Pierre se jette à l’eau. Ce n’est pas la première fois que cela arrive. Déjà une fois, comme Jésus, il voulait marcher sur l’eau et commença à se noyer. Aujourd’hui, c’est tous les autres qu’il entraîne dans sa noyade. Dans cette pêche miraculeuse, ce ne sont pas des poissons qui sont pêchés, ce sont les apôtres qui sont repêchés, d’urgence, par Jésus.
Retour à Thomas
Dimanche dernier, dans cet évangile qui parlait de plaies, de marques de clous, j’ai proposé l’idée que le véritable blessé, c’était non pas Jésus mais Thomas. Thomas voulait mettre la main dans son côté, voir les marques des clous. Et cela laissait croire que le véritable blessé, celui qui porte les plaies, c’était Jésus. Or, il ne suffit pas d’avoir des marques de clous pour être un « blessé », ni de n’en présenter aucune, comme Thomas, pour ne l’être pas. Dans l’évangile de dimanche dernier, le vrai blessé, c’était bien Thomas. C’est lui que Jésus vient guérir de ses blessures, c’est lui qui est littéralement relevé.
Je pense que cette idée pourrait également constituer une des nombreuses portes d’entrée dans l’évangile de ce 3e dimanche de Pâques. Peut-être même alors que les deux derniers chapitres de l’évangile selon saint Jean devrait aussi être lus comme les ultimes guérisons, les ultimes « signes » que Jésus accomplit, les signes d’après sa résurrection.
Dans les récits de la passion et de la résurrection, nous ne voyons trop souvent que les blessures du Christ : les plaies de son côté, les marques des clous, les échancrures de la couronne d’épine. Nous ne voyons pas assez les blessures des apôtres. Parce qu’ils ont, pour les uns, trahi, pour les autres, renié, et pour la majorité parce qu’ils se sont enfuis, nous considérons qu’ils étaient des lâches et notre compassion s’arrête là. Mais précisément, leurs blessures est dans cette lâcheté.
Le jour après la trahison
La preuve, c’est qu’on les voit, dans l’évangile de ce 3e dimanche de Pâques, désœuvrés et oisifs. Eux qui ont parcouru les routes de Galilée et de Judée pendant des années dans tous les sens, n’ont soudain plus rien pour s’occuper. Et quand Pierre annonce qu’il va à la pêche, même Thomas et Nathanaël qui n’ont jamais pêché de leur vie, désirent aller avec lui.
Ça sent les lendemains de la trahison : on est perdu, on s’occupe comme on peut, on fait des choses et d’autres pour se vider la tête. C’est le règne de la désespérance. C’est un peu un remake de ce qui arrive aux disciples d’Emmaüs : c’est fini, l’espoir est mort, retournons au village d’où nous étions venus, retournons aux métiers dont il nous avait arrachés, mais surtout faisons quelque chose pour ne pas crever de tristesse ou mourir d’ennui.
Car, on ne sort pas indemnes d’un tel événement, d’un tel abandon d’ami, d’une telle débandade. Après avoir fui son meilleur ami, l’avoir laissé dans la galère, on ne se réveille pas le lendemain comme si cela n’avait jamais existé. Les lendemains de la trahison se lèvent les jours du poids sur la conscience et de la question que répète le tic-tac de l’horloge : serais-je encore jamais digne d’amour ?
Les apôtres étaient donc des blessés même si leurs blessures n’étaient pas visibles : c’étaient des blessures intérieures. Des blessures du remord, des blessures du doute, des blessures peut-être aussi de cette colère qu’on ressent contre soi-même lorsqu’on n’a pas été à la hauteur ou de ce regret éternel lorsqu’on se reproche de n’avoir pas agi au bon moment et que cette omission a causé mort d’homme. Oui, les apôtres portaient aussi leurs blessures, encore plus grandes que celles du Christ, encore plus profondes que les marques des clous. Mieux encore, après la résurrection, Jésus n’était plus un blessé : il avait toujours les marques des clous mais il n’en souffrait plus. Les apôtres eux, dans leur désespérance, attendaient encore d’être guéries, d’être sauvés.
Adam, où es-tu ?
Il y a, dans l’évangile de ce dimanche, une petite scène qui résume assez bien, et doublement, ce que j’essaie de dire. Les disciples vont donc à la pêche. Ils passent la nuit sans rien prendre. Puis, il y a un mystérieux bonhomme qui apparaît sur le rivage et leur demande de jeter le filet à droite. La pêche est miraculeuse et c’est ici que se situe la scène dont je parle. Jean dit à Pierre : « c’est le Seigneur » et Pierre, qui était apparemment nu, se couvre d’abord puis se jette à l’eau.
Il est inutile de s’égarer en conjectures sur cette nudité de Pierre. La scène est peut-être tout simplement un écho à l’ancien testament. Quand Adam mange du fruit de l’arbre interdit, il se rendit compte qu’il était nu et quand il entendit la voix de Dieu dans le jardin, il alla aussi se cacher, se couvrir de feuilles de figuier. Vous connaissez bien cette scène. Eh bien, c’est littéralement ce que répète Pierre dans l’évangile d’aujourd’hui. Il reprend le geste d’Adam : tout comme Adam, il est coincé dans les profondeurs de son péché ; tout comme Adam, c’est seulement à la vue du Seigneur qu’il se rend compte de sa nudité ; et, comme Adam, il se couvre et se cache, ici, non pas dans les feuillages d’un jardin mais dans les profondeurs de la mer. Il préfère encore être englouti par son péché que d’affronter le Seigneur qu’il a renié.
Et le miracle dans l’évangile de dimanche, c’est que Jésus ne va pas le laisser se noyer dans son mal, se perdre dans les abîmes de sa conscience malheureuse, il va l’en tirer, il va le repêcher. Et il s’y emploie doublement.
La vie prend l’eau
D’abord, c’est le sens de cette pêche miraculeuse. Ce qui est pêché après la résurrection, ce ne sont pas des poissons. Dans les pêches miraculeuses qui ont eu lieu du vivant de Jésus, la couleur était déjà annoncée : ce ne sont plus des poissons qu’il s’agit de pêcher, mais des hommes. Et les premiers hommes qu’il faut repêcher, et de toute urgence, ce sont les apôtres qui se noient dans leur désespérance.
Après vendredi saint, les disciples eux-mêmes sont littéralement tombés à l’eau, ce sont des naufragés de l’espérance. Des naufragés du vendredi saint, des naufragés de ces événements derniers qui ont bouleversés toute leur existence : un naufrage si grand que les disciples d’Emmaüs s’en vont en se disant : et nous qui croyions que… Un naufrage si énorme qu’il n’y a même plus de radeau auquel s’accrocher et, où, même cette pêche où ils vont se changer les idées, ne donne rien. Naufrage signifié dans ce geste de Pierre qui se jette à l’eau, dans l’abîme de l’inconnu, dans l’abîme du désespoir. Quand il entend Jean proclamer que c’était le Seigneur, le cœur de Pierre battit à se rompre.
J’imagine son monologue intérieur : que vais-je lui dire, que vais-je lui dire pour qu’il me comprenne ? Comment vais-je lui expliquer que je n’ai pas eu assez de force pour ne pas le renier trois fois ? Comment vais-je lui expliquer que j’ai manqué à ma promesse de le suivre jusqu’à la croix ? Comment lui faire comprendre que depuis, je n’arrive plus à fermer l’oeil de la nuit, que j’entends désormais le coq même quand il ne chante pas, que je ne suis plus capable de rien faire, rien, même pas le poisson que je savais pêcher ? Comment lui expliquer pour qu’il comprenne que je n’ai pas eu le courage et que désormais je ne suis rien ?
Pierre est dans l’abîme de ses questions et de ses doutes, dans le naufrage de toutes les certitudes. Il est littéralement noyé par ses peurs et ses frayeurs et de c’est de cette noyade que Jésus vient le tirer, le repêcher. Pierre et les autres sont le poisson que Jésus vient sortir de l’eau.
Repêchage d’urgence
Mais cela ne suffit pas. Le poisson, dit-on partout, pourrit par la tête. Il faut repêcher tout le monde, certes. Mais il faut d’abord repêcher le général pour que, revenu de ses peurs, il puisse paître les autres brebis. Quand il a annoncé qu’il partait se jeter à l’eau, les autres l’ont bien suivi. S’il pouvait les emmener non plus se noyer mais pêcher des hommes, ils le suivraient aussi. C’est donc lui qu’il faut repêcher en premier.
À son hameçon, Jésus met l’appât de l’amour : « Pierre, m’aimes-tu ? » La question, par trois fois répétée, n’est pas une affaire de sentimentalisme. Ce sont trois coups de canon frappés à un point précis pour faire céder le bonhomme, pour lui faire lâcher prise, pour l’amener à se laisser aimer de nouveau. Il s’agit de faire céder les forteresses intérieures, de faire craquer le donjon que Pierre s’était construit pour gérer les suites de son reniement, de lui donner le pansement qu’il faut pour ses blessures et qu’il ne pourra jamais se donner lui-même. Elle veut dire : Pierre, laisse tomber tes propres efforts. Le vrai médecin est là, fais-lui confiance.
Comme Adam, comme Pierre, nous avons ainsi tous tendance à cacher nos blessures, à vouloir qu’on nous laisse seuls avec elles, à préférer plutôt les voir pourrir qu’accepter de les exposer. Et, de ce point de vue, ce qu’il y a d’extraordinaire dans cet évangile, c’est que le Christ va obliger Pierre à faire ce qu’il ne voulait pas faire : à se mettre à nu, à mettre son cœur à nu.
Le chant du coq à l’envers
Pierre, m’aimes-tu ? Pour une première fois, Pierre mord à l’hameçon trop facilement. Un peu comme l’affamé qui se jette sur le premier bout de pain qu’on lui présente sans se soucier de savoir s’il est moisi ou pas ! Alors Jésus repose la question : Pierre, est-ce que tu m’aimes ? Encore un peu trop facilement, Pierre mord encore. Un peu comme le naufragé qui saisit n’importe quel radeau au passage, l’appelle un sauveur, sans trop y prêter attention.
Aussi, le Seigneur tend sa ligne une troisième fois. Et cette fois, Pierre prend le temps de réfléchir, de considérer la qualité de l’appât, de regarder son Sauveur dans les yeux, avant de mordre : oui Seigneur, tu sais tout, tu sais bien que je t’aime. Jésus vient de pêcher un gros poisson et Pierre ne lâchera plus l’hameçon, de cet appât de l’amour, il ne se détachera plus.
C’est ce Pierre qui a mordu à l’appât de l’amour du Christ, où qui est mordu de cet appât qu’on retrouve dans la première lecture : désormais, il est sauvé de son naufrage, il a la tête hors de l’eau et n’a plus peur de rien. Adam n’est plus laissé au désespoir des feuilles de figuier pour cacher sa honte ; Pierre ne sera pas laissé aux abîmes de la mer, pour noyer son mal. Celui qui était offensé a décidé de pardonner. Voilà ce que c’est la résurrection : une nouvelle vie, une deuxième chance. Ceux qui ont une première fois vu leur existence profondément noyée sauront peut-être bien mieux user de la deuxième chance, veiller à ne pas la ruiner. Voilà les disciples repêchés, et nous avec eux, l’histoire peut commencer.
« Comme Adam, comme Pierre, nous avons ainsi tous tendance à cacher nos blessures, à vouloir qu’on nous laisse seuls avec elles, à préférer plutôt les voir pourrir qu’accepter de les exposer. Et, de ce point de vue, ce qu’il y a d’extraordinaire dans cet évangile, c’est que le Christ va obliger Pierre à faire ce qu’il ne voulait pas faire : à se mettre à nu, à mettre son cœur à nu. Voilà ce que c’est la résurrection : une nouvelle vie, une deuxième chance. Ceux qui ont une première fois vu leur existence profondément noyée sauront peut-être bien mieux user de la deuxième chance, veiller à ne pas la ruiner. Voilà les disciples repêchés, et nous avec eux, l’histoire peut commencer. »
Par ce que oui, dans la foi tout comme dans la vie de chaque jour, le plus important c’est de recommencer. C’est de croire à nouveau.. C’est de se relever après la chute.
Ce commentaire est très bien rédigé et très instructif. J’avais déjà pu faire le lien entre les 3 reniements de Pierre et les 3 questions de Jésus mais pas entre Pierre et Adam. Vous venez de m’ ouvrir les yeux. Que Dieu vous donne plus d’inspiration.
Merci Audrey,
Pour tes commentaires fidèles et à point, à chaque fois!
Message très instructif que je vais relire et partager.
Merci à vous.
Merci, François.
C’est à partager, évidemment, sans modération 🙂