Qu’est-ce que la Trinité ? Réponse : mauvaise façon de poser la question. Cette question est une affaire sans issue : elle tient deux pôles incompatibles qui font les choux gras des critiques depuis très longtemps. Les polythéistes disent que les chrétiens ne sont pas sérieux et les monothéistes, pareils, disent qu’ils ne sont pas sérieux et… les chrétiens ne savent répondre que par leur expérience de Dieu. Peut-être est-ce là le fin mot : expérience. Les chrétiens n’ont pas inventé : ils racontent Dieu simplement comme ils l’ont vécu, tel qu’il est venu cheminer avec eux dans l’histoire. Et le mot expérience dit également ceci : la véritable question, ce n’est pas « c’est quoi la Trinité », mais plutôt : « Comment la Trinité ».
Le non-droit de propriété
Il y a quelques jours, je célébrais la messe dans une communauté de religieuses. L’évangile était tiré de ces chapitres de saint Jean (ch. 14-17) qui sont, pour moi, un casse-tête. Alors, je dis aux braves dames, sans sourciller : « parfois, chères sœurs, après la lecture de certains évangiles, il faut avouer qu’on n’y comprend rien. » Et je passai à autre chose. Il m’a toujours semblé que ce qui est intéressant dans ces chapitres, ce n’est pas (j’y reviens encore) ce qu’ils disent, mais comment ils le disent.
C’est ce que je vois, par exemple, dans l’évangile d’aujourd’hui. Ce qu’il dit pourrait être résumé en un seul verset : il y a un quelque-chose qui appartient au Père. Il l’a donné au Fils. Et l’Esprit prendra cette chose pour la donner aux hommes. Mais Jésus le répète trois ou quatre fois en quatre versets et cette répétition elle-même (le fameux comment) crée une sorte de mouvement où l’on « voit », littéralement, la fameuse chose passer d’une main à une autre et de celui-ci à celui-là, comme si personne le voulait la garder pour soi, non qu’il n’en veuille pas, mais au contraire parce qu’il veut le donner.
Mais pourquoi cette « chose » circule-t-elle autant ? Pourquoi doit-elle circuler ? Peut-être parce qu’il s’agit d’une histoire d’amour vraie dans laquelle le Père aime tellement son Fils qu’il lui donne tout, mais vraiment tout. Mais l’amour que le Père a pour le Fils est exactement le même que le Fils, en retour, a pour le Père. Donc, le Fils imite et répète le geste du Père : il lui redonne tout, mais vraiment tout. Et le Père ne pouvant ni ne voulant garder cela pour lui le redonne au Fils et le Fils… vous voyez le Ping-pong ? Mais je crois que là, malgré moi, je tombe dans ce que j’essayais d’éviter, l’explication. Permettez que je vous raconte une histoire, un bout de moi.
L’expérience: fragment d’autobiographie
Je devais avoir douze ou treize ans et je venais d’entrer au Petit Séminaire Jérémie Moran de Datcha Tchogli (Atakpamé). Venant d’une famille non pratiquante et étant le seul de mes compères à n’avoir pas fait sa première communion, au départ, la deuxième partie de la messe ne m’intéressait pas beaucoup : je la laissais volontiers à ceux qui pouvaient aller communier les mains jointes et revenir s’asseoir abîmés dans la profondeur d’une méditation dont je me demandais le sens. Mon attention, durant la messe, était tout entier happée par la lecture de l’évangile et l’homélie (et bon Dieu, quels talents de prédicateurs nous avions!). Et c’est ainsi que je « découvris » le Christ.
En l’occurrence, deux textes d’évangile me sont restés précieusement en mémoire : l’épisode de l’impôt à César (que jusque dans ma thèse, je ne pouvais m’empêcher de commenter) et le récit de la femme adultère. Les deux textes paradigmatiques où répondre oui ne suffit pas et répondre non ne suffit pas non plus. Les deux textes où, quelle que soit la réponse, vous sortez pendu, haut et court. En écoutant ces textes et la façon habile dont Jésus répondait à ses adversaires, mon intelligence d’enfant était littéralement ravie. Et j’ai dû me dire en moi-même : Ce Jésus, il a quelque chose de plus que les autres. J’aurais bien eu envie de le compter parmi les bons professeurs que j’avais à l’époque, profiter de sa dextérité emplie de sollicitude, de son tact ironique sur les bords et de sa sagesse supérieure. Plus tard, j’apprendrai que cela s’appelle être disciple, mais peu importe : j’étais ravi, transporté et séduit par cet homme sans égal.
Du Fils au Père : Ping…
Beaucoup plus tard, je comprendrai que cet homme qui aurait fait un terrible gourou s’il avait voulu – et moi, je l’aurais suivi, enthousiaste – avait accepté par sa mort de ne pas profité de sa capacité de séduction pour prendre pouvoir sur les hommes. Les théologiens appellent cela la kénose (cf. Ph 2,5-8). Mais pour faire simple, relisez le chapitre six de l’évangile selon Saint Jean : Jésus multiplie les pains, les hommes mangent à leur faim, le lendemain ils reviennent avec une intention précise : faire de lui leur roi. Qui n’aimerait pas un roi qui donne à manger à ses sujets en tout temps ? Qui n’aurait profité pour être roi avec les talents qu’avait le Christ
Mais Lui, que fait-il alors ? Au lieu de profiter de cette « opportunité » comme on dit maintenant, de cette occasion rêvée, Il s’enfuit. Et quand Il revient de cette fuite, exprès, Il se fâche avec tout le monde, Il perd la majorité de la foule enthousiaste, Il offre même à ses apôtres la possibilité de s’en aller eux aussi, et plus important : dès ce jour-là, sa mort était signée. Mais en acceptant de mourir, en réalité, le Christ ne fait qu’une chose, Il dit à tous les hommes : Ce que vous avez aimé et apprécié en moi, ne vient pas de moi, mais cela vient de mon Père. C’est cela précisément qu’on entend dans l’évangile de ce dimanche. (C’est pour cela que tout n’est pas mort avec la mort du Christ et que le Père qui lui a tout donné a été capable de tout lui re-donner, même par-delà la mort.)
Mais revenons à mon histoire : alors donc que j’avais les yeux fixés sur cet homme, que je cherchais à percer son secret ; ou pour dire les choses simplement : alors qu’Il allait littéralement devenir ma star, mon idole, Lui essayait de toutes ses forces de détourner mon regard de lui-même, pour l’orienter vers le Père, pour me dire que c’est son Père qui est la source de tout ce que j’admirais en Lui : sa sagesse, sa dextérité, son être tout entier. Le Fils n’a qu’une mission, c’est de révéler le Père à qui il veut, c’est-à-dire à ses amis. On ne peut être longtemps le compagnon du Fils sans trouver le Père sur sa route : le Fils m’avait séduit, mais c’était pour m’offrir à son Père. Je croyais avoir un compagnon et le premier me fit découvrir qu’ils étaient deux : le Christ réclame notre amour et notre dévotion, mais pas pour lui-même, mais pour son Père.
S’il exige que je lève les yeux sur lui, ce n’est point afin que je le voie, lui seulement, mais afin que je voie aussi et surtout le Père : “Philippe, qui m’a vu a vu le Père”.
Jean-Luc Marion
Du Père au Fils : …Pong
L’histoire n’est pourtant pas finie. Le Christ vous indique le Père mais lorsque vous essayez de regarder le Père, ce dernier ne fait qu’une seule et unique chose : nous indiquer le Fils, back. Mais où le Père fait-il cela, demande Dimitri du fond de la classe. Et il a (un peu) raison. Dans les évangiles, en fait, il est très rare d’entendre directement la voix du Père. Mais lorsqu’elle se fait entendre, deux fois sur trois seulement à ma connaissance, elle répète cette phrase unique, la première fois au Baptême et la deuxième fois à la Transfiguration : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, écoutez-le ».
Autrement dit le Christ dirige nos yeux vers le Père et le Père re-dirige nos regards vers le Fils. Voilà où se trouve l’histoire du Ping-pong. Et s’il ne s’agissait pas de Dieu, il faudrait dire qu’ils jouent avec nous ou se moquent de nous. Mais ce qui se passe ici est décisif : tout ce que nous admirons chez le Fils (son esprit de sagesse et d’intelligence, de conseil et de force, de connaissance et de piété, de crainte de Dieu), le Fils nous dit que cela se trouve dans le Père… et le Père nous dit que cela se trouve dans le Fils.
À un moment donné, exténués de ne jamais voir la balle atterrir, nous avons envie de leur dire à tous les deux : Bon, peu importe chez qui cela se trouve, donnez-le nous tout simplement. Et Dieu nous prenant au mot, le Père et le Fils conspirent pour nous donner l’Esprit saint qui est non seulement ce va-et-vient entre les deux, mais également le don qui contient tous les dons. Le premier m’a montré qu’ils étaient deux et les deux m’ont appris qu’ils étaient trois : trois en un seul Dieu dont le nom est Amour et qu’on ne peut connaître qu’en en tombant profondément amoureux.
Et à l’Esprit : t’en balle pas
L’Esprit est la balle, le ping-pong, le va-et-vient éternel entre les deux, le don que le Père fait au Fils et le don que le Fils fait au Père, éternellement. Et il est le don que les deux, du même souffle, donnent aux hommes. Voilà comment je suis passé du Fils au Père, puis du Père et du Fils à l’Esprit saint. J’en avais découvert un qui m’a fasciné. Mais lui-même m’indiquait, de toutes ses forces, qu’ils étaient deux. Et, à peine je commençais à m’intéresser aux deux, je découvris qu’ils étaient trois dans le même amour. Trinité bienheureuse et généreuse pour les hommes.
Mais je compris, encore plus tard, que si l’Esprit saint n’était pas là dès le départ, les Évangiles de l’impôt à César ou de la femme adultère me seraient restés aussi stériles qu’un caillou ; ils n’auraient pas réjoui mon cœur. Et la chaleur que je ressentais en les écoutant me serait restée un secret inconnu. La Bible ne peut pénétrer dans un cœur et y travailler que grâce à l’Esprit saint. Sinon, elle n’est qu’un beau roman d’aventures. Dieu est venu vers nous dans l’ordre suivant: d’abord le Père qui s’est révélé à Israël, puis le Fils, puis le saint Esprit. Mais, pour aller vers lui, notre chemin commence par l’Esprit qui est déjà là sans que nous le sachions, qui nous engendre à la vie, nous montre le fils agissant dans les Écritures et nous fait enfin nommer le Père, Abba. Je compris que lorsque j’avais accueilli le premier, non seulement l’Esprit saint était déjà là, mais encore j’avais déjà accueilli les trois sans le savoir.
Ce rôle de l’Esprit est, comme l’Esprit lui-même, invisible. Mais cette invisibilité lui-même a des raison. J’en ai parlé ici comme lié à son rôle maternel. La première personne que voit un enfant, ce n’est pas sa mère. Pendant la grossesse, à la naissance et longtemps encore, il est tellement fusionné à la mère qu’il ne la « voit » littéralement pas. C’est donc peut-être le père que l’enfant apprend en premier à connaître et, ceci, avec la complicité de la mère, bien entendu. Au devant de la scène, il y a donc toujours la relation Père-Enfant mais leur trait d’union, c’est la mère (invisible). Il en est ainsi, à mon sens, pour notre capacité à voir la Trinité. Au plan humain, l’enfant mettra du temps à se détacher de ce corps maternel afin de commencer à regarder sa mère comme un être séparé. Au plan de la foi, l’Esprit est toujours déjà là mais il prend du temps de le voir et de le confesser. Mais nous y reviendrons, à Trinité, l’an prochain.
Du restes, voilà comment j’essaie d’apprendre à recevoir la Trinité dans mon expérience chrétienne personnelle. Comment je me la rends moins étrangère, moins lointaine, plus proche de moi que moi-même. Et toi, alors, comment la Trinité ?
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