Dimanche dernier, les pauvres sont déclarés heureux. Et voilà qu’ils sont prêts d’attraper la grosse tête, la fierté des malheureux, l’orgueil des humbles, genre « vous voyez, nous ne sommes pas si mal que ça ! ». Alors, Jésus ajoute tout de suite après qu’ils sont le sel de la terre. Et si cette phrase qui, précisément qui les gonfle à exploser, et si, au lieu d’en rajouter à la grosse tête, c’était destiné à les calmer ?

L’orgueil des humbles

L’évangile d’aujourd’hui a souvent fait perdre la tête aux chrétiens. Ils y sont déclarés le sel de la terre, la lumière du monde, les phares de l’humanité, l’avant-garde de l’histoire. Mais ce qui est encore pire, c’est que c’est un évangile qui permet d’être à la fois orgueilleux et humble. Orgueilleux, parce que c’est un grand honneur d’être le sel de la terre. C’est un prix nobel qui vaut son pesant de fierté.

Humble, parce que ce n’est pas nous qui le disons, mais Jésus qui le dit à notre sujet. Il est vrai que ces derniers temps, avec tous les problèmes que nous avons, nous sommes moins orgueilleux, mais il n’empêche qu’une telle promotion n’est pas à dédaigner. Mais peut-être que l’Évangile a cet effet sur nous parce que nous ne prenons pas assez Jésus au mot.

L'orgueil des humbles

La surcouche morale

Vous êtes le sel de la terre, vous êtes la lumière du monde ! Vous aussi, vous pensez probablement, en écoutant cet évangile, que Jésus dit : « Vous devez être le sel de la terre, vous êtes appelés à être la lumière du monde ». Si vous le lisez ainsi (comme longtemps j’ai fait avant d’être piqué par cet évangile un matin, et d’avoir sursauté de mon lit), si vous lisez donc ainsi, c’est que vous rajouter de la bonne morale bien bourgeoise à un texte qui ressemble davantage à une attaque à main armée.

Car, que nous devrions faire ceci ou cela… c’est précisément ce que Jésus ne dit pas. Il ne parle pas de ce que nous serons ou devrons être dans le futur. Il parle de ce que nous sommes déjà aujourd’hui. Il ne dit pas que vous devez devenir le sel de la terre, ni que vous êtes appelés à le devenir, ni que je vous ordonne de devenir la lumière… Mais plutôt, sans crier gare, vous êtes ici et maintenant, vous êtes le sel de la terre.

L’art de se prendre un texte dans la tronche

La surcouche morale que nous avons l’habitude d’ajouter à l’évangile, et très souvent, est destiné à rendre les attaques de Jésus supportables. Ça nous permet de dire que ouais, vous voyez, nous ne le sommes pas encore mais nous sommes en chemin, patati, patata, chacun à son échelle et blablabli blablabla… Puis le jour où vous vous rendez compte que Jésus parle non pas à l’impératif mais à l’indicatif, qu’il vous attaque à vif, je ne sais pas ce que vous ressentez, mais je me suis tourné vers le Seigneur et je lui ai dit :

« D’accord, Seigneur, d’abord on va se calmer. Ensuite, tu vas m’excuser : je suis quand même loin d’être le sel de la terre ou la lumière du monde. Tu dois te tromper. Ou alors tu n’es pas du tout sérieux avec nous dans cette affaire. Non, Seigneur, si tu me connaissais vraiment, tu saurais que je ne suis ni sel, ni piment, ni lumière. Je comprends que je dois devenir la lumière, cela me conviendrait encore. Mais que je le sois, honnêtement, tu dois avoir tort ».

Et alors, comme Pierre, Moïse, Esaïe et bien d’autres dans la Bible, je lui aurais dit : « Va-t’en loin de moi ». Ou alors, comme Jonas, je me serais enfui avant même d’avoir eu l’occasion de devenir arrogant. La surcouche morale sert souvent à cela: éviter de se prendre le texte dans la tronche et de se retrouver au sol, KO.

Hé, te prends pas la tête

Cette réaction qu’on aurait spontanément si l’on prenait Jésus au mot nous prenant à la renverse, cela montre peut-être que cet évangile est avant tout une leçon d’humilité. Jésus dit quelque chose de très banal et même d’humiliant : Nous ne sommes en réalité qu’un ingrédient, ou mieux encore, un ingrédient parmi d’autres. Qu’est-ce que le sel, si ce n’est un ingrédient important, mais néanmoins limité ? Le sel qui voudrait bien constituer à lui tout seul un festin, vous imaginez l’ambiance à table !

Le temps de comprendre cela, peut-être que Jésus dit tout simplement ceci : « Ne vous donnez pas tant d’importance, vous êtes du sel, mais vous n’êtes que du sel ». Mais cela signifie aussi : « Vous êtes du sel. Mais ne méprisez pas les tomates, les oignons, les courgettes et le poivre ». Ingrédient d’une recette qui nous inclut, mais qui nous dépasse. Nous, les chrétiens, ne sommes pas la totalité du monde, nous n’en sommes qu’une part, importante mais quand même.

Faire d’la place aux autres

C’est d’ailleurs la même chose que disent les paraboles du grain de moutarde dans la terre ou du levain dans la pâte : nous sommes la semence mais pas la terre, le levain mais pas la pâte. Et en tant qu’ingrédient, nous ne pouvons pas faire la nourriture tout seuls. Le sel est peut-être du sel, mais il ne peut pas être mangé seul et il ne rassasie pas seul. Même si c’est du sel, même dans le cas où il n’aurait pas perdu sa saveur, il ne servirait à rien s’il était seul. Il doit être préparé avec d’autres ingrédients.

Cette lecture est susceptible d’applications infinies. Mais on pourrait commencer à même le texte du chapitre 5 de Matthieu et se dire que les autres ingrédients, la sauce à laquelle le sel d’aujourd’hui est pour ainsi dire ajouté, c’est l’évangile de dimanche dernier, c’est-à-dire les Béatitudes, qui se trouvent juste avant : « Heureux les pauvres devant Dieu », etc. À ceux qu’il a nommés dans les Béatitudes, Jésus dit : « Vous êtes le sel de la terre ».

En d’autres termes, Vous êtes le sel de la terre, si vous êtes pauvres de cœur et que vous savez en même temps apprécier les doux, les miséricordieux et les artisans de paix, alors vous êtes une lumière pour le monde. Car, comme le dira saint Paul, « Quand je donnerais tous mes biens aux pauvres et que je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité, je serais un airain qui résonne ou une cymbale qui retentit ». Il y a peut-être huit béatitudes pour montrer qu’aucune d’entre elles ne devrait se prendre pour le nombril du monde.

L’ingrédient qui en oublierait les autres

Car il y a bien ceux qui veulent tellement illuminer la maison qu’ils la font partir en fumée. Le philosophe Rémi Brague rapporte qu’une des plus fameuses caricatures du siècle des Lumières qui circula beaucoup en Europe à l’époque est l’image d’un singe qui, sous prétexte d’apporter justement les Lumières à un village, y met le feu. Et cela, dans un livre qui porte bien son titre: Modérément moderne.

Oui, il faut être du sel, mais modérément. Car il y a ceux qui veulent rendre la sauce tellement goûteuse qu’ils y mettent trop de sel. Les vrais bienheureux sont ceux qui savent qu’ils sont des ingrédients appelés à créer un monde avec les autres. Ceux qui savent qu’ils sont le sel et qu’ils doivent en utiliser un peu : Alors ils travaillent pour la paix, pour l’amour. Ils savent qu’ils sont le sel et qu’ils ne doivent pas utiliser trop de sel : alors ils sont pauvres, doux, miséricordieux. Ils font la place aux autres.

Ce qui est célébré dans ces béatitudes ce n’est pas la pauvreté, ni la faim et la soif de justice, ni la douceur ni même la miséricorde, comme s’il y avait d’un côté les bons qui sont bons parce qu’ils sont pauvres, doux… et les mauvais, de l’autre. Il est des façons d’être artisan de paix qui bloquent complètement la voie au Royaume ; il est des formes de douceur qui ne rendent service à personne. Au contraire, on peut être persécuté et être soudain une ouverture sur le bonheur du Royaume. 

Sel de la terre, lumière du monde

La cuisine du bon Dieu

Prendre conscience que l’autre, que d’autres existent à côté de moi et que je ne suis pas seul au centre du monde ; prendre conscience que malgré mes qualités, je dois rayonner avec d’autres ; prendre conscience que notre église ne peut pas être construite ou reconstruite si, en tant qu’ingrédients, nous ne prenons pas chacun une part et quelle que soit cette part, si nous ne faisons pas un peu de place à d’autres qui sont différents de nous ; prendre conscience, quand bien même nous sommes des lanternes, qu’une lampe plantée dans un désert ne sert à rien.

Et pour l’Eglise en tant que « société », prendre conscience qu’elle a beau être le dépositaire de la révélation du Christ, il y a aussi d’autres à côté qui ont raison d’exister et qu’il en sera ainsi jusqu’à la fin des temps (puisque l’étranger est une figure structurelle à l’Eglise en tant que telle), etc. etc.Vous êtes le sel de la terre… Peut-être que cette parole, qui risque souvent de pousser les chrétiens à l’orgueil, doit finalement leur apprendre l’humilité.

3 Comments

  1. Oui, il faut être du sel, mais modérément. Car il y a ceux qui veulent rendre la sauce tellement goûteuse qu’ils y mettent trop de sel. Les vrais bienheureux sont ceux qui savent qu’ils sont des ingrédients appelés à créer un monde avec les autres. Ceux qui savent qu’ils sont le sel et qu’ils doivent en utiliser un peu : Alors ils travaillent pour la paix, pour l’amour. Ils savent qu’ils sont le sel et qu’ils ne doivent pas utiliser trop de sel : alors ils sont pauvres, doux, miséricordieux. Ils font la place aux autres.
    prendre conscience que malgré mes qualités, je dois rayonner avec d’autres ; prendre conscience que notre église ne peut pas être construite ou reconstruite si, en tant qu’ingrédients, nous ne prenons pas chacun une part et quelle que soit cette part, si nous ne faisons pas un peu de place à d’autres qui sont différents de nous ; prendre conscience, quand bien même nous sommes des lanternes, qu’une lampe plantée dans un désert ne sert à rien.
    Merci beaucoup pour ce commentaire qui m’ouvre les yeux. Je n’avais jamais écouté une homélie dans ce sens sur cet évangile.

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