Le Christ vient inaugurer le Royaume de Dieu, encore appelé le Royaume des Cieux. À supposer que la notion de « royaume » ne soit pas ici seulement une métaphore (et elle ne l’est pas), et à supposer que l’ambition de ce royaume soit d’être différent de tous les royaumes de la terre (et elle l’est), quelle serait sa loi fondamentale, ce qui la distinguerait de ses figures terrestres ? Le récit des tentations de Jésus sur la montagne, dans lequel à la troisième tentation, Jésus renonce à tous les royaumes de la terre, ce récit donc permet d’approcher ce genre de questions qui sont parmi les plus délicates qui aient agité les chrétiens de tous les temps.
Un autre pouvoir est-il possible ?
Les commentateurs de l’évangile de Matthieu ont souvent tendance à résumer cette « loi fondamentale » au sermon dit sur la montagne qui commence au chapitre 5 avec les béatitudes et s’achève au chapitre 7 avec l’invitation à bâtir sur le roc et non sur le sable. Mais Matthieu est dans son ensemble l’évangile de l’Église (c’est le seul évangile où ce mot apparaît), l’évangile du Royaume. Et en cela, de bout en bout, il pose la question du pouvoir et de son exercice, ou plutôt du changement dans la façon de l’exercer, de la nouvelle façon de l’exercer dans ce Royaume qui n’est décidément pas comme ceux de la terre.
Et pour y arriver, il lui faut montrer ce qui ne fonctionne pas dans la façon terrestre d’exercer le pouvoir. Il lui faut passer par une critique des Royaumes de la terre pour montrer la différence du Royaume des cieux. Et il semble que c’est à une critique de ce genre que nous avons affaire dans le récit des tentations.
Vous le savez: les chefs des nations païennes commandent en maîtres, et les grands font sentir leur pouvoir. Parmi vous, il ne doit pas en être ainsi: celui qui veut devenir grand sera votre serviteur; et celui qui veut être le premier sera votre esclave. Ainsi, le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude.
Mt 20,25-28 (juste avant l’entrée à Jérusalem!)
Il est possible donc d’intégrer le chapitre 4, celui des tentations — et bien avant encore, toutes les péripéties qui montrent le tout-puissant Hérode perdre le sommeil à cause d’un enfant nouveau-né — à ce grand mouvement et de lire le récit des tentations comme une grande interrogation sur le pouvoir. Ce que fit d’ailleurs Dostoïevski dans un des textes les plus poignants et les plus controversés aussi de la littérature russe (La légende du grand Inquisiteur des Frères Karamazov).
Les deux faces du pouvoir
Mais qu’est-ce que le pouvoir? Cette question est ambiguë, au sens propre du mot (au sens où il part dans deux directions à la fois). Selon que vous l’exercez ou selon que vous le subissez, vous ne répondrez pas à la cette question de la même manière. Ceux qui détiennent le pouvoir (ou qui en profitent) ont tendance à le légitimer en clamant tout haut que c’est pour le bien de ceux qu’ils gouvernent. Mais pour les subordonnés, le pouvoir est toujours ressenti comme un joug qui pèse et meurtrit les épaules. Selon saint Augustin, par exemple et contre saint Thomas sur ce point, si le gouvernement de l’homme sur les animaux est « naturel », le gouvernement de l’homme sur l’homme, c’est-à-dire le pouvoir, est le résultat d’un désordre dû au péché :
Après avoir créé l’homme raisonnable et l’avoir fait à son image, [Dieu] n’a pas voulu qu’il dominât sur les hommes, mais sur les bêtes. C’est pourquoi les premiers justes ont été plutôt bergers que rois, Dieu voulant nous apprendre par là l’ordre de la nature, qui a été renversé par le désordre du péché. Aussi ne voyons-nous point que l’Écriture sainte parle d’esclaves avant que le patriarche Noé n’eût flétri le péché de son fils de ce titre honteux.
La Cité de Dieu, XIX, 15
C’est parce qu’il n’est pas « naturel » au sens où le dit St Augustin, que ça nous pèse. L’expérience nous apprend d’ailleurs que les « subordonnés » ont tendance à jouer un double jeu dans la perception du pouvoir : ils jouent à s’incliner parfois trop pieusement devant les puissants et, dès que ceux-ci ont le dos tourné, à se moquer d’eux non moins pieusement. C’est ce que met en scène un conte célèbre d’Andersen (Les habits neufs de l’Empereur) dans lequel tout le monde fait semblant de croire et de faire croire à l’empereur qu’il est magnifiquement habillé, jusqu’à ce qu’un petit enfant révèle le pot au roses : l’empereur était nu mais personne n’osait le dire. Mais chut, ça ne se dit pas, surtout pas devant lui. C’est ce que faisaient les esclaves, par exemple, dans les plantations à travers le negro-spiritual qui respire une forme de contestation mi-ouverte, mi-voilée.
À chat et souris avec le pouvoir : les hidden transcripts
L’anthropologue américain James Scott (vous devriez lire ce livre!) appelle cela des hidden transcripts (les discours cachés) qui constituent la façon la plus ordinaire et la plus naturelle de contestation du pouvoir – les formes extraordinaires et rares étant les révolutions, où la contestation n’est plus cachée mais devient ouverte. Le fait que le pouvoir est toujours contesté, de façon ordinaire par le rire du bouffon ou le rire caché des honnêtes gens, montre à tout le moins qu’il n’est pas « naturel » et le pouvoir le démontre lui-même parce qu’il a toujours à se justifier, à se légitimer. Qu’est-ce donc que le pouvoir politique ? Mais surtout, sur quoi s’appuie-il ?
L’on me pardonnera cette longue introduction qui pourrait paraître inutilement théorique. En réalité, sans le formaliser, nous appliquons naturellement la théorie des hidden transcripts à la lecture de la Bible. C’est ce que nous faisons par exemple pour le livre de l’Apocalypse dans lequel il est évident que la critique du pouvoir romain est cryptée, et qu’on se rit dans son dos sans qu’il puisse le savoir. Mais cela n’est pas vrai que de l’Apocalypse, on en trouve des passages presque silencieux dans les Evangiles.
Par exemple, Jésus marche sur l’eau, certes. Mais le lac sur lequel il a marché s’appelle Lac de Tibériade et on peut lire là un hidden transcript: en effet, c’est un lac à côté de la ville de Tibériade, ville pimpante que le roi Hérode avait fait construire en l’honneur de l’empereur Tibère. En marchant sur ce lac, Jésus marche donc sur la tête des deux plus grands représentants du pouvoir de son époque. Ce qui ressemble à un après-midi de promenade sur le lac pourrait en fait être une critique silencieuse du pouvoir. Surtout lorsqu’on remarque, en plus, que l’épisode vient, chez St Jean, dans ce chapitre 6, où Jésus, après avoir multiplié les pains, se dérobe à la foule qui veut faire de lui un roi — à la manière des rois de la terre. Jésus ne se contente pas de se dérober à cette royauté, il la foule aux pieds.
Mais alors, va-t-il en venir oui ou non à l’évangile de ce dimanche, enfin !? Oui, et il me semble qu’il y a du hidden transcript derrière cet évangile. Car l’évangile de ce dimanche, à travers les trois tentations, nous présente le pouvoir (3e tentation) et nous indique deux de ses coordonnées essentielles, coordonnées qui sont presque atemporelles : le pain (1er tentation) et le cirque (2e tentation). Le pouvoir, avons-nous dit, a besoin de se légitimer. Et c’est par le pain et le spectacle qu’il y parvient.
Première tentation: Panem… ou l’empire du bien
D’abord, Jésus qui vient de jeûner quarante jours et nuits dans le désert a naturellement faim. Le démon surgit et lui propose, astucieusement, de transformer les pierres en pain. Cette tentation est la plus grosse de toutes les trois. Quelqu’un qui a jeûné, ne serait-ce que trois jours de suite, ce n’est pas avec du pain qu’il faut lui proposer de couper son jeûne. Il pourrait en mourir. Il faut, je ne suis pas expert, sans doute commencer par un thé chaud, une soupe légère…
La question va donc au-delà de la faim immédiate du Christ : c’est de la faim de l’humanité entière qu’il est question à travers lui. Cette faim qui pousse l’humanité à courir derrière ceux qui lui promettent de changer les pierres en pain, comme par miracle. À y regarder de près, aujourd’hui encore, que promettent ceux qui vont à la conquête du pouvoir ? Eh bien, ils promettent du changer les pierres en pain, d’inverser la courbe du chômage, d’augmenter le pouvoir d’achat, de garnir, comme par miracle, le fameux panier de la ménagère – comme jadis les Romains qui, à l’époque du Christ, ne demandaient rien d’autre que du pain et du spectacle. « Devant celui qui lui donnera le pain, l’homme s’inclinera, parce qu’il n’y a rien de plus indiscutable que le pain », écrit Dostoïevski.
D’ailleurs, j’ai fait allusion plus haut à l’évangile de Jean où l’on ne retrouve pas de récit de tentation. Mais dans le chapitre six, où précisément Jésus marche sur le lac Tibériade, il se passe des choses qui permettent de comprendre ce lien entre le pain et le pouvoir. Jésus multiplie les pains (il a presque réussi le pari, dans un désert, de transformer des pierres en pain pour 5000 hommes). Et que se passe-t-il tout de suite après : on veut se saisir de lui pour en faire un roi. Il échappe de près à la tentation en se dérobant à la foule, en refusant cette royauté factice qui repose sur la promesse facile du pain. Et, dans le même récit, dès que la foule le retrouve le lendemain, une des premières choses qu’elle lui demande, c’est un spectacle : fais-nous encore ça, disent-ils à Jésus : fais un signe, font-ils, comme lorsqu’on demande un rappel au théâtre (les Anglais appellent ça un Encore), ou un bis à la fin d’un concert, ou lorsque vous jouez avec les enfants qui vous disent inlassablement : encore, encore.
Deuxième tentation: …et circenses, homo festivus
J’en viens ainsi à la deuxième tentation. Le diable demande au Christ de monter au pinacle du temple et de se jeter en l’air, pour le plaisir de voir les anges débarquer pour le recueillir entre ses mains. Retournez cette tentation dans tous les sens : elle ne semble avoir aucun intérêt réel. Elle peut certes dénoter que le démon attend de Jésus une démonstration de puissance, une confiance absolue dans la prévenance divine qui enverra les anges au bon moment, etc. Mais dans l’immédiat, ce n’est que du spectacle gratuit et même quand ça ne marcherait pas, le peuple spectateur aura toujours le temps de crier « Awe », « Ooh » avant de voir le prestidigitateur s’écraser sur le sol et de rentrer chacun chez soi manger sa soupe et se coucher.
Car cette tentation est encore plus gratuite que la première. Il ne faut pas beaucoup d’imagination pour se demander si ça ne ressemble pas à un scénario cascadeur grandeur nature. Selon le poète latin Juvénal, ce n’était pas seulement par le pain que les empereurs romains tenaient le peuple en respect, c’est aussi en leur offrant du spectacle, des jeux du cirque (Panem et Circenses, dixit). Et je suis ici, presque tenté de vous copier/coller l’article de Wikipedia:
L’expression de Juvénal, y lit-on, pourrait faire allusion de nos jours, à « une population qui peut se laisser aller, se satisfaire de pain et de jeux, c’est-à-dire de se contenter de se nourrir et de se divertir et ne plus se soucier d’enjeux plus exigeants ou à plus long terme concernant le destin de la vie individuelle ou collective ; un pouvoir politique qui peut être tenté d’exploiter ces tendances à la vie facile et heureuse par la promotion de discours et de programmes d’action populistes ou court-termistes. » Regardez le spectacle pendant les campagnes électorales, les jeux de séduction – et une fois passé ce moment, les jeux innombrables qui occupent tellement le citoyen (la politique elle-même étant le plus grand théâtre par ses petits scandales bien orchestrés) pour que jamais l’on n’ait le temps de se poser la question de ce qui se passe vraiment.
Vous n’avez pas besoin de suivre mon regard. Blaise Pascal parlait de divertissement, Debord appelait cela une société du spectacle, Philippe Murray critique cet homme nouveau passé de homo sapiens à homo festivus festivus qui s’invente des fêtes et des festivals à n’en plus finir… et où l’on profite au passage pour « vendre des cerveaux disponibles à Coca-Cola » pour éviter qu’ils servent à autre choses, surtout pas à contester le pouvoir. Dans le chapitre six de l’évangile selon Jean, il faut garder le parallèle, Jésus laisse contester son pouvoir et ses followers s’en vont : allez chercher un tel modèle à l’ère où les sondages et autre côte de popularité font la loi. Jésus repousse donc cette tentation comme il a repoussé la première. Ce n’est pas de cette manière qu’il veut régner sur les hommes et le seul spectacle qu’il offrira d’ailleurs, sur la Croix, n’a rien de très séduisant !
Le noeud de l’affaire: troisième tentation
Dans une certaine mesure, après ces deux premières tentations, le diable a déjà échoué, car ses deux premières tentations sont les coordonnées essentielles de la troisième : pas de pouvoir sans pain et spectacles et celui qui les refuse tous les deux a déjà refusé un certain type d’exercice du pouvoir. Mais le diable, pourrait-on dire, tente le tout pour le tout : après avoir voilé le vrai cadeau sous le pain et le spectacle gratuit, il enlève l’emballage et présente l’objet dans toute sa nudité en espérant peut-être que Jésus, repoussant le package, s’émerveille devant ce qu’il contenait en effet : Prosterne-toi devant moi afin d’avoir tous les royaumes de la terre et de les dominer de haut. Ah tiens, c’était donc ça le fin mot de l’histoire ?
Ventre affamée n’a point d’oreille, dit le proverbe. Et quand on s’est rassasié la panse, l’on s’assoit devant la télé pour regarder le dernier épisode que nous proposent encore ceux qui sont en avant de nos cités. Et nous n’avons pas fini de le digérer qu’il y a un nouvel épisode. Il faudrait surtout retourner le proverbe : ventre rassasiée est docile et les yeux occupés ne fouinent pas en coulisses.
Pour faire une parenthèse, on sait le succès des réseaux sociaux en Afrique et je suis souvent amusé par la critique du pouvoir qui y circule, sous forme de caricatures, de private jokes, de révoltes parfois amères, de blagues au troisième degré, etc. Les pouvoirs ne s’en inquiètent guère et ils continuent d’ouvrir largement ces avenues, de réduire la fracture numérique pour que leur accès se démocratisent. Ils savent et l’encouragent : car tout cela n’est qu’un jeu. La preuve, a contrario, c’est qu’ils s’en inquiètent quand ça quitte le jeu pour devenir un printemps arabe, et alors ils ferment les mêmes robinets qu’ils sont les premiers à laisser ouverts au moment où ils n’étaient que des exutoires pour la colère populaire.
Et alors ?
Mais voilà le type de pouvoir que Jésus refuse. Il en inaugure un autre qui consiste, pour celui qui le détient ou qui lui est soumis, peu importe, « à se prosterner devant le Seigneur son Dieu et n’adorer que lui seul », à n’avoir pas peur d’avoir faim et à éviter la prison du spectacle (voir évangile de mercredi des cendres).
Ce que veut dire ce nouveau pouvoir et ce nouveau règne, il n’est pas sûr que nous l’ayons encore compris, ou l’ayons commencé. Mais au moins, dans ces récits nous est montré l’envers du pouvoir qui nous tient et sur quoi nos vies, parfois inconsciemment, sont arrimés. C’est déjà une libération de le savoir et l’évangile va jusqu’à dire que c’est une libération des griffes du démon.
Caro leo , a very interesting readings ( in earnest , I couldn’t read them all) supported by history. N appropriate comments by you. Also , I found profound the piece of creation especially in an era , where animals ( dogs in the specifics ) takes over human beings ; or viceversa 😀. Thanks