J’ai tendance à penser que l’évangile de ce dimanche est la version mathéenne de la parabole de l’enfant prodigue. Les deux textes commencent de la même façon : un homme avait deux fils… ; et les deux devant des pharisiens grognons. Et les deux disent peut-être ceci : le bon et le mauvais garçons, n’est-ce pas tous les deux mes enfants ? Alors, après Comment gagner un frère, voici Comment être un fils.

Les premiers ne veulent pas être derniers

Il se trouve, dans l’évangile, une catégorie de personnes qui porte le nom prétentieux de Premiers. Dimanche dernier, le Maître, sorti le matin, les embauche. Et sorti à des heures plus tardives, il en embauche d’autres pour travailler à la Vigne et les paye de la même façon le soir venu. Et cela a le don d’irriter ces Premiers. Et l’évangile se concluait d’ailleurs sur une sentence qui n’était pas destinée à les apaiser et qui, sur un ton presque apocalyptique, annonçait que ces premiers, conscients de leur position et de leur mérite, seraient finalement les derniers et que les derniers prendraient leur place.

Dans l’évangile de ce dimanche, c’est à peu près à la même histoire que nous assistons. En un clin d’oeil (ils ont juste mal répondu à une question), les Chefs des prêtres et les Anciens perdent leur place de premiers de la classe et pour les remplacer, ce sont des prostitués et des publicains qui montent soudain au podium. Matthieu ne le dit pas, mais ils ne repartirent pas plus contents que les ouvriers de la première heure de dimanche dernier.

Les Premiers, comme de gros enfants, ne savent compter que jusqu’à deux. Pour eux, la réalité tout entière est divisée en deux : le bien et le mal, le blanc et le noir, le juste et l’injuste, le pur et l’impur, le pharisien et le publicain, le samaritain et le juif, etc. Mais cela serait encore indifférent s’ils ne faisaient que diviser la réalité en deux : ils s’arrangent, après l’avoir fait, pour se classer confortablement dans le meilleur des deux parties de leur vision du monde. Et c’est peut-être là que la question de Jésus les prend au piège.

La question, la réponse et le piège

Oui, vous avez raison, j’aime trop voir des pièges partout dans l’évangile. Dans une certaine mesure, je me méfie de Jésus. Il est trop fort et quand il pose une question dont la réponse est trop évidente, il faut se méfier. Comme lorsque, dans le temple, il demande : cette effigie et cette inscription, de qui sont-elles ? C’est seulement après avoir répondu que les vieux se rendent compte qu’ils auraient dû se taire. Dans l’évangile d’aujourd’hui, tout est fait pour les pousser à donner la réponse évidente. Or, ce n’est pas la réponse qui intéresse : c’est ce qu’ils pensent en donnant la réponse, c’est ce qu’ils croient en donnant cette réponse, la prétention qui se cache sous leur position, c’est cela qui est intéressante. Ceux que l’évangile nomme les Premiers ont, en effet, une façon particulière de raisonner: ce sont des ingrédients qui se prennent pour un repas complet.

Car les chefs des prêtres ne répondent pas seulement que le premier fils fit la volonté de son père. Ils pensent également être eux-mêmes de ce côté-là et c’est bien la raison pour laquelle la conclusion de Jésus les prend par surprise. Dans cette parabole, dans celle de dimanche dernier et ailleurs encore, Jésus s’emploie de façon inlassable à casser cette prétention des premiers. Aujourd’hui, il ne leur dit d’ailleurs pas si leur réponse est exacte ou pas. Ce qu’il leur dit, assez clairement du reste, c’est que quelle que soit leur réponse, la croyance qui l’accompagne est fausse.

Comme eux, lorsque nous lisons la parabole de ce dimanche, nous sommes spontanément portés, comme de bons élèves, sur la question de la bonne/mauvaise réponse. Et nous passons sans doute à côté de deux autres choses essentielles : que les deux lui demeurent à jamais des fils ; et qu’ils sont tous les deux aussi décevants l’un que l’autre, puisque l’un et l’autre ne voulaient pas aller à la vigne.

La Vigne de l’égalité

Va aujourd’hui à ma vigne. À cette injonction, les deux fils répondent Non ! L’un dit non à haute voix, l’autre dit non intérieurement. Les deux enfants ne voulaient donc pas aller à la vigne. Les Anciens pensent que les deux enfants sont différents. Or, leur ressemblance est beaucoup plus essentielle encore que leur différence. Regardez l’évangile de dimanche dernier et demandez-vous : qui sont ceux qui ont juré de ne plus jamais aller à la Vigne de ce Maître et vous verrez en quoi les deux enfants de l’évangile d’aujourd’hui ont un comportement de Premiers.

Car, elle commence à bien faire, cette histoire de vigne. Après y avoir envoyé, dimanche dernier, des ouvriers dont les premiers ont eu l’impression d’avoir été payés au lance-pierre, on ne s’étonnera pas qu’aujourd’hui, d’autres refusent carrément d’y aller. D’où, la politesse trop affectée qu’affiche le second : pour ne pas faire d’histoire, il dit « Oui, Seigneur ! » et il n’y va pas.

L’histoire s’est sûrement répandue alentour et on sait désormais que ce Maître-là, si l’on veut aller travailler chez lui, il vaut peut-être mieux aller le soir plutôt que le matin, afin de travailler peu pour gagner plus. Un des Premiers de dimanche dernier s’est dit : il faut bien que je gagne ma vie, mais je n’irai plus le matin, j’irai moi aussi à la onzième heure. D’où la tactique du second : il dit « Non », il va flâner un peu, il gagne du temps, puis il y va quand même, sans doute à la onzième heure… pour avoir le jackpot.

La Vigne commence peut-être à apparaître comme le symbole de l’égalité de tous devant Dieu. (Dimanche prochain, il y enverra tout le monde, même l’héritier, sur le même pied d’égalité donc que les ouvriers et les serviteurs). On y arrive et, quelle que soit l’heure, on repart avec le même salaire. Cela cadre tellement mal avec la philosophie des premiers qu’ils ne veulent pas y aller. Voilà, peut-être, l’autre mot de l’histoire. Mais, par-delà les échos par rapport à dimanche dernier, il y a pourtant un léger déplacement dans l’évangile d’aujourd’hui. Ce ne sont pas d’ouvriers qu’il s’agit, mais de fils. Avec eux, pas de contrats. Pas de convention. Même pas de promesse. Qu’ils travaillent ou pas, à la fin de la journée, ils restent toujours ses enfants.

Qu’est-ce qu’un fils ?

Répétons : qu’ils travaillent ou pas, à la fin de la journée, ils restent toujours ses enfants. Et c’est embêtant. Car, tout le monde sait qu’il y a enfant et enfant, qu’il y a une différence entre un enfant qui écoute et celui qui n’en veut faire qu’à sa tête. Mais c’est également là peut-être la clef de lecture de cet évangile qui nous amène à poser la question suivante : qu’est-ce qu’un enfant ? Qu’est-ce qu’un fils ?

Je dirais qu’un fils, c’est celui précisément qui n’a pas fait de contrat avec son Père. Aucun enfant jamais ne demande à naître. Et aucun Père (et mère) n’est jamais obligé de faire venir au monde un enfant. La relation de Père et fils n’est donc pas une relation donnant-donnant : c’est un rapport de gratuité originelle. C’est une relation dans laquelle le Père et la mère ont toujours déjà donné sans compter, donné au-delà de toute mesure possible. On revoit poindre ici, et c’est une raison pour ne pas trop s’y arrêter, la question de la dette irremboursable.

Mais, Jésus n’est pas en train de frapper des coups d’épée dans l’eau, non plus. La scène se déroule dans le temple dont Jésus vient de renverser les tables. La pratique religieuse du temple avait évolué vers une transformation de la relation père et fils en une relation donnant-donnant : Israël, le fils élu de Dieu, se contentait d’offrir des animaux, croyant ainsi s’acquérir la bienveillance de Dieu, croyant ainsi avoir le royaume en exclusivité.

Mais l’on n’a pas d’effort à faire pour être un fils : on l’est ou on ne l’est pas. C’est là que la logique du temple butte sur sa limite. Pensez seulement ici au frère aîné de l’enfant prodigue : il pense en avoir tellement donné à son père et, en retour, n’avoir même pas reçu un chevreau. Et le Père qui est embêté : c’est mon fils, malgré tout ; c’est ton frère ; que veux-tu que je fasse… etc.

Mais où est passé le troisième fils ?

Le piège consisterait à croire que Jésus est en train d’affirmer que les prostituées sont meilleures que les pharisiens. Rien n’est moins sûr. Rien ne dit que les prostituées feront mieux la volonté de Dieu que les pharisiens. Quand les Derniers deviendront Premiers, ils risquent de connaître le sort des Premiers : c’est-à-dire de (re)devenir Derniers. Rien ne dit que les uns feront mieux que les autres, non. Mais ce qui est sûr, c’est qu’à la fin du jour, ils seront toujours les fils de ce Père qui fait lever son soleil sur les justes et les méchants.

Être le premier fils (non pas dans le sens d’être aîné), mais d’être le premier dans un classement, cela n’a donc aucun sens. Mais c’est la bataille perdue des premiers dont l’identité tient au fait de se comparer aux autres et de se trouver différent d’eux. On peut croire que je prêche qu’il ne faut pas s’améliorer, que Dieu nous aime tel que nous sommes, blablabla. C’est que la chose est loin d’être aussi simple. Le véritable défi, pour sortir du dilemme, c’est peut-être simplement d’apprendre à compter au-delà de deux. Un homme avait deux fils… C’est très bien. Mais où est le troisième ?

Car le problème et c’est peut-être un piège de plus, c’est qu’il y a bien un troisième ! Un qui ne dit pas oui-puis-non ou qui ne dit pas non-puis-oui mais dont le oui-est-oui et le non-est-non (ça vous dit quelque chose?) et qui se contente d’être ce qu’il doit être, un fils digne de son Père. C’est le portrait d’un tel fils qui est offert dans la deuxième lecture. Lui, Jésus, avait la capacité non seulement de se comparer aux hommes (qui sont tous loin derrière lui) mais à Dieu lui-même. Mais il ne revendiqua pas cette place-là et, depuis la première place qu’il avait naturellement, il prit volontairement la dernière place. Et son père l’éleva, plus haut que les cieux. Voilà, le fils qui nous a été envoyé pour nous apprendre à être des fils – car, à force d’être compétiteurs, nous avons oublié ce que c’est d’être un fils.

Être un fils, on ne se bat pas pour, on le reconnaît, en reconnaissant l’amour originel qui nous a suscités. Être fils, c’est accepter de ne pas être premier. Les premiers, ce sont les pères/mères qui eux-mêmes ne sont jamais premiers parce qu’ils ont eux-mêmes pères et mères, qui ne sont jamais premiers parce que… etc. Vouloir être le premier radical, ça serait vouloir être un fils qui ne se reconnaît aucun père : ce qui serait une illusion.

Soyons clairs : nous ne sommes pas appelés à être des derniers, pour rien au monde. Ce n’est pas à être les derniers que nous sommes appelés. C’est à renoncer à vouloir être les Premiers. Seuls ceux qui ont renoncé à cette place peuvent convenablement la donner à Dieu. Ceux qui n’ont pas cette prétention ont toujours une avance considérable sur les autres pour reconnaître le Père – parce qu’ils lui ont toujours déjà donné sa place sans le savoir. C’est ainsi que, lorsque Jean-Baptiste parut et proclamait le retour vers le Père oublié, vers la vigne abandonnée, les publicains et les prostituées comprirent de quoi il s’agissait et que, des ans après, les Chefs et les Anciens ne comprenaient toujours pas.

3 Comments

  1. Today s reading says it all….I don’t think there are further comments ; but to listen and act accordingly.
    That might be the only problem.
    !! People should keep today s readings as an example of everyday life.

  2. Comme toujours une Masterclass. J’aime beaucoup l’évangile lue ou alors proclamé et surtout la musique en fond. Vous ferez un excellent podcasteur ( si le mot existe). Comme toujours, c’est un plaisir de venir ici et de découvrir une autre compréhension des paraboles, qui n’est jamais évidente. Merci beaucoup de continuer par nous former

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