La première des béatitudes en est la clé de voûte. La plus souvent attaquée mais également celle qui ouvre à la dynamique des autres béatitudes, qui en résume l’idée à savoir que le vrai bonheur est une affaire à la voix passive

Les pauvres, heureux ?

Heureux les pauvres de cœur Dieu. — Très bien, Jésus. Sincèrement, je crois que telle devrait être notre réponse : — Oui Seigneur, on peut passer à autre chose ? Et, comme par hasard, à cause de cette phrase, l’évangile d’aujourd’hui (sinon l’évangile tout entier) a souvent irrité de nombreuses personnes. Comment peut-on dire des pauvres qu’ils sont heureux ? Quel bonheur y a-t-il à être pauvre, à pleurer et à être persécuté ? Se pourrait-il que ce soit une manière subtile de maintenir les pauvres dans la pauvreté afin que les riches puissent continuer à s’enrichir à leurs dépens ? D’autres, la race des pieuses gens, diront qu’il s’agit d’accepter ce qui ressemblerait alors à une sublimation de la souffrance, une sorte d’appel à supporter les revers, à se serrer les dents en toutes circonstances, sans crier, sans se plaindre, etc.

Comme vous vous en doutez, les Béatitudes ont souvent été réduites à la première. On s’est souvent arrêté à « Heureux les pauvres… » et qu’on l’aime ou qu’on la déteste, on est souvent parti d’elle. J’aimerais suggérer que ce n’est pas toujours à tort. Car elle est sans aucun doute la plus provocatrice des huit béatitudes. Et elle résume un peu toutes les autres. Heureux les pauvres. Que l’on ajoute qu’il s’agit de la pauvreté du cœur — chacun faisant comme il peut, les Allemands traduisent : pauvre devant Dieu — qu’on ajoute donc qu’il s’agit de pauvreté de cœur ou d’esprit n’a vraiment aucune importance. Quelle que soit la forme qu’elle prend, cette première béatitude place les suivantes sous un jour très particulier.

Heureux les pauvres de coeur

Une passivité radicale

En effet, si l’on y regarde de plus près, les huit béatitudes ont quelque chose en commun, à savoir ceci : Tous ceux dont il est question dans les Béatitudes, les pauvres, les assoiffés de justice, les miséricordieux, les affligés et les artisans de paix — ce sont des personnes qui ne créent pas leur propre bonheur, mais qui le reçoivent de quelqu’un d’autre. La structure des verbes n’est à la voix active que pour les doux : ils verront Dieu. Mais même là, la chose ne change pas beaucoup. D’une part, par le fait même qu’ils sont doux, on les voit mal faire violence à Dieu pour le sortir de sa cachette. On se doute bien donc que là aussi, ils verront Dieu parce que Dieu se fera bien voir d’eux. Dans tous les cas, toutes les catégories mentionnées dans les Béatitudes sont passives, le bonheur n’est pas quelque chose qu’elles obtiennent par elles-mêmes, mais quelque chose qui leur est donné.

Les pauvres sont heureux, non pas simplement parce qu’ils sont pauvres, mais parce que le royaume des cieux leur est donné par quelqu’un d’autre. Les doux sont heureux, non pas parce qu’ils sont doux, mais parce que la terre promise leur est donnée, par une autre main qu’ils ne pouvaient pas soupçonner. Les affligés sont heureux, non pas à cause de leur affliction, mais parce qu’il y a des gens qui les consoleront. Si vous relisez les béatitudes une à une, vous reconnaîtrez toujours ce schéma : les bienheureux sont presque passifs, et d’autres agissent en leur faveur. Ils ne deviennent pas bienheureux par leurs propres moyens, mais par une action qui émane de l’Autre par excellence, à savoir Dieu.

Dieu leur manque

Cela fait de tous ceux qui sont déclarés heureux des pauvres, dans un certain sens. Le fait qu’ils puissent être comblés par Dieu est sans doute lié au fait qu’ils manquent fondamentalement de quelque chose. Il leur manque la paix, alors ils y travaillent. Il leur manque la miséricorde, alors ils l’offrent. Il leur manque la consolation, alors ils pleurent après elle. Ils manquent de justice, alors ils la cherchent.

Dieu est quelqu'un qui nous manque

Ils sont radicalement pauvres dans le sens où, au fond, ce qui leur manque c’est Dieu lui-même. Et ils le cherchent, chacun à travers les visages de son absence/présence dans le monde : l’un par la voie de la paix, car Dieu est paix. L’autre, à travers la voie de la justice, car Dieu est justice. Ils sont tous pauvres,de cette pauvreté radicale qui consiste en ce que Dieu n’est pas là et en ce sens, la première béatitude résume toutes les autres.

Mais alors vient la question : pourquoi ces pauvres sont-ils les préférés de l’Évangile ? En commençant par les Béatitudes, le mot pauvre est et deviendra un mot clé dans toute la prédication de Jésus. Que doit donc signifier cette préférence apparente et sans cesse soulignée de Dieu à l’égard des pauvres ? Quelle est en fait la différence entre les riches et les pauvres ?

Du monde, ils sont insatisfaits

Qu’est-ce qu’un riche ? Voici ma définition, qui correspondrait davantage à l’esprit de l’évangile de Luc mais qu’on peut bien transporter ici. Selon l’Evangile de Luc en particulier, un riche est quelqu’un qui profite du monde. Quelqu’un qui tire profit du monde tel qu’il est. Un pauvre, c’est tout le contraire. C’est quelqu’un qui ne tire aucun profit du monde tel qu’il est, tel qu’il tourne.

Je vous laisse deviner laquelle de ces deux catégories de personnes aspire, le plus, à un autre monde, un monde nouveau, un monde différent, un monde transformé qui serait plus juste et plus solidaire ? Bref, laquelle cherche le « Royaume des cieux » ? Si vous répondez honnêtement à cette question, vous comprendrez peut-être l’importance de cette préférence de l’Évangile pour les pauvres.

Car celui qui rêve d’un monde nouveau, du royaume des cieux, ne peut jamais être le riche, dans le sens où l’on vient de dire. Il est un satisfait de ce monde. Celui qui rêve d’un monde nouveau est toujours le pauvre. Ce monde nouveau promis par Dieu, ce monde nouveau qui porte le nom de royaume des cieux, seuls les pauvres sont assez ardents pour y aspirer, et c’est en cela qu’ils sont heureux, c’est en cela qu’ils ont part dès maintenant à sa béatitude.

Le monde ne tourne pas rond

Changer les règles du jeu

Ce monde ressemble donc à un grand terrain de jeu. Ceux qui gagnent à ce jeu ne veulent ni que le jeu s’arrête, ni que le jeu change. (On peut même dire qu’il y a plusieurs catégories de jeux, avec chacun ses gagnant et ses perdants — mais ayant tous la même règle à savoir que ceux qui gagnent à un jeu spécifique ne veulent pas que la règle change, que ce « monde » où ils sont rois soit transformé, tant pis pour les pauvres du même « monde » qui meurent de cette même règle et aspirent à son changement). Jésus semble dire que ces « riches »sont des gens malheureux qui s’oublient eux-mêmes parce qu’ils ne sont pas prêts à voir et à accueillir le nouveau monde que Dieu invente à chaque instant.

Mais dans ce même jeu, il y a aussi ceux qui perdent toujours. Ceux-là prient et supplient à genoux, et travaillent pour que le jeu s’arrête et qu’un autre jeu, plus équilibré et plus juste, le remplace, et ceux-là sont heureux parce qu’ils sont préparés à voir le monde nouveau que Dieu fait naître, à voir les prémices du royaume des cieux.

La question est toujours la même depuis deux mille ans : allons-nous accepter l’invitation ? Sommes-nous prêts à abandonner ces petits jeux « certains gagnent, certains perdent — on n’y peut rien », « s’ils perdent, c’est leur faute », « s’ils meurent, c’est qu’ils sont coupables » etc. ? Mais surtout prêts à voir le monde qui surgit lorsque Judas est invité à la première messe du monde, qu’un larron est premier au paradis, que Zachée est bénie, que la femme adultère est renvoyée chez elle libérée, que la brebis perdue est remise au centre, etc. ? Ce jeu nouveau devrait s’appeler l’Eglise. Et heureux serions-nous, alors. Vraiment.

En attendant la conversion improbable de tous, on pourrait enjoindre (et je le ferais si j’étais un gourou): sois, toi, le bonheur de quelqu’un. Pour qu’il l’apprenne (la prenne) à la voix passive.

3 Comments

  1. Les pauvres sont donc des pèlerins qui avancent vers un monde nouveau. Je crois que je vais relire ce billet. Merci Padre de continuer par nous nourrir de ces commentaires très édifiants des pages évangéliques du dimanche.

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