L’évangile de ce 34e dimanche ne s’adresse pas aux chrétiens. C’est en parlant des autres qu’il leur dit ce qu’ils doivent être.

Mashal aleikoum

Au cours de cette année liturgique qui s’achève, année de lecture suivie — interrompue aussi — de St. Matthieu, il y a une conviction en moi, déjà ancienne, qui s’est précisée. (J’ai commenté en long seulement trois évangiles dans ma thèse, tous extraits de Matthieu). Si je devais caractériser chacun des quatre évangélistes, d’après leurs façons diverses de raconter les histoires, je les résumerais à ceci : Luc est un fabuliste, Marc — un romancier, Jean — un caricaturiste, polémiste (comme si on pouvait être l’un sans l’autre!) et Matthieu, seul, excelle dans l’art des paraboles (avec Marc en second).

Je n’entends pas dire par là que les cloisons sont étanches, je parle grosso modo. Néanmoins, on a pu dire de Marc qu’il a écrit avec des techniques (le flashback, le sandwich, c’est-à-dire le fait d’interrompre l’histoire et promettant la suite dans un instant, etc…) qui anticipent sur les techniques modernes qu’on utilise dans les scénarios de cinéma. Jean est d’une ironie ravageuse : quand il a fini de vous raconter l’histoire, comme dans le récit de l’aveugle de naissance ou de la femme adultère, vous savez qui a été le con de première classe. En général, Luc vous raconte des histoires pour que, à la fin, comme dans une fable de La Fontaine ou d’Esope (il était grec, tiens!), vous en tiriez une leçon : c’est ainsi de l’enfant prodigue, du bon samaritain qui sont ses « paraboles propres ».

Mais Matthieu, en bon juif, et tel que j’ai voulu le lire surtout cette année, vous raconte l’histoire et vous plante là, sans que vous sachiez s’il faut prendre la chose par la gauche ou par la droite. Apparemment, il s’agirait du genre littéraire du mashal (je vous encourage vivement à lire ce mashal de blague juive). Conteur de paraboles flottantes, dont le sens reste suspendu, Matthieu est celui qui a pris le plus au sérieux la prophétie d’Isaïe citée par Jésus, après sa première parabole.

Qu’est-ce qu’une parabole ?

En effet, après la parabole dite du semeur dite du semeur parce que, avec Matthieu, il faut rester prudent — après cette parabole qui est la première qu’il rapporte, les disciples demandent à Jésus pourquoi il parle en paraboles. Là encore, il faut être prudent : les disciples ne demandent pas que veut dire la parabole qu’ils viennent d’entendre. Ce qui les intéresse, à ce moment là, ce n’est pas le sens de la parabole — et c’est pourtant ce que Jésus, selon Matthieu, va s’empresser de faire. Mais avant de faire ce que les disciples ne lui ont pas demandé, Jésus répond quand même à leur question concernant ses raisons de parler en paraboles et, ce, en citant Isaïe.

Si je leur parle en paraboles, c’est parce qu’ils regardent sans regarder, et qu’ils écoutent sans écouter ni comprendre. Ainsi s’accomplit pour eux la prophétie d’Isaïe : Vous aurez beau écouter, vous ne comprendrez pas. Vous aurez beau regarder, vous ne verrez pas.

Mt 13,13-14, facile à retenir Mt 13,13 comme Mt 7,7
la brebis perdue et retrouvée

Le (vrai) problème — et c’est toute la raison d’être des paragraphes précédents — c’est que nous sommes souvent tentés de lire Matthieu comme nous lisons Luc : bien au chaud, avec une leçon de morale toute faite à emporter pour la semaine. Or, voilà, Matthieu prend bien soin dès le départ d’avertir le lecteur ou l’auditeur, de l’équiper d’une inquiétude sourde qui ne va plus cesser de l’accompagner : quand il croira avoir compris, il faudra qu’il se demande s’il a vraiment compris. Quand il pensera avoir bien vu ce que Jésus ou Matthieu veut dire, il faudra qu’il se mette une autre paire de lunettes, qu’il se retourne le cerveau, se le mette à l’envers pour se demander s’il n’y a rien en dessous de ce qu’il a vu, si un écran ne lui barrait pas la vue. Mais se peut-il — et c’est là où je voulais en venir, mais restez prudents —, se peut-il que Matthieu nous traîne dans les labyrinthes de ses paraboles pour, à la fin, dans la dernière parabole, nous livrer la clé de l’histoire ? Bienvenue dans la dernière parabole, l’évangile de ce dimanche.

Boucs et Brebis : un train peut en cacher un autre

La question la plus délicate dans l’histoire de l’interprétation (voir Sherman Gray) de l’évangile de ce 34e dimanche du temps ordinaire, est la suivante : qui sont les personnes jugées par ce Christ-Roi, revenant en gloire ? Est-ce que ce sont seulement ses disciples ou bien est-ce que ce sont tous les hommes ? La question n’est pas si anodine qu’elle paraît. Pour une première raison : comment le Christ pourrait-il juger des gens à qui n’a pas été enseignée la règle chrétienne de la charité — qui est autre chose, avouez, que le simple fait d’être ouvert&tolérant? Ou alors, si toute la question est d’être peace&love pour être trouvé juste au jugement dernier, et surtout si c’est l’Église elle-même qui prêche cela, il faudrait lui demander à quoi ça sert d’être chrétien et de s’équiper de tout ce qui va avec ?

La question n’est donc pas anodine, pour une deuxième raison. Nous sommes tous poussés à voir deux groupes différents dans cette parabole et la parabole elle-même nous pousse (un peu trop) à les remarquer : ce sont les brebis d’un côté, les boucs de l’autre, les premières gentilles, innocentes, soyeuses de tendresse, et les seconds puants, maudits et indifférents. Voilà la leçon de morale qui pointe : il faut être comme les brebis, affaire conclue. Or, il y a un autre « deux-groupes » que le couple brebis/boucs risque habilement de cacher : c’est le couple elachistoi/ethnoi — ceux que Jésus appelle « les plus petits de mes frères » d’un côté (les elachistoi) et en face d’eux, les brebis et les boucs confondus dans ce que Matthieu appelle « les Nations » (les ethnoi).

Le problème qui est soulevé lorsqu’on prête attention à cette deuxième manière de diviser les personnages, c’est qu’on se rend compte de ceci : tout le monde n’est pas jugé. Le jugement ne frappe que les ethnoi. Et les autres, nos chers elachistoi seront-ils aussi jugés ? Selon d’autres critères ? Ou bien ne seront-ils jamais jugés ? Le Christ-Roi reviendra sûrement juger tous les hommes : voilà une conviction. Mais ce n’est pas ce que Matthieu dit dans cette parabole. Il faut se demander ce qu’il veut dire et ne pas rabattre trop rapidement la conviction sur le texte.

Elachistoi : pauvre parmi les pauvres

Ce n’est pas pour montre d’érudition que j’écris ces mots en grec. C’est que les spécialistes estiment que ce sont des termes techniques dans l’évangile de Matthieu et qu’on ne peut s’en passer quand on aborde cette parabole. On avait évoqué ici, ces derniers dimanches, l’idée que l’évangile de Matthieu se repliait sur soi comme un bon livre : cela n’est pas plus vrai ailleurs que dans cette parabole. Notre parabole de ce dimanche, la fin du chapitre 25 de Matthieu, évoque des thèmes traités au chapitre 10, la première envoie des disciples en mission, et se rabat donc parfaitement sur lui. Lorsqu’on entend aujourd’hui Jésus dire : « j’avais soif, vous m’avez donné à boire » (Mt 25,35), on ne doit pas oublier ce qu’il disait dans le dernier verset du chapitre 10 : « Et celui qui donnera à boire, même un simple verre d’eau fraîche, à l’un de ces petits en sa qualité de disciple, amen, je vous le dis : non, il ne perdra pas sa récompense. » (Mt 10,42). Mais on ne doit surtout pas non plus passer à côté de l’expression qui revient dans les deux chapitres : l’un de ces (plus) petits.

Mais qui sont ces « plus petits » ? La citation précédente nous dit justement que ce sont les disciples. Ce qui définit la « qualité de disciple », c’est justement d’être « un de ces plus petits » et, ici, on entend d’autres échos innombrables : celui qui veut être le plus grand doit être le serviteur, celui qui s’élèvera sera abaissé, heureux les pauvres, etc. etc. etc. La question de savoir si les chrétiens se comportent effectivement comme ces « plus petits » dont parle le Christ est ici suspendue. Mais on ne manquera pas de remarquer que, dans le chapitre 10 justement, le Christ les envoie en mission, sans or, ni argent, ni monnaie de cuivre, ni sac, ni tunique, ni sandales, ni bâton… (Mt 10,9-10), livrés à la merci de ceux qui les accueillent ou les refoulent, « comme des brebis au milieu des loups » (Mt 10,16).

Remarquez, encore, que le Christ les envoie comme des brebis au milieu des loups et espère que les loups leur feront bon accueil… mais peut-être que la clef de l’énigme est là. Mais pour l’heure, si ça n’est pas une position de faiblesse, si ça n’est pas une invitation à compter parmi ces plus petits des hommes, alors j’arrête ici d’écrire. Le chapitre 25, notre parabole, ne s’occupe pas du jugement de ces « plus petits de mes frères ». Le chapitre ne dit pas non plus qu’ils ne seront pas jugés, que les disciples du Christ échapperont au jugement. Ils seront sûrement jugés, probablement suivant d’autres critères. Mais ce n’est pas son affaire. Ce qui le préoccupe, c’est le jugement de ceux qui ne sont pas disciples, c’est-à-dire — autre terme technique — les Nations.

Les Ethnoi ou l’hospitalité des loups

De la même manière qu’on retrouve Elachistoi (mikroi) au chapitre 10, de la même manière on retrouve Ethnoi au chapitre 28, lorsque le Christ, ressuscité envoie ses disciples à toutes les nations pour les baptiser au nom du Père et du Fils et du St Esprit. Ces Nations auxquelles le Christ envoie ses elachistoi au chapitre 28, ce sont elles qui sont rassemblées et jugées dans ce chapitre 25. Les Nations, ce sont donc, et précisément, ceux qui ne connaissent pas le Christ, ou peut-être aussi, qui ne l’ont pas reçu, ou qui ont même peut-être rejeté son annonce, tout en donnant de l’eau (ou pas) aux annonceurs. L’indice de cette interprétation, c’est leur surprise. Et les boucs et les brebis sont surpris d’être jugés par Quelqu’un à qui, techniquement, ils n’avaient aucun compte à rendre. Les brebis avouent ne l’avoir jamais vu ou rencontré. Les boucs avouent ne l’avoir jamais vu ou rencontré. Les Nations, d’une même voix, disent la même chose et sont surprises d’être convoqués à ce curieux jugement.

L’évangile de ce dimanche, me semble-t-il, ne concerne donc pas les chrétiens, les elachistoi. Ou, pour mieux dire les choses, il ne les concerne qu’indirectement. Ce dont parle Jésus et Matthieu avec lui, ce sont plutôt ceux qui entourent les chrétiens, ceux au milieu de qui ils vivent, tout ce qui est l’extérieur de ceux qui partagent la « qualité de disciples ». Ce sont, techniquement et sans connotation péjorative, les « loups » au milieu desquels les chrétiens sont envoyés. Et la grande espérance que respire ce texte, c’est que certains loups, au lieu de faire ce qu’ils savent faire, c’est-à-dire dévorer les brebis, ô miracle !, prennent soin d’elles : leur donnent à manger, leur donnent à boire, les accueillent quand ils sont étrangers, etc. Ils l’ont fait avec tant d’humanité que, à la fin, sans cesser d’être des loups, sans cesser d’appartenir aux Nations, ils seront identifiés aux brebis et partageront le bonheur de ces derniers.

Leur salut est, certes, dans le fait qu’ils acceptent l’enseignement du Christ, qu’ils se convertissent, qu’ils croient à l’évangile, etc. Mais leur salut est AUSSI dans le fait que, sans même croire, ils font de l’espace aux elachistoi et leur permettent de vivre, en paix les uns avec les autres. Leur salut est dans le fait de se convertir et d’avoir la foi. Mais leur salut est aussi dans l’hospitalité généreuse et compatissante qu’ils offriront à ces plus petits que sont les disciples du Christ.

Une Eglise d’Elachistoi

Voir cela, aussi — il faut toujours rester prudent — c’est comprendre sous un autre angle la mission des chrétiens dans le monde. D’ailleurs, au chapitre 10, on a l’impression que toute la mission des disciples se résume, non pas tant à faire ceci ou cela, ou à dire ceci ou cela, mais à leur capacité à se faire accueillir. C’est pour cela peut-être qu’ils ne doivent avoir ni or, ni argent — ce qui leur permettrait de s’auto-suffire, de se passer des autres, ou peut-être même d’acheter des armes pour se défendre s’ils sont attaqués — comme cela arriva hélas plus d’une fois dans leur histoire. L’évangile de ce 34e dimanche ne concerne les chrétiens qu’indirectement, avons-nous dit : il leur rappelle que leur façon d’être au monde est d’être toujours en position d’elachistoi.

Et peut-être ici, dans son dernier acte parabolique, Matthieu livre (peut-être encore) la clef de l’interprétation des autres paraboles. Nous sommes souvent tentés de lire ces parabole du point de vue non pas des plus petits mais des plus forts. Quand on évoque le semeur, tout le monde veut être dans la classe de la bonne terre. Quand on parle des talents, tout le monde rêve d’être le serviteur qui en a rapporté dix. Lorsqu’il nous raconte l’histoire des invités aux noces, tout le monde pense qu’il faut lire le texte depuis la perspective de ceux qui sont en habit de fête et non depuis celle du malheureux jetés dehors, ce plus petit des plus petits. Ou alors, avec les vierges sages et celles dites insensées… Le plus évident dans les paraboles — c’est quand même Matthieu! — n’est pas le plus évident. Même dans les paraboles, peut-être faut-il aller chercher les elachistoi, leur donner à manger et à boire…

Pour les disciples du Christ, pour l’Eglise, le challenge le plus grand, c’est d’arriver, en tant que brebis, à vivre en paix au milieu des loups. Mais alors, ici, dans notre évangile d’aujourd’hui, le Roi adresse aussi un message aux loups : « Qui accueille un prophète en sa qualité de prophète recevra une récompense de prophète » (Mt 10,41). Voilà : le loup qui accueille une brebis en sa qualité de brebis, recevra une récompense de brebis. « Alors le Roi dira [aux Brebis] qui seront à sa droite… » Peu importe ce qu’ajoute le Roi, ils ont reçu le nom de brebis pour avoir en loup, accueilli des brebis en qualité de brebis. Amen sur eux!

2 Comments

  1. Matthieu ! Matthieu ! Matthieu ! Les clefs d’entrée dans ses paraboles ne sont si évidentes à fabriquer en cléfs minutes. Car, « le plus évident dans les paraboles n’est pas le plus évident. Ok
    Et nous les elachistoi d’esprit, pour qui les choses complexes sont un calvaire, comment allons nous trouver de manière évidente ces clefs d’interprétation des paraboles de Matthieu au risque de passer à coté à chaque fois ?

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