Deux choses dans l’évangile d’aujourd’hui. Ce n’est pas Thomas qui touche Jésus, c’est lui qui est touché. L’autre : à quoi doit ressembler la communauté du Ressuscité, pour que des gens comme Thomas y trouvent leur place ?

Le Claude Bernard de la théologie ?

Mais commençons par la réputation de Thomas : athée parmi les disciples ? Pourquoi pas ! Le Thomas qui doute, le Thomas qui n’en croit pas ses oreilles, le Thomas qui veut avoir plus solide, le Thomas qui ne veut pas rester dans ces petites histoires pour enfants sages mais qui veut voir, toucher, sentir, examiner… comme un chercheur expérimental du 19e siècle, il serait le Claude Bernard de la théologie, le Galilée de la foi, le saint patron des athées.

Dans une certaine mesure, pourtant, il faut faire justice à ce portrait populaire et concéder qu’il se posait sans doute beaucoup de questions. Et cette mesure est d’ailleurs très large car elle concerne le fait même de la résurrection, en tant qu’il appartient à l’histoire et lui échappe, en même temps. Thomas représente dans l’évangile, si l’on veut, la réponse que l’on fera à Paul dans les Actes à l’aréopage, l’air moqueur : « ah, cette résurrection… you’re kidding ? On t’écoutera la prochaine fois, camarade ».

Il est ressuscité. Vraiment ?

En effet, ces apparitions, ces témoins, n’avaient pas suffi à lever les hésitations toutes thomasiennes. La résurrection pouvait être juste une hallucination induite par la douleur du vendredi d’avant. Et puis Marie Madeleine, une femme folle, qui avait déjà été possédée par des démons ; privée du Maître, elle pouvait raconter n’importe quoi. Elle pourrait même être trompée par un fantôme, qui sait ?

Et puis, pourquoi donc Jésus s’obstine-t-il à apparaître aux deux inconnus d’Emmaüs, pourquoi commençait-il maintenant à les préférer, à ses amis les plus proches ? Oui, d’accord, il y a eu Pierre. Mais ce Simon, pour compenser son reniement, pourrait se rassurer de n’importe quoi. Les autres pourraient être des imposteurs ou, au plus, entraînés dans la « pensée positive ».

Si le Christ était ressuscité en effet, pourquoi n’apparaîtrait-il pas à tout le monde, pendant qu’ils étaient ensemble ? Et à Pilate, pour lui en mettre plein la gueule ? Pourquoi choisit-il d’apparaître quand il sait qu’il y en a qui sont absents ? Pourquoi apparaître en Gallilée à soixante bornes de Jérusalem ?

Saint Thomas doute et ne croit que ce qu'il voit

Le silence des braves

Pour graves que soient ces questions thomasiennes, elles ne sont pourtant pas posées depuis une position de force ni d’orgueil — position qu’occupent souvent fièrement ceux qui se réclament de Thomas et qui prétendent ne croire que ce qu’ils voient. Ici, au contraire, elles naissent d’une position de faiblesse et peut-être de remords.

Position de faiblesse, parce que, comme tous ses compagnons, il s’est trouvé lâche d’avoir abandonné le maître. Souvenez-vous du récit de la résurrection de Lazare (Jn 11) : quand Jésus prend la décision d’aller à Béthanie voir son ami qui était déjà mort, les disciples le mettent en garde de retourner dans ce pays où on a déjà voulu et failli lui faire la peau. Mais Thomas, ne cédant guère à la peur, prend le devant et dit aux autres : « puisqu’il veut y aller quand même, allons-y nous aussi », pour mourir avec lui! Mais dès la nuit tombée sur le monde, comme les autres, il avait pris la fuite, toute promesse cessante.

Pris de remords, c’est donc ainsi que je l’imagine le soir du premier dimanche. Il était plutôt un homme qui espérait, qui aimait, qui rêvait, qui imaginait… et dont toutes les pensées et les actions semblaient maintenant à l’imparfait. Thomas donc, avant de devenir dans la légende cet homme fier qui regarde tous les autres bigotes et superstitieux avec hauteur, était un homme blessé, si blessé que tout ce qu’on pouvait raconter ne suffisait pas à le guérir.

Ouvrir ses blessures : la touche christique

C’est d’ailleurs pourquoi, malgré sa volonté de toucher, il n’a pas tant touché de ses mains qu’il ne s’est laissé toucher : à la fin, celui qui est touché, ce n’est pas le Christ. Malgré ses fanfaronnades du dimanche d’avant, c’est lui Thomas qui est touché. Et il fut touché dans ses blessures à lui, non encore guéries : blessures du remord, blessures du doute, blessures encore plus grandes que celles du Christ, blessures encore plus profondes que les marques des clous.

Et Thomas est guéri parce qu’il ne cache pas ses blessures. Les blessures cachées pourrissent. Thomas avait des blessures qu’il ne cacha pas, il les ouvrit comme le Christ ouvrant le tombeau. Ce n’est que par les blessures qu’on est guéri, paradoxe humain par excellence. Encore faut-il s’en ouvrir, ce que paradoxe humain encore plus étonnant, nous n’aimons pas faire. Au contraire, l’entretien de nos tombeaux intérieurs n’a d’égal que le blanchiment des tombeaux extérieurs : bling-bling alors que ça sent mauvais à l’intérieur.

Coût d’éclat de la Résurrection : au lieu d’être caché aux regards, le tombeau commence à attirer du monde, qui y pénètre, y retrouve comme l’odeur d’un nouveau parfum (cf. Jn 12) et quand Thomas ouvre le sien, le Christ y pénètre. Et c’est là que Thomas dépasse tout le monde avec classe. (Il réalise ce geste avant Pierre que Jésus forcera aussi par trois fois, à ouvrir son tombeau intérieur, et à dire son amour – mais cela arrive… un chapitre plus tard!).

Le croyant doute mais ne claque pas la porte

Seigneur, que mon doute trouve demeure

Le deuxième trait de Thomas, par où il nous dépasse, c’est que le doute ne lui fait pas claquer la porte de la communauté. Pour prendre une comparaison avec un autre fameux personnage : si, devant le remord, Judas s’extrait de la communauté, devant le même remord, Thomas y reste. Il ne claque pas la porte parce que tout serait flou ; il ne dit pas adieu parce qu’il a l’impression qu’on lui raconte des histoires. Partir, ç’aurait été une façon de se croire meilleur que les autres.

Malgré son incrédulité (cesse d’être incrédule), il ne claque pas la porte de la communauté et y reste pour être retrouvé, huit jours plus tard – c’est-à-dire une éternité pour celui qui avait son état d’âme. Il n’a pas été rejoint en solo. C’est dans son acte de demeurance, de solidarité communautaire, que Thomas est rejoint par le Ressuscité, lorsqu’ils étaient de nouveau rassemblés.

Car là est le vrai miracle : quelle que soit la foi de ceux qui la composent, c’est toujours au milieu d’une communauté que le Seigneur se manifestera (une communauté, c’est déjà là où deux ou trois sont réunis en son nom!). Dans une certaine mesure d’ailleurs, c’est la communauté qui offre le « milieu » permettant à Thomas d’exprimer ses doutes. En ne le jugeant pas, elle porte le doute avec lui et laisse ainsi la porte ouverte pour une rencontre avec le Ressuscité.

Signe de reconnaissance : une communauté signifiante

Mais la charge de la communauté est, ici, spécifique. Ce qui fait une communauté, peut-être avant tout le reste, c’est qu’elle est dépositaire de signes. Pour que nous puissions reconnaître le Christ dans le pain de l’eucharistie, il faut d’abord que la communauté nous apprenne que dans le pain, le Christ est présent. C’est la même communauté qui, en signant le baptisé par le Saint Chrême, nous append à le reconnaître, par ce signe, comme un frère, ayant part à la même table que nous. Lorsque nous apprenons ainsi à connaître les signes, nous pourrons ensuite les reconnaître quand ils se montrent.

C’est cela qui fait que le doute de Thomas n’est pas suspendu au vide : il doute mais il reste accroché à des signes validés par la communauté. Il doute mais il est sûr de reconnaître Jésus si jamais il se montrait, de le reconnaître à des signes sur lesquels les autres sont aussi d’accord : si quelqu’un se montre avec la marque des clous dans les mains, les pieds et la plaie dans le côté, ils seraient tous d’accord pour reconnaître en lui le Ressuscité.

Pour eux tous donc, au sein du doute, il y a l’indubitable des signes par lesquels le Ressuscité se ferait connaître. Pour les disciples d’Emmaüs, ça sera la fraction du pain. Pour Pierre et les autres, ça sera la pêche miraculeuse (Jn 21). Pour Madeleine, ça sera la voix de Jésus (Jn 20). Et pour Thomas, évidemment, les marques des clous.

Chacun tient à un signe de reconnaissance. Et c’est avant tout cela qui les tient ensemble, qui les rassemble, le fait qu’en dépit de variations en son sein, la communauté qu’ils forment est réceptrice et donneuse d’un certain nombre de significations dans lesquelles tous à la fois peuvent se reconnaître.

Signe de distinction : la tunique du service

Et, par-delà les signes que « conserve » une communauté, il y a aussi le signe qui la conserve, qui la distingue d’avec les autres communautés. Et dans le récit de Thomas et dans la première lecture, l’on voit alors clairement que ce qui distingue la communauté du Ressuscité, c’est l’attention au plus faibles. C’est d’ailleurs autour de cela qu’est tout entier tissée la découverte du tombeau dans ce chapitre 20 de Jean.

Jean met, en effet, une insistance surprenante à décrire les détails des vêtements déposés là (trois versets ! v.5-7). Ce n’est pas juste une astuce d’écrivain (mettre un peu de description pour ralentir l’intrigue). Ce dépôt du vêtement dans le tombeau doit rappeler au lecteur que Jésus avait accompli le même geste auparavant dans un récit assez central : le lavement des pieds. Là aussi, Jésus dépose ses vêtements, met une tunique de service afin de laver les pieds à ses disciples, puis reprend le vêtement ensuite (Jn 13).

Ici au contraire, il les dépose dans le tombeau et il ne les reprendra plus. Mais cela veut-il dire qu’il a revêtu à jamais la tunique du serviteur ? Oui, sans aucun doute. Il est devenu, par sa résurrection, le serviteur éternel des faibles, le laveur des pieds éternel de tous ses frères. Aussi ses disciples, par conséquent, sont-ils ainsi invités doublement, par le lavement des pieds et par la résurrection, à constituer une communauté de gens invités à déposer eux aussi leurs vêtement pour prendre la tunique de serviteurs.

Serviteurs des plus pauvres et des plus faibles. Ce sera là en tout cas le signe qui signalera partout désormais la communauté des disciples du Ressuscité, le signe qui distingue l’Église. Et c’est d’ailleurs, l’écho que l’on entend dans la première lecture : où l’on mettait tout en commun, pour le partager en fonction des besoins de chacun.

La parabole bariolée

Mais le plus faible a aussi parfois un autre visage et il faut donc, pour finir, en revenir à Thomas. J’aime à rappeler le sermon d’un pasteur protestant, lu je ne sais plus où, qui explique comment il s’apaisa le jour où il se réconcilia lui-même avec ce caractère bariolé de ses assemblées. Je paraphrase ici.

La messe, certains y vont, certes, parce qu’ils ont la foi. Mais d’autres y vont souvent aussi parce qu’ils ne l’ont pas, pour vérifier s’ils l’ont toujours. D’autres encore y vont, quelquefois, par curiosité, pour observer ceux qui affirment l’avoir. D’autres encore y vont sans y croire pour accompagner ceux qui l’ont, comme ce voisin d’immeuble agnostique qui accompagne sa voisine octogénaire à la messe les dimanches ou ce musulman, sur une de mes anciennes paroisses, à la messe presque tous les dimanches pour accompagner son épouse catholique. D’autres y viennent enfin peut-être aussi parce qu’ils ont perdu la foi et qu’ils vont l’y chercher, espérant qu’il y ait le « déclic », un signe du ciel, pour y quêter un miracle qui redonnerait de croire.

La Communauté des premiers disciples

La charité crucifiée : de la communauté hospitalière

Voilà, le royaume du Ressuscité. Bref, dans cette communauté, dans toutes nos communautés, tout le monde n’est pas au même niveau. Il faut prendre conscience du caractère bariolée de cette communauté du Ressuscité où les expériences de foi ne sont pas les mêmes, ni au même degré chez tous. La figure de Thomas vient ajouter à cela que les « faibles » et les « pauvres » ne sont pas forcément ceux sur qui notre pitié peut s’exercer et notre compassion dégouliner : c’est aussi ceux qui nous donnent du poil à gratter et qu’on voudrait jeter dehors. Comme ce Thomas qui pose toujours trop de questions ; comme ce Judas qui a une sale gueule. Nous avons tendance à oublier que Judas est à la table de la sainte Cène et qu’il est assis à nos eucharisties.

À travers eux, tous les douteurs et tous les traîtres du monde font partie de l’Église. (C’est plus fréquent qu’on ne croit car c’est souvent nous-mêmes.) Ne sont-ils pas des frères à aimer, même l’ennemi ? Il n’est pas question ici ni d’un irénisme facile ni d’une inclusion de comptoir mais d’une charité crucifiée et douloureuse qui, en Dieu, accepte ce que, humainement, elle aurait rejeté. Il n’y a alors peut-être pas de surprise que ceux qui s’estiment des gens bons et bien comme il faut n’en veuillent souvent pas et, à la différence de Thomas, claquent la porte. Ils sont comme Thomas, disent-ils alors. Et vous voyez pourquoi je n’en suis pas si certain.

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5 Comments

  1. Je ne sais pas si Judas avait une sale gueule….faut-il la gueule de l emploi?
    A la fin de toute méditation, il convient de regarder la réalité : nos paroisses se vident. Il faut donc en conclure qu’une majorité de nos frères estiment qu’ils sont des « gens bons et bien comme il faut. »
    Mais ce n’est pas nouveau : déjà le psalmiste le constatait:  » tu ne refuses pas Seigneur un cœur brisé et broyé « .
    Et on se retrouve avec le discours aux pharisiens : « les prostituées vous procéderont dans le royaume des cieux ».
    Il y a aussi le beau texte de Peguy « : les honnêtes gens…ne sont pas blessés. Leur peau de morale constamment intacte leur fait un cuir et une cuirasse sans faute….ils ne présentent point cette ouverture que fait une affreuse blessure….parce qu’ils ne sont pas blessés ils ne dont pas vulnérables….parce qu’ils ne manquent de rien, on ne leur apporpas ce qui est tout » (Peguy, note conjointe sur Descartes).
    D’ailleurs tout les partis et spécialement  » de gauche » se réclament d’une morale des « honnêtes gens ».
    Cependant il se trouve que dans l’évangile il semble que le blessé, ce soit Jésus et non Thomas.
    Peut-être nous faut-il faire un autre retournement intérieur : « ne pas croire ce que je vois », comme la tradition nous le suggère et qui semble aller de soi, mais ouvrir les yeux du cœur, ou plus précisément,ceux de la foi pour enfin « voir ce que je crois. »

    1. Cher Bernard,
      Il ne suffit pas d’avoir des marques de clous pour être un « blessé », ni de n’en présenter aucune, comme Thomas, pour ne l’être pas. Celui qui est littéralement relevé dans CET évangile, c’est Thomas, me semble-t-il.
      Mais je suis d’accord avec vous, sur cette morale des « gens bien » qui semble souvent prendre la place de l’Évangile. Et merci pour ce bel extrait de Péguy.

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