Dans une certaine mesure, la question du pain qui se pose dans l’évangile de dimanche dernier touche à la question de l’économie. En renversant la question du pain, et par elle, celle du pouvoir, la secousse du Royaume s’étend donc jusqu’à l’économie également. L’économie du monde repose sur le règne du cash. Celle du Royaume demande d’avoir la foi non dans le cash mais dans la promesse. Car, et c’est là qu’il ne faut pas se tromper, le Royaume nouveau dont il était question dimanche dernier est toujours un royaume… qui vient, tout proche mais fugitif.

La promesse vs le cash

Même s’ils ne se suivent pas dans l’évangile de Matthieu, le récit des tentations (chap. 4) et le récit de la transfiguration (chap. 17) se font écho, d’une certaine manière : c’est d’ailleurs pour cette raison que la liturgie les associe deux dimanches de suite. Mon commentaire de dimanche dernier montre en quoi Jésus refuse un type de règne pour en inaugurer un autre. Et celui qu’il refuse de fait, c’est le règne du monde, le règne selon le monde. Et précisément, c’est en vue d’inaugurer un nouveau règne qui refuse les fondations que le monde propose (le pain et le cirque) parce qu’il est fondé sur d’autres fondations que le règne du monde. Et le récit des transfigurations nous montre une de ces fondations, c’est la promesse.

Le règne du monde, et c’est cela que le démon propose à Jésus sur la montagne de la tentation, c’est le règne de l’immédiat ; il faudrait presque dire : le règne du cash. Si vous reprenez l’évangile de dimanche dernier, vous constaterez que Satan paye cash, sans délai. Ce qu’il disait à Jésus paraît très simple : tu veux du pain, hocus pocus, tu as du pain. Tu veux les royaumes, prosternes-toi et abracadabra tu les as, sans délai. Le temps démoniaque a les mêmes caractéristique que le temps de la magie, le temps du cash, le temps où dans un clignement des yeux la réalité a changé devant vous et vous êtes émerveillés.

La magie de l'immédiat

Or, l’immédiat est bien l’envers de la promesse. (C’est d’ailleurs pour cette raison que, dans le régime capitaliste, lorsque vous faites une promesse, vous devez l’assurer : quand vous empruntez à votre banquier, vous faites tacitement la promesse de rembourser. Mais l’intérêt et/ou les assurances que vous payez en plus, ce ne sont que le signe qu’il ne croit pas en vos promesses. C’est une des origines de tous les produits dérivés sur les marchés financiers, mais bref…). Les logiques de l’immédiat ou du cash ne peuvent donc pas cohabiter avec les logiques de la promesse.

Faire douter de la promesse

Et, pour cette raison, le cœur de toutes les tentations (y compris celles de Jésus sur la montagne) est de nous faire douter des promesses de Dieu. Et c’était bien sur cela que le diable essayait d’avoir Jésus, la semaine dernière : c’était, rappelez-vous, à la fin d’un jeûne de quarante jours. Et il faut se rappeler ici que les quarante jours ou les quarante ans (bref la quarantaine) sont fréquents dans la Bible : Moïse, le peuple, Élie. Et généralement, au bout de cette quarantaine se produit inévitablement ceci : Dieu intervient pour libérer. Mais voilà que pour Jésus, la quarantaine finie, Dieu semble mettre trop de temps à arriver ; la faim commence à tenailler, alors le Toto se pointe dans l’intervalle pour le titiller. Dans la première tentation, ce qu’il dit peut se résumer à ceci :

—Jésus, viens par là, je vais te dire : tu attends que Dieu intervienne, c’est ça ? Ah comme tu es naïf, tu n’auras que dalle. Il faut que tu te rendes bien compte que nous ne sommes plus au temps de Moïse et au temps d’Élie ! C’est ringard tout ça : tu dois savoir que ça ne se passe plus aujourd’hui comme ça se passait à l’époque. Alors si tu attends que les corbeaux t’apportent du pain et de l’eau ici comme à Elie, tu vas crever avant que Dieu se souvienne de toi. Et tu sais, on n’a pas une éternité à attendre, hein. Alors, je te propose plus simple : change les pierres en pain, hic et nunc.

Dans la deuxième tentation, c’est pareil : Dieu a promis d’envoyer des anges pour te sauver si tu tombes, non ? Alors pourquoi attendre ? Si tu tombes, tu obligeras Dieu à agir, au lieu d’attendre qu’il agisse lui-même quand il voudra. Parce que je t’assure, si tu attends, tu ne sauras jamais !, etc. La tactique du Toto, c’est de nous faire croire que Dieu nous trompe, qu’il joue (peut-être) avec nous et qu’il vaudrait mieux prendre les choses en main nous-mêmes : c’est ainsi qu’il a eu Adam et Eve. Et il n’a pas trouvé mieux depuis lors, le gros.

L'amour est une promesse

Le règne de la promesse

Et cela montre assez clairement ceci : une des choses qui s’opposent au règne de l’immédiat, c’est le régime de la promesse. (Vous seriez d’accord, pour commencer, que ce qui est promis n’est jamais immédiat! Et c’est peut-être pour ça que le diable ne peut aimer: il ne peut se satisfaire de promesses!) Et c’est, au fond, ce que nous racontent les lectures de ce dimanche. Cela est assez évident pour la première lecture – la promesse faite à Abraham. Mais c’est également de cela qu’il s’agit dans l’évangile et pour le saisir, il faut commencer par (re)placer cet évangile dans son contexte, le contexte qui va du chapitre 16 au chapitre 20 de saint Matthieu.

C’est un moment de grande fatigue pour Jésus et d’immense confusion pour les disciples. Jésus leur explique les choses et ils ne comprennent pas. Jésus leur fait des promesses, mais ce n’est apparemment pas ce qui les intéresse : tout semble au futur alors qu’ils voudraient des choses au présent. Primo, Jésus annonce une première fois sa passion à venir et sa résurrection (tout ça au futur) et Matthieu prend soin d’ajouter que les disciples n’y comprennent rien. Secundo, alors qu’il vient de multiplier les pains, eux ils discutent de pain en barque. Tertio, alors qu’il leur donne l’exemple de l’humilité, eux, ils se disputent pour savoir qui est le plus grand. Et comme si cette dispute ne suffisait pas, Jacques et Jean viennent le voir pour lui demander de siéger l’un à gauche, l’autre à droite : ils sentent la chose approcher et ils veulent ça tout de suite et ça énerve les autres.

Et, en mille, le sommet dans le cours de ces chapitres, c’est lorsque Pierre prend Jésus à part, après l’annonce de la passion, pour lui dire : Tu sais, Seigneur, ça ne se passera pas comme ça. Et que Jésus lui demande poliment de la fermer et de passer derrière lui. Cet épisode au chapitre 16, surtout dans sa conclusion (Jésus dit à Pierre les mêmes paroles qu’il avait dites au démon), répète, en quelque sorte, les tentations sur la montagne. Et c’est ce qui fait le lien des deux épisodes. Les tentations eurent lieu dans un contexte où le démon voulait pousser Jésus à douter des promesses de Dieu. La transfiguration a lieu dans un contextes où les disciples doutent effectivement de ces promesses. La transfiguration a lieu dans un contexte où les promesses de Dieu ne sont pas très claires, difficiles à saisir et il n’est d’ailleurs pas indifférent que ce soit là que la voix du Père invite les disciples à entendre le Fils, comme s’il disait : « malgré tout : Écoutez-le ».

L'avenir de Dieu

Abraham, Moïse et Élie d’après la quarantaine

Je sais qu’il y a beaucoup de personnes qui font croire à beaucoup d’autres personnes que s’ils ont la foi, ils obligeraient presque Dieu à agir en leur faveur dans l’immédiat. Je sais aussi et plus sûrement encore que Dieu, puisqu’il est souverain et que finalement c’est lui qui décide, peut agir dans l’immédiat, s’il le veut. 

Mais, le Dieu de Jésus Christ se révèle avant tout comme le Dieu de la promesse. C’est le Dieu d’après la quarantaine. C’est ce qui se passe, par exemple, dans la vie d’Abraham dans la première lecture : Dieu lui dit, quitte ton pays, va… Abraham ne sait pas où, ni comment mais il se lève et se met en route. Tous les verbes dans la première lecture sont au futur, mais Abraham parie sur ce futur de Dieu, sans attendre que ça soit cash. Il lui faudra attendre, espérer contre toute espérance, pour voir la promesse se réaliser très longtemps dans le futur.

Dans l’évangile, de la même façon, Jésus prend par la main, Pierre Jacques et Jean pour leur faire comprendre que toutes les promesses qu’il leur fait ne sont pas du vent, mais du concret. Pour leur faire comprendre qu’ils ne l’auront pas tout de suite, mais qu’il leur faut cheminer encore pour voir se réaliser les promesses de Dieu. Qu’est-ce en effet qu’une promesse ? C’est une façon de voir le futur par anticipation, comme par une fenêtre ouverte qui se referme juste après mais qui nous laisse voir un bonheur à venir. Et la transfiguration est cette fenêtre ouverte sur le futur qui fait prendre pied fermement dans la promesse.

Mais il n’y a pas qu’Abraham. C’est peut-être le sens de la présence de Moïse et Élie dans l’évangile. Rappelez-vous, pour le premier : il monte sur la montagne pour chercher les tables de la loi : quarante jours et nuits (Ex 24,18), il ne descend pas. Et le peuple qui n’en peut plus d’attendre, qui veut un dieu en cash se fabrique… un veau d’or (Ex32,1). Pour Élie, les choses se passent presque dans le sens inverse : féru d’immédiateté, il fait descendre le feu du ciel, sans délai, pour brûler le bûcher dressé par les prêtres de Baal et après il les passe tous au fil de l’épée et cela signe, presque, la fin de sa « carrière ». Il ne vit les quarante jours que seulement après (dans une grotte qui rappelle peut-être l’idée des tentes qu’évoque Pierre) et il comprend, à son grand détriment, faudrait-il dire, que Dieu n’est pas… dans le feu (qu’il avait fait descendre !), et que lui qui se pensait le seul dernier juste n’en est qu’un parmi 7mille… Oui, mon gars, tu aurais dû attendre les 40 jours avant, tu aurais compris.

Pour une autre perspective sur l’évangile de la transfiguration et les figures d’Elie et Moïse

Fenêtre ouverte sur l’avenir

La Transfiguration peut donc être regardée comme la fenêtre ouverte sur l’avenir, fenêtre ouverte sur ce qui n’est pas immédiat mais qui n’en est pas moins certain. Car notre mal, c’est que nous sommes souvent trop impatients d’être à la fin. Parler d’économie nouvelle dans ce sens n’est pas pour faire sophistiqué. L’économie dans un sens très basique est un régime d’échange : je te donne et tu me donnes, do ut des. Dans l’économie qui gouverne nos vies, cet échange est immédiat : allez donc chercher votre baguette de pain en disant au boulanger que vous ne savez pas quand vous pourriez le payer et voyez sa gueule (ou, s’il a de la force dans les bras, voyez votre propre gueule en rentrant !)

Sous le régime du Royaume, cet échange n’est jamais immédiat. Notre rapport avec Dieu n’est jamais : je te donne, tu me donnes. Entre le moment où on donne et le moment où on reçoit, le temps ne se compte pas et seule la foi en la promesse permet de s’accrocher. Entre ce qu’on donne et ce qu’on reçoit, l’enjeu est également le même. Mais nous ne sommes que des hommes et ça risquerait de nous fatiguer de compter mille ans comme un seul jour. Alors, de temps en temps, nous est donné de vivre des moments de transfiguration : des moments de fenêtre ouverte sur la promesse qui permettent de comprendre qu’elle n’est pas vaine et de s’accrocher davantage à elle.

Ce peut prendre diverses formes : une émotion intense pendant une veillée de prière ou une messe (ou même parfois devant un film ou à l’écoute d’une musique) qui nous fait soudain sentir que Dieu est là. Cela peut être à la fin d’un jeûne ou d’une retraite spirituelle, un sentiment de tranquillité qui nous envahit et de sérénité qui nous remplit. Cela peut être aussi dans l’action : un geste d’aumône qui nous a fait partager un sourire, ou alors le geste de charité d’une autre personne qui nous transporte dans l’âme, un engagement dans une cause qui nous a soudain fait nous sentir à notre place, le sentiment quelquefois, devant certaines situations, d’avoir fait le mieux qu’on pouvait, etc.

Souvent, nous aimerions que de telles expériences se répètent indéfiniment, nous aimerions qu’elles durent sans fin, nous aimerions qu’elles deviennent le quotidien. Bref, nous aimerions comme Pierre faire trois tentes et demeurer… Ou pire : nous aimerions les transformer en expériences de cash, des recettes à répéter pour obtenir la même chose.

Mais ces réalités que j’appellerais « des expériences de transfiguration » ne sont pas destinées à durer. Elles sont des fenêtres ouvertes soudain sur le Royaume et qui se referment juste après. Elles sont des gages sur la promesse pour nous y faire croire. Dès que nous levons les yeux, comme pour les disciples d’Emmaüs, elles ont disparu. Mais au cœur nous reste alors un souvenir brûlant, un désir encore plus ardent de cet avenir… qui nous manque. Elles sont comme les vitraux d’une cathédrale: elles nous entr’ouvrent l’inaccessible sans nous donner prise sur lui.

5 Comments

  1. Mais nous ne sommes que des hommes et ça risquerait de nous fatiguer de compter mille ans comme un seul jour. Alors, de temps en temps, nous est donné de vivre des moments de transfiguration : des moments de fenêtre ouverte sur la promesse qui permettent de comprendre qu’elle n’est pas vaine et de s’accrocher davantage à elle.

    Elles sont comme les vitraux d’une cathédrale: elles nous entr’ouvrent l’inaccessible sans nous donner prise sur lui.

    J’ai beaucoup apprécié ce commentaire de l’évangile de la transfiguration. Merci Padre

  2. La fugacité de la transfiguration dont nous pouvons être témoins doit semer en nous le désir de chercher et t’attendre la promesse de Dieu se réaliser en nous. Quoique pour Dieu mille ans peuvent être comme hier, un jour dans ses parvis (la minute de la transfiguration) en vaut plus que mille. Enconséquence, nous devons faire preuve de patience car nous verrons la bonté du Seigneur sur la terre des vivants.

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