est une naïveté voulue. C’est de la même naïveté que Dieu fit preuve déjà au commencement, dans le jardin, quand rentrant par la brise du soir (on se demande où il était, mais c’est une autre question), il fait semblant, lui qui sait tout, de ne pas savoir, et demande à Adam : où es-tu ? (voir ici ma recension d’un livre d’Isabelle Bourgeois qui creuse ce filon). En gardant cela en tête, venons-en à l’évangile de ce dimanche.
Qui m’a touché ?
Par deux fois, l’on se moque de Jésus dans l’évangile d’aujourd’hui. Et l’on se moque de lui, tout simplement parce qu’il a l’air un peu naïf. Il traverse une grande foule dans laquelle des centaines, peut-être un millier de personnes le touchent, effleurent ses vêtements, etc. et pourtant il s’arrête, il veut savoir qui l’a touché. Et ses disciples ne se retiennent pas de lui faire remarquer, qu’à vrai dire, ce n’était pas très sérieux de poser une telle question dans de telles circonstances : « Non mais Jésus, tu as vu la foule qui t’écrase ? Mais allô quoi ! » Philippe lui a même peut-être dit : « Maître, tu veux savoir qui t’a touché ? C’est moi qui t’ai touché. La question est réglée, on peut avancer maintenant ? » Oui, Jésus a l’air naïf en tout ça, c’est peut-être même quelqu’un qui a perdu la tête comme disait l’évangile d’il y a trois dimanches et ses disciples se chargent de le ramener à la raison.
Mais au lieu de s’arrêter, Jésus aggrave son cas, comme s’il s’amusait à enfoncer le clou. Car, lorsqu’ils arrivent à la maison où tout le monde pleure, parce que l’enfant est mort, lui gaillardement vient leur dire : « Non, elle est par morte, elle dort ». Alors vous imaginez bien la réaction bien frappée des gens qui étaient là : non seulement les pleureuses professionnelles lui ont demandé d’arrêter de raconter des bêtises de peur de gâcher leur business mais la foule, unanime n’a pas manqué de s’interroger ou peut-être de lui dire : « mais oh là, il faut respecter un peu la douleur des gens quand même ».

Oui, le Dieu de Jésus Christ semble ainsi parfois déraisonnable, naïf comme quand il enseigne de tendre l’autre joue, etc. et combien de fois ne vient-il pas l’envie de le ramener à la raison, de lui enseigner les bonnes manières… Mais la question, évidemment est : pourquoi Jésus s’amuse-t-il ainsi ? Pourquoi s’amuse-t-il à prendre au sérieux ce qui paraît, aux hommes, si dérisoire et à prendre à la légère ce qui leur paraît très sérieux ? Qu’y a-t-il de si important qu’une pauvre femme effleure son vêtement dans une grande foule ? Et pourquoi vient-il dire à des personnes qui pleurent une fille de douze ans qu’elle dort ? Aurait-on eu besoin d’aller le chercher pour faire la différence entre une fille qui dort et une fille qui est morte ?
Naïveté et nouveauté
La réponse à ces questions se trouve quelque part dans l’évangile lui-même. En paraissant naïf, en refusant de rentrer dans nos jeux humains, en renversant les conventions et en les tournant sens dessus-dessous, Jésus réussit à faire voir ce que nos yeux refusent de voir, à faire percevoir les choses importantes à côté desquelles nous serions passés sans égard, à aider à rire même de ces événements qui au contraire nous arrachent des larmes. Il nous pousse surtout, ainsi, à raconter notre histoire nous-mêmes, à la raconter à nouveau, à la retourner donc dans tous les sens pour en percevoir les significations, non pas cachées, mais nouvelles. Je parierais tout mon latin pour dire que les mots naïveté et nouveauté ont la même racine dans la mesure où ils pointent tous les deux dans la direction ce qui naît, de ce qui surgit, de ce qui paraît soudain étrange ou étranger, sortant de l’ordinaire par le haut ou par le bas.
Une femme a touché son vêtement. Et alors ? Tant mieux si ça lui a fait du bien, pourrait-on ajouter, avant de tourner le dos. Eh bien, non. En faisant le naïf dans la foule, Jésus parvient à révéler qu’il n’y avait pas là une personne quelconque mais une femme avec un visage, avec une histoire qu’elle est poussée à raconter – et désormais avec une foi si grande qu’elle vient à bout de l’inefficacité légendaire des médecins. Et, en prenant le deuil à la légère, il parvient à montrer qu’il y a de la vie là où la foule ne voyait que la mort. En étant naïf, Dieu parvient à faire voir le neuf là où n’apparaissait que du vieux.
Et il y a un grand mystère dans le fait que le Dieu omniscient s’arrête ainsi pour poser des questions déconcertantes. Être naïf dans le sens précis où je l’entends ici consiste donc non pas à faire l’idiot, mais à s’arrêter de nouveau devant ces choses que l’on croit savoir, sur lesquelles on a mis des étiquettes et qu’on a classer, et à les interroger de nouveau afin de percevoir la nouveauté qu’elles cachent, afin de recevoir la nouveauté qui avait échappée la première fois qu’on les a croisées. Et ainsi, à rendre à nouveau curieux de la vie, à en recevoir la grâce d’un nouveau commencement.
La foi est l’entrée dans la naïveté divine
Et c’est cela que chante admirablement la première lecture d’aujourd’hui : Dieu n’a pas créé la mort. Devant tout ce qu’il a créé, il s’arrêtait et il voyait que cela était bon. Et même lorsque la mort est entrée dans le monde par la jalousie de l’adversaire, Dieu n’a pas été désarmé : il s’est de nouveau arrêté devant la mort elle-même, il a fait le naïf qui n’en savait rien, il l’a interrogée et même à la mort, il a arraché la vie. C’est ce qui fait dire à l’auteur du livre de la Sagesse : « La puissance de la Mort ne règne pas sur la terre, car la justice est immortelle. » Il ne nie pas le réel, comme on dirait aujourd’hui. Il regarde le monde comme Dieu le regarde, avec un regard neuf, un regard naïf.
On a tendance de nos jours à réduire la foi à la puissance. C’est parce que cette femme aurait cru très fort qu’elle a eu son miracle. Et l’on est presque encouragé à accumuler cette foi comme si, lorsqu’elle sera assez grande, grosse et grasse, elle pourra obliger Dieu à faire un miracle. Mais le miracle (et donc la foi) n’est pas de l’ordre de la puissance. Elle est de l’ordre du regard : le miracle, c’est que ce qu’on voyait toujours de la même façon, un jour, soudain, on le voit autrement. La foi est plus de l’ordre de la loupe que de l’ordre de la puissance.

Cette capacité à prendre une distance salutaire par rapport à au monde, au quotidien, aux habitudes installées, c’est-à-dire à être naïf d’une naïveté radicale et ainsi à faire comme Dieu, le langage biblique l’appelle la foi. Et c’est à cela que Jésus, sans rien dire, invite Jaïre dans l’évangile d’aujourd’hui. Il vient voir Jésus pour intercéder pour sa fille malade. Jésus se met en route aussitôt. C’est la mort qui s’approche, la fille est à toute extrémité, il y a urgence. Mais là, comme si soudain il avait oublié cette urgence, Jésus s’arrête et pour cause : il est curieux, d’une curiosité que ses disciples jugent déplacée, curieux d’un quelqu’un qui aurait touché son vêtement au milieu d’une foule nombreuse qui l’écrasait. Et il semble tellement s’attacher à cet incident ridicule qu’il semble s’être désintéressé de Jaïre et la demande qui l’avait mis en mouvement. À force de traîner les pas, l’enfant est morte.
Quand Jésus en finit avec la femme, il lui dit : « Ta foi t’a sauvée ». Mais en réalité, c’est à Jaïre qu’il s’adressait, en même temps. Car ensuite, il se tourne vers lui et lui répète la même chose, mais en le projetant vers le futur : « Ne crains pas, crois seulement ». Si Jaïre sait lire entre les lignes, s’il sait prendre de la distance par rapport à ce qui se passe, s’il peut prendre avec naïveté même la mort de sa fille, il aura compris que ce qui vient d’arriver à cette femme au passé, va se réaliser pareil pour lui au futur. Sans doute ne le pouvait-il pas, mais c’est l’invitation qui lui est adressée. Ta foi vient de te sauver, dit Jésus à la femme. Ta foi va bientôt te sauver, dit-il à Jaïre. Mais pour cela, prends de la distance par rapport à ce qui se passe, à la douleur qui t’aveugle et tu commenceras à voir le monde autrement, tu le verras comme Dieu le voit et tu y verras des nouveautés, des merveilles même quand la mort est passée.
Et l’on est presque encouragé à accumuler cette foi comme si, lorsqu’elle sera assez grande, grosse et grasse, elle pourra obliger Dieu à faire un miracle. Mais le miracle (et donc la foi) n’est pas de l’ordre de la puissance. Elle est de l’ordre du regard : le miracle, c’est que ce qu’on voyait toujours de la même façon, un jour, soudain, on le voit autrement. La foi est plus de l’ordre de la loupe que de l’ordre de la puissance.
La foi c’est ce qui ne marche pas.
Mais ce n’est pas tout.
Ta foi va bientôt te sauver, dit-il à Jaïre. Mais pour cela, prends de la distance par rapport à ce qui se passe, à la douleur qui t’aveugle et tu commenceras à voir le monde autrement, tu le verras comme Dieu le voit et tu y verras des nouveautés, des merveilles même quand la mort est passée.