Le semeur d’hier est appelé aujourd’hui, après avoir semé, à aller dormir. Quelle sagesse ! Voici la parabole en Mc 4,26-29 : Il disait : « Il en est du règne de Dieu comme d’un homme qui jette en terre la semence : nuit et jour, qu’il dorme ou qu’il se lève, la semence germe et grandit, il ne sait comment. D’elle-même, la terre produit d’abord l’herbe, puis l’épi, enfin du blé plein l’épi. Et dès que le blé est mûr, il y met la faucille, puisque le temps de la moisson est arrivé. »

Dormir… et dormir

Car cela, bien souvent, il est le dernier à faire. Il pense que c’est en se tracassant qu’il fera pousser le grain plus vite. Or, il le sait : ce n’est pas en étirant sur l’enfant en longueur qu’il grandira plus vite. Ainsi du grain semé. On se demande pourquoi, régulièrement, Jésus fait de ces deux réalités, des paraboles du Royaume. Je me suis rendu compte que je pouvais commenter cette parabole en me contenant de juxtaposer (à l’infini, je n’exagère pas) des citations. Voici un florilège.

Et d’abord une citation de moi dans un livre que je n’ai toujours pas encore écrit

L’économie moderne qui gouverne notre monde ne sait pas s’arrêter ; elle est en charge du monde et le monde qu’elle s’est créé s’arrêterait si elle devait se reposer, juste un peu. Elle fait travailler les dimanches et fait travailler à la maison ; si elle pouvait inventer un huitième jour de travail, elle l’aurait déjà fait. Beaucoup de personnes ont besoin d’un travail de jour et d’un travail de nuit pour survivre dans ce monde et pendant qu’elles vont au second, elles doivent manger au volant de leur voiture. Et la bourse de New York tourne pendant que celle de Paris est en train de fermer ou que celle de Tokyo arrive à son pic d’activités et, depuis Johannesburg, il faut guetter tous ces flux derrière un écran d’ordinateur en veillant à ne pas fermer les yeux trop longtemps. Pendant ce temps, les bateaux qui doivent nous ramener de l’ananas en toute saison sillonnent les mers sans répit et les avions qui lacèrent le ciel ne connaissent ni le jour ni la nuit. Si on avait un point de vue extérieur pour regarder ce monde, nul doute qu’il ressemblerait à un gros traquenard duquel les hommes se débattent fébrilement pour s’en libérer. Comme des poissons pris dans un filet qui se bousculent pour « s’en sortir » comme l’on dit couramment.

Et de Charles Péguy

C’est Dieu qui parle:

Or on me dit qu’il y a des hommes qui travaillent bien et qui dorment mal. Qui ne dorment pas. Quel manque de confiance en Moi. C’est presque plus grave que s’ils travaillaient mal mais dormaient bien. Que s’ils ne travaillaient pas mais dormaient, car la paresse n’est pas un plus grand péché que l’inquiétude. Et même c’est un moins grand péché que l’inquiétude et que le désespoir et le manque de confiance en Moi.
Je parle de ceux qui travaillent et ne dorment pas. Je les plains. Je parle de ceux qui travaillent, et qui ainsi, en ceci suivent mon commandement, les pauvres enfants. Et qui d’autre part n’ont pas le courage, n’ont pas la confiance, ne dorment pas. Je les plains. Je leur en veux même un peu. Ils ne me font pas confiance. Comme l’enfant se couche innocent dans les bras de sa mère ainsi ils ne se couchent point, innocents, dans les bras de Ma Providence.
Ils ont le courage de travailler. Ils n’ont pas le courage de ne rien faire. Ils ont la vertu de travailler. Ils n’ont pas la vertu de ne rien faire. De se détendre. De se reposer. De dormir. Les malheureux ils ne savent pas ce qui est bon. Ils gouvernent très bien leurs affaires pendant le jour. Mais ils ne veulent pas m’en confier le gouvernement pendant la nuit. Comme si je n’étais pas capable d’en assurer le gouvernement pendant une nuit.

Charles Péguy, Le Porche du Mystère de La deuxième Vertu, 1912

Et de Hartmut Rosa

Le monde moderne peut être décrit adéquatement avec le concept d’accélération. « Les athlètes semblent courir et nager de plus en plus vite; les fast-foods, le speed-dating, les siestes éclairs et les drive-through funerals semblent témoigner de notre détermination à accélérer le rythme de nos actions quotidiennes, les ordinateurs sont de plus en plus rapides, les transports et la communication demandent seulement une fraction du temps nécessaire il y a un siècle, les gens paraissent dormir de moins en moins (des scientifiques ont découvert que la durée moyenne du sommeil a baissé de deux heures depuis le xix siècle et de trente minutes depuis les années 1970), et même nos voisins semblent emménager et déménager de plus en plus fréquemment. (…) La facette la plus oppressante et étonnante de l’accélération sociale est peut-être la spectaculaire et épidémique « famine temporelle » des sociétés modernes. Dans la modernité, les acteurs sociaux ressentent de manière croissante qu’ils manquent de temps et qu’ils l’épuisent. C’est comme si le temps était perçu comme une matière première consommable telle que le pétrole et qu’il deviendrait, par conséquent, de plus en plus rare et cher. » se soumettant ainsi « la pression du temps et au stress » pour finir au burn-out, cette maladie des temps modernes. Et Rosa de conclure : « dans la société moderne séculière, l’accélération sert d’équivalent fonctionnel à la promesse (religieuse) de vie éternelle », rien que ça !

Et de Saint Paul

Moi, j’ai planté, Apollos a arrosé ; mais c’est Dieu qui donnait la croissance.

1Co 3,6

Sous-entendu, pendant que Dieu donnait la croissance, je dormais ou buvais de ma bière. Sérieux, comme disait Martin Luther de la réforme protestante :

Prenez exemple sur moi. Je me suis dressé contre le pape, les indulgences et tous les papistes, mais sans violence, sans attentat, sans assaut impétueux: j’ai seulement annoncé, prêché et écrit la Parole de Dieu. En dehors de cela, je n’ai rien fait de plus. Cette même Parole, pendant que j’ai bu de la bière de Wittenberg avec mon ami Philippe et Amsdorf, a produit son effet.

A ta santé, Luther

Et Hannah Arendt

Qui se moque, dans des pages de La condition de l’homme moderne, de ces chrétiens qui mettent le travail au-dessus du sabbat. Elle considère aussi que les modernes ne savent plus ni ce qu’est l’immortalité qui était chère pour les Grecs et les Romains, ni l’éternité qui est chère aux chrétiens. L’immortalité, c’est le désir de laisser des traces impérissables, des grandes choses qui font que les hommes se souviennent de nous perpétuellement. L’éternité selon Arendt est la découverte de ce qui nous rassasie et qui nous dispense alors du désir d’accumulation que ce soit celle du temps ou celle des choses. Passer de avoir ou n’avoir pas le temps à accueillir le temps.

Ou le théologien américain Walter Brueggemann

Dans un livre (Sabbath as Resistance) où il affirme littéralement que le Sabbat est une culture de la résistance. Rien que ça !

Le commandement du sabbat, dit-il, s’intègre en réalité au récit de l’exode parce que le Dieu qui se repose est le même qui « libère de l’esclavage et par conséquent, du système de travail d’Egypte ainsi que des dieux égyptiens qui requièrent et légitiment ce système de travail ». Dans l’imaginaire d’Israël, les dieux d’Égypte tiennent lieu de tous les dieux des autres empires. « Ce qu’ils ont en commun, c’est d’être des dieux expropriateurs qui réclament une production sans fin, légitiment un système de production infini et sont, par principe, insatiables ». Par conséquent, ce qui permet de distinguer un dieu d’un autre, c’est le système socioéconomique qu’il légitime et soutient.

Sabbath as Resistance, p. 2-3

C’est un système sans repos, ni pour les esclaves, ni pour Pharaon, ni pour ses dieux dont la tâche d’agrandir le domaine du Pharaon devait être sans repos, puisque la gloire de Pharaon était en retour leur gloire. C’est sur ce fond d’un zéro-Sabbat qu’il est nécessaire de comprendre les commandements du Sinaï. La première chose que l’exode rend possible en effet, c’est la capacité de pouvoir chanter et danser (Ex 15). En contraste, le Dieu qui demande le repos du sabbat, s’étant reposé lui-même, montre qu’il n’est pas un bourreau du travail, que le fonctionnement de la création ne l’angoisse pas et que le bien-être de cette création ne repose pas sur la nécessité d’un travail ininterrompu. Quand les hommes sont éveillés, ils ont tendance à croire que le monde s’effondrerait s’ils ne font rien. Mais quand ils dorment, ils se rendent bien compte au réveil que le monde s’est bien passé d’eux. Le sabbat est l’apprentissage du fait que la terre, pour tourner, se passe bien de nous et de notre angoisse. C’est l’école de cette humilité.

Et pour finir l’évangile lui-même

Regardez les oiseaux du ciel : ils ne font ni semailles ni moisson, ils n’amassent pas dans des greniers, et votre Père céleste les nourrit. Vous-mêmes, ne valez-vous pas beaucoup plus qu’eux ? Qui d’entre vous, en se faisant du souci, peut ajouter une coudée à la longueur de sa vie ?

Mt 6,26-29

Alors ? Alors, bonne nuit.

Et vous pouvez écouter ça, en dormant. Où cet agriculteur raconte sa découverte de la permaculture. Dont l’un des principes essentiels est le suivant (minutes 25-27), devant plusieurs solutions à un problème, choisir la plus lente. Pour aller sur la page de l’émission, cliquer sur l’image

La graine qui germe

5 Comments

  1. Et d’abord une citation de moi dans un livre que je n’ai toujours pas encore écrit.
    C’est très fort. Nous attendons le livre. Cette méditation quotidienne que vous nous proposez pendant ce temps du Carême est très utile. Merci de nous encourager à continuer la méditation quotidienne par ces articles.

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