Les unes disent « nous n’avons plus d’huile » ; les autres leur répondent « allez plutôt chez les marchands vous en acheter. » Quand on vous répond ça, à minuit, il fait noir, vous êtes en détresse, et vous n’avez justement plus de lampe, ça sonne comme le plus stupide des conseils. Le comble, c’est que cette stupidité est sortie de la bouche de vierges dites sages. Alors, soit Jésus se fout de notre tête, soit, comme il en a l’habitude, il se fout un peu de notre tête. Après le portrait des enseignants, voici celui de ceux qui les écoutent sans discernement.

Vierges doublement insensées

Il y a une question que St Matthieu a posé dès sa première parabole rapportée, celle dite du semeur, et qu’il nous est difficile d’entendre. Quand nous lisons cette parabole-là, chacun s’entend dire qu’il faut être la bonne terre afin que le grain, tombant en nous, puisse porter du fruit. Mais comment pouvez-vous être la bonne terre sans et avant la semence ? Comment pouvez-vous être bon avant la graine de la parole, lorsque c’est justement elle qui vous transforme en bonne terre ? Y a-t-il un sens d’essayer d’être la bonne terre sans Dieu et, ensuite seulement, de se présenter devant lui avec la gueule des sauvés, ceux qui ont réussi à s’en sortir tout seuls et qui sont prêts maintenant à recevoir la graine de la parole?

les vierges folles et les vierges sages

C’est une question qui resurgit encore dans l’évangile de ce 32e dimanche du temps ordinaire, au chapitre 25 du même Matthieu. Au nom de quoi s’éloigne-t-on de l’époux qui est la lumière du monde, pour aller rallumer la pâle lumière de quelque lampe ? On vous dit que la lumière du monde approche et la première chose qui vous viendrait à l’idée, serait de vous plaindre que vos lampes sont éteintes ? La parabole des vierges folles/sages me laisse donc perplexe : la folie des vierges folles est plus profonde qu’on ne l’imagine. Leur folie ne réside pas seulement dans le fait qu’elles n’avaient pas assez d’huile. Certes, elles n’ont pas été prévoyantes. Mais, ensuite, la solution qu’elles ont privilégiée pour se sortir d’affaires est encore plus idiote que leur imprévoyance de départ. Et c’est peut-être là que se noue l’histoire. Car cette solution stupide qu’elles ont choisie n’est pas venue de n’importe qui: elle est suggérée par celles considérées comme sages. La folie des vierges folles est profonde ; mais la folie des vierges sages est peut-être encore plus abyssale. Mais, avant d’y venir, rendons à César ce qui est à César.

Paniquer ou pas, that’s the question

On a dit dimanche dernier que Matthieu refermait son livre de façon plutôt habile. Cela vaut encore pour le début du chapitre 25, l’évangile de ce 32e dimanche du temps ordinaire. Il se rabat, en effet, sur la fin du sermon sur la montagne (chapitre 7) où il s’agit non pas de vierges sages et folles mais de l’homme sage qui a bâti sur le roc et de l’insensé qui a bâti sur le sable. Matthieu utilise le même couple de mots grecs phrônimô/môrô, d’un côté et de l’autre. La nouvelle traduction que, vous savez, je n’aime pas vraiment, rend désormais phrônimô par « prévoyant » ; la question est certes délicate (je vous renvoie à Wikipedia) mais je préfère l’ancienne traduction de « sage » qui, me semble-t-il, conserve toutes les résonances possibles.

Laissons la philologie à ses spécialistes. Il y a une chose que j’aime à propos de l’histoire qui conclut le sermon sur la montagne, c’est que l’homme qui a bâti sur le roc n’est pas épargné par les intempéries : il a beau bâtir sur le roc, il est sujet à la pluie, au vent, aux torrents… exactement comme l’insensé qui a bâti sur le sable. C’est seulement à la fin de l’orage, s’il y survit, qu’il peut respirer un peu. De la même manière, nos vierges dans l’évangile d’aujourd’hui se ressemblent. Elles sont toutes invitées sans discrimination, toutes fatiguées d’attendre l’époux retardataire, toutes finissent par s’endormir. Ce qui les distingue, lorsque retentit le cri dans la nuit, c’est la panique des insensées en regard de la sérénité des sages. Un contraste entre agitation et quiétude, sérénité et inquiétude qu’on retrouve ailleurs dans l’évangile — Marthe et Marie, ou Mt 6, les oiseaux du ciel et Salomon —, et qui joue ici un rôle important.

La sagesse des sages

Imaginez un instant qu’un ange débarque et nous annonce que Jésus sera là dans quinze minutes : la différence entre ceux qui garderaient leur calme et ceux qui s’épuiserait dans toutes les directions serait la seule chose décisive. Qui, pour obtenir ou accorder un pardon longtemps remis à plus tard. Qui, pour se réconcilier un ami ou un parent. Qui, pour une confession bien au chaud depuis des éternités et qui serait pris au dépourvu devant un confessionnal bondé, parce que tout le monde a eu la même mauvaise idée que lui ou, pire, devant un confessionnal vide parce que le curé serait parti à la recherche d’un autre confrère pour se confesser lui-même, etc.

Voilà la leçon que nous administrent les vierges sages, prévoyantes et il faut leur en savoir gré. Ce n’est pas tant qu’elles avaient de l’huile ; c’est que cette provision les a gardées de céder à la panique. Car en situation de panique, les hommes prennent rarement des décisions judicieuses. L’huile n’est qu’un moyen et cela laisse suspendue la question de savoir si on ne pouvait pas trouver un autre moyen d’éviter la panique. Les vierges insensées le sont donc non seulement parce qu’elles n’avaient pas assez d’huile mais parce qu’elles ont cédé à la panique et pris des décisions hâtives.

J’imagine que les rues auxquelles Jésus fait allusion dans la parabole n’avaient pas d’éclairage public. Et il est minuit, les lampes sont éteintes, les ténèbres sont épaisses, tout est plongé dans l’obscurité totale. Et nos vierges plongent dans ce monde à la recherche d’un marchand d’huile. Même si la fin de l’évangile sonne dramatique, on peut s’autoriser ici une pause pour en rire. Mais c’est précisément ce que la panique peut nous faire faire. À l’inverse, les vierges sages ont raison, mille fois raison, et nous sommes invités à suivre leur exemple : être prêt à accueillir notre Seigneur avec sérénité, quel que soit le moment de Sa venue. Alors, chapeau bas aux vierges sages.

Des sages insensées ?

Sages, j’ai dit ? Bon, après leur avoir donné leur crédit, je peux me permettre d’être franc à propos de ces vierges sages ou peut-être même d’être un peu méchant. Et voici : je ne les aime pas. Quelquefois, on leur reproche, à raison, d’avoir manqué de charité : elles auraient pu simplement partagé le peu d’huile qui restait et mériter ce qui résonne à la fin de ce même chapitre 25, j’avais faim et vous m’avez donné à manger, aka je manquais d’huile et vous m’en avez donnée. Et on s’indigne que soient entrées dans le Royaume des personnes manquant de charité de façon aussi flagrante !

Mais ce n’est pas la pire des choses que je leur reprocherais. Si elles étaient restées égoïstes tout en évitant d’induire les autres en erreur, je les aurais applaudies. Mais non seulement elles sont trop sages et trop parfaites, mais elles enseignent des choses qui, à la fin, ne semblent pas si avisées qu’on espérerait. Et je reviens ainsi à la thèse énoncée plus haut. Les vierges insensées ne sont pas insensées seulement parce qu’elles n’ont pas assez d’huile, non seulement parce qu’elles ont paniqué. Cela peut arriver à n’importe qui. Elles sont insensées parce qu’elles ont suivi un conseil insensé donné par des gens prétendument sages. Relisons l’Évangile dans le texte :

Les insouciantes demandèrent aux prévoyantes :
‘Donnez-nous de votre huile,
car nos lampes s’éteignent.’
Les prévoyantes leur répondirent :
‘Jamais cela ne suffira pour nous et pour vous.’

Jusque-là, elles sont égoïstes. Tout va bien dans le meilleur des mondes. Mais les choses se gâtent lorsqu’elles ajoutent, depuis l’autorité de leur sagesse : « ‘allez plutôt chez les marchands vous en acheter.’ » Qui donne ce genre de conseil à quelqu’un à minuit ? Quel marchand est ouvert si tard pour vendre du pétrole ? (Vous vous rappelez la parabole, chez Luc, de l’ami qui va réveiller son ami à minuit pour demander du pain? Vous vous rappelez ce qu’on lui a répondu?) Mais quel conseil aussi stupide venant de personnes prétendument sages ? Les vierges dites sages étaient peut-être très intelligentes, mais sur ce conseil précis, elles sont plus insensées encore que les insensées.

N’oublions pas le contexte. Jésus vient de terminer ses dernières bagarres avec les pharisiens. Dans la dernière passe d’armes, dimanche dernier, il leur est reproché de lier de gros fardeaux, de les faire porter par d’autre et de ne pas les remuer du doigt. Je ne peux m’empêcher de voir combien nos vierges sages leur ressemblent. Ils n’ont pas tout faux, et nous pouvons apprendre quelque chose d’eux. Mais ils tiennent éloignés de Dieu beaucoup trop de personnes – les prostituées, les pécheurs, les publicains et tous ceux qui ne sont pas comme eux. Ils veulent que tout le monde devienne comme eux, pour mériter l’amour de Dieu. Et le seul enseignement qu’ils prodiguent est donc celui-ci : faites comme nous, soyez comme nous, voyez comme nous sommes justes, allez acheter un peu d’huile même s’il est minuit, devenez comme nous pour gagner un sourire de Dieu, etc. Et ainsi, ils perdent trop de personnes, les laissant dans l’obscurité.

Portrait de l’insensé

Répétons. À mon avis, les vierges insensées ne le sont pas seulement parce qu’elles n’ont pas pris d’huile de réserve – ou parce qu’elles seraient éternellement idiotes. Elles ont simplement été insensées d’avoir suivi un conseil aussi insensé. L’insensé, dans ce sens, c’est celui qui croit n’avoir aucune chance avec Dieu parce qu’il n’est pas comme les autres. Nulle part il n’est écrit dans le texte que l’époux expulserait quelqu’un si sa lampe ne brûlait pas. La preuve, c’est qu’à la fin, les lampes brûlantes ne suffirent pas à leur faire ouvrir les portes.

Au contraire donc. Notre époux, le Christ, notre Sauveur, est la lumière du monde. Il est venu donner une chance à ceux qui n’ont plus d’huile, qui sont perdus dans l’obscurité et qui, humainement parlant, errent dans les couloirs obscurs de la vie. Les insensés supposent qu’on leur interdira l’accès sans lampe allumée et partent acheter plus d’huile. Ils cherchent ailleurs les moyens d’être justes avant de venir à Dieu. Mais à quoi sert de l’huile lorsque la lumière du monde vient à vous ? Ce qu’elles réussissent, et fort bien dans cette direction, c’est de s’éloigner de l’époux. Elles s’éloignent de la Lumière pour aller chercher une lumière supposée les ramener à la Lumière dont elles se sont éloignées. Il aurait été meilleur pour elles de rester avec l’époux. Il aurait été meilleur pour elles d’avoir des lampes vides, non allumées, mais d’avoir l’époux à proximité pour les rallumer. En s’éloignant, elles parviennent à obtenir beaucoup d’huile, mais elles ont manqué l’occasion de la rencontre.

Si elles avaient vu en l’époux la vraie lumière, au lieu de paniquer à cause de leur propre insuffisance, elles auraient attendu, présenté leur indigence et réclamé miséricorde. Un personnage de Léon Bloy disait ainsi : au jugement dernier, je ferai appel. Je ferai appel du jugement de Dieu devant le tribunal de sa miséricorde. Je vous prends à témoin: s’il lui vient à l’idée ce jour là de me reprocher de manquer d’huile, je lui demanderai de m’en donner un peu. Il ne s’agit pas de nier que les vierges sages, partiellement, nous assènent une bonne leçon de prévoyance. Mais il faut ajouter, c’est peut-être l’autre face du Royaume, que, si jamais l’on n’est pas prêt — mais qui l’est jamais ? —, si jamais l’on se retrouve avec une gueule d’insensés — ne le sommes-nous pas tous ? —, il s’agit moins de paniquer, de perdre espoir, de s’éloigner de la source de lumière que, au contraire, de se rapprocher de lui. N’est-il pas venu rallumer les lampes éteintes, refusant d’éteindre le roseau qui fume encore (Mt 12,20 ; cf. Is 42,3) ?

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  1. « Un personnage de Léon Bloy disait ainsi : au jugement dernier, je ferai appel. Je ferai appel du jugement de Dieu devant le tribunal de sa miséricorde. Je vous prends à témoin: s’il lui vient à l’idée ce jour là de me reprocher de manquer d’huile, je lui demanderai de m’en donner un peu. Il ne s’agit pas de nier que les vierges sages, partiellement, nous assènent une bonne leçon de prévoyance. Mais il faut ajouter, c’est peut-être l’autre face du Royaume, que, si jamais l’on n’est pas prêt — mais qui l’est jamais ? —, si jamais l’on se retrouve avec une gueule d’insensés — ne le sommes-nous pas tous ? —, il s’agit moins de paniquer, de perdre espoir, de s’éloigner de la source de lumière que, au contraire, de se rapprocher de lui. N’est-il pas venu rallumer les lampes éteintes, refusant d’éteindre le roseau qui fume encore (Mt 12,20 ; cf. Is 42,3) ? »

    Véritable masterclass cette homélie claire et fluide, surtout sans détour. Dimanche dernier, en réécoutant l’évangile au cours de la messe, je me suis posée la question que vous avez relevée: Pourquoi les prévoyantes ne partagent pas leur huile avec les autres? Je me suis aussi demandée pourquoi ce sont 10 femmes qui attendent toutes ensemble un seul et même époux ? Mais, c’est tout. Mes questionnements étaient restés là. Aujourd’hui, j’apprends que les vierges insensées sont encore plus insensées parce qu’elles ont suivi un conseil insensé. Merci beaucoup pour ces commentaires hebdomadaires. Nous espérons que vous nous réservez de très belles surprises pour le Temps de l’Avent.
    J’ai adoré la conclusion et cette citation qui propose de faire appel à la sentence finale au jugement dernier. C’est une chute exceptionnelle.

    1. Je réponds tard mais je savais que ce texte plairait aux juristes. J’ai découvert le texte de Bloy lui-même à travers Carl Schmitt, un des grands juristes du 20e siècle (à la réputation trouble pour avoir été un moment le juriste en chef du parti nazi).

  2. Une exégèse Exceptionnelle en effet… Je n’avais jamais eu accès à la richesse de cette parabole telle quelle nous est proposée d’être entendue ici. C’est d’une justesse, d’une subtilité et d’une profondeur qui descend droit dans le coeur et défonce la porte de l’Espérance pour nous autres insensés et différents… Merci père Léonard pour cet accès direct à l’ Amour de Notre Bien-Aimé 🙏🙏🏽🙏🏿.

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