Pour faire court, la tentation est le fait de croire que les moyens de l’évangile ne sont pas assez suffisants, ni assez efficaces, ni assez concrets et de vouloir passer par d’autres moyens pour réaliser ce que l’évangile prescrit. La tentation, c’est de vouloir réaliser l’évangile par des moyens non évangéliques. C’est le péché de l’Église dans son histoire. C’est la tentation de Jésus sur la montagne, à laquelle, Lui, il résiste.
Premier dimanche de carême
On peut résumer les trois tentations du Christ au désert en leur attribuant des noms. La première tentation serait celle du pain. La seconde (chez St Luc), serait celle du pouvoir. La troisième tentation serait celle du spectacle. Ces trois tentations, en réalité, n’en forment qu’une seule et Luc a raison de placer la question du pouvoir au centre.
Pour une première raison : cette question est centrale parce que le pouvoir est le meilleur moyen que les hommes aient jamais imaginé (dans une logique d’empire) pour réaliser l’ordre et le bien ; en un mot pour parvenir au bonheur. Le théologien et historien Ethelbert Stauffer a sur cela des pages admirables dans un très beau livre Christus und die Caesaren, que je commenterai une autre fois.
D’autre part, la question du pain et la question du cirque ne sont que les coordonnées essentielles de tout pouvoir. C’est par le pain et le spectacle qu’un pouvoir (impérial) se maintient. Lorsque le récit des tentations réunit ces trois choses, on peut dire que ce n’est pas un hasard. Et il s’y trouve sûrement une clef de lecture.
La question du pain : guérir la faim de l’humanité
D’abord, Jésus qui vient de jeûner quarante jours et nuits dans le désert a naturellement faim. Le démon surgit et lui propose, astucieusement, de transformer les pierres en pain. Cette tentation est la plus grosse de toutes les trois. Quelqu’un qui a jeûné, ne serait-ce que trois jours de suite, ce n’est pas avec du pain qu’il faut lui proposer de couper son jeûne. Il pourrait en mourir. Il faut, je ne suis pas expert, sans doute commencer par un thé chaud, une soupe légère, quelque chose de léger en tout cas, avant d’en venir au pain en deuxième et troisième position.
La question va donc au-delà de la faim immédiate du Christ : c’est de la faim de l’humanité entière qu’il est question à travers lui. Cette faim qui pousse l’humanité à courir derrière ceux qui lui promettent de changer les pierres en pain, comme par miracle.
À y regarder de près, aujourd’hui encore, que promettent ceux qui vont à la conquête du pouvoir ? Eh bien, ils promettent du changer les pierres en pain, d’inverser la courbe du chômage, d’augmenter le pouvoir d’achat, de garnir, comme par miracle, le fameux panier de la ménagère – comme jadis les Romains qui, à l’époque du Christ, ne demandaient rien d’autre que du pain et du spectacle.
« Devant celui qui lui donnera le pain, l’homme s’inclinera, parce qu’il n’y a rien de plus indiscutable que le pain »
Dostoïevski
Du cirque et encore du cirque
Quand il a la panse pleine, que fait l’homme ordinaire, c’est-à-dire nous tous ? Il s’assied devant la télé. C’est aussi vieux que le monde : les Romains courraient au cirque, les Grecs aux jeux. Telle est ce que dit la troisième tentation, celle du spectacle. Le diable demande au Christ de monter au pinacle du temple et de se jeter en l’air, pour le plaisir de voir les anges débarquer pour le recueillir entre ses mains.
Retournez cette tentation dans tous les sens : elle ne semble avoir aucun intérêt réel. Elle peut certes dénoter que le démon attend de Jésus une démonstration de puissance, une confiance absolue dans la prévenance divine qui enverra les anges au bon moment, etc. Mais dans l’immédiat, c’est du spectacle gratuit. Si ça marche, le peuple spectateur criera « Awe », « Ooh » et applaudira. Et si ça ne marche pas, le même peuple criera « Awe », « Ooh » en voyant le prestidigitateur s’écraser sur le sol et chacun rentrera chez soi manger sa soupe et se coucher. L’essentiel, c’est que le spectacle ait eu lieu.
Regardez le spectacle pendant les campagnes électorales, les jeux de séduction – et une fois passé ce moment, les jeux innombrables qui occupent tellement le citoyen (la politique elle-même étant le plus grand théâtre par ses petits scandales bien orchestrés) pour que jamais l’on n’ait le temps de se poser la question de ce qui se passe vraiment.
Le pain, le cirque et le pouvoir à l’envers
Jésus promet lui aussi du pain. Mais c’est un autre pain, un pain qui permet de ne plus avoir faim. Car le problème des puissants réside précisément en cela : nous donner un pain qui nous affame de nouveau pour que nous puissions revenir vers eux courber l’échine pour recevoir notre ration, nous affamer et revenir. C’est pour cela que l’aumône, qui consiste à donner du pain à son frère, ne doit pas conduire à un rapport de sujétion.
Dans ce sens, la promesse de pain que fait Jésus est une promesse de liberté. Elle consiste à ne plus avoir faim, donc à nous libérer pour toujours d’une sujétion à son pouvoir et, au contraire, à le choisir par amour et non par nécessité. Sa stratégie consiste à laisser la liberté à ses followers de s’en aller, non à se les attacher par de petites gâteries. (Et, parfois même, il les disperse exprès comme il fait dans l’évangile de Jean, chap. 6 où il est aussi question, à travers les lignes, de pain, de spectacle et de roi.)
D’autre part, il offrira lui aussi un spectacle sous la forme d’un anti-spectacle : la croix, en effet, n’a rien de séduisant. Ça ne donne aucune envie de demander un Encore!, de retourner voir le film ou d’y emmener ses amis. Son spectacle visera même non pas à nous montrer une scène mais à nous en dévoiler les coulisses. Et cette révélation des coulisses fonctionne aussi comme une machine de libération comme l’a finement remarqué Ernest Renan dans un texte que j’aime à citer :
En présidant à la scène du Calvaire, l’État se porta le coup le plus grave. Une légende pleine d’irrévérences de toute sorte prévalut et fit le tour du monde, légende où les autorités constituées jouent un rôle odieux, où c’est l’accusé qui a raison, où les juges et les gens de police se liguent contre la vérité. Quel coup pour toutes les puissances établies ! Elles ne s’en sont jamais bien relevées. Comment prendre à l’égard des pauvres gens des airs d’infaillibilité, quand on a sur la conscience la grande méprise de Gethsémani ?
Ernest Renan, La vie de Jésus
Le pouvoir du monde vs le Royaume
La deuxième tentation, celle que Luc met au centre, est donc centrale. Le Tentateur affirme sans vergogne que les royaumes de la terre lui appartiennent. Et le Christ ne semble même pas contester cela. Cette appartenance signifie que tous les royaumes de la terre fonctionnent tous de la même manière, suivant les deux coordonnées sus-mentionnées. En définitive, ce que fait le Tentateur, c’est de proposer au Christ de fonder son propre royaume sur le même modèle. De réaliser l’évangile par des moyens non-évangéliques. (Ça a commencé d’ailleurs dans le jardin d’Eden dont l’histoire a été interprétée comme une parabole royale).
Et c’est cette proposition très amicale et très gentille, en réalité, que le Christ conteste, en revanche. Son royaume à lui reposera sur d’autres standards : Méfiez-vous du pain (c’est l’objet de la discipline du jeûne) et du spectacle (j’y reviens lundi), semble-t-il dire. La Tentation pérenne de l’Église, c’est de croire que ces nouveaux standards ne sont pas assez efficaces, sont seulement idéalistes et de vouloir mettre la Realpolitik du monde au service de l’évangile. Sa compromission avec les colonisations nombreuses n’en sont qu’un petit exemple. Et ça s’appelle : succomber à la tentation. Et à ce point, vous n’avez pas besoin de commentaires.
Très édifiante, et assouvissant cette analyse qui constitue le pain de ce jour. Que le seigneur Jésus nous vienne en aide a vivre ce temps de carême et non pas le passer. Bon dimanche à tous
Stupéfiant. J’apprécie votre sens élevé de l’analyse et de la philosophie. « La discipline ». C’est la grâce que je demande pour nous tous dans ce temps de carême. Discipline face à la tentation du pouvoir, discipline face à la tentation du pain, discipline face à la tentation du spectacle.
Bonne semaine.
Trois tentations pour le prix d’une. Quel titre exceptionnel pour un commentaire assez édifiant de l’évangile du 1er dimanche du Temps de Carême. Je pense que vous avez eu par le passé proposer ce commentaire Quand Dieu faisait palabres sous votre plume. J’ai apprécié la démarche et le rappel de la place centrale du pain dans notre monde. Vraiment la démarche de Jesus est toujours aux antipodes de celles des royaumes où nous résidons. Que Dieu nous fasse grâce.