Qu’est-ce que la résurrection ? Voilà la question que posent et reposent les dimanches de Pâques. Le fait d’avoir un thème particulier sur certains dimanches (miséricorde, bon pasteur, etc.) peut faire perdre de vue cette question qui constitue comme la basse continue du temps de Pâques et à laquelle les thèmes eux-mêmes contribuent à répondre. Le doute de Thomas nous avait montré ce que la résurrection implique comme communauté. La confession de Pierre, en quoi elle est guérison des apôtres. Que nous dit donc le bon pasteur? Qu’elle est faiblesse acceptée et assumée. Voici l’histoire du lion, de l’agneau et de ses brebis.

Du sang pour nettoyer le monde

Avant d’en venir à la question de la résurrection, pourriez-vous, un instant, imaginer combien de sang — et je parle bien de sang humain — est versé dans le monde chaque jour ? La question est importante pour entrer dans cet évangile du bon pasteur. Des nouvelles nous arrivent des guerres et autres révolutions, mais nous pressentons bien que ce n’est pas le pire. De cela au moins, nous savons quelque chose et nous nous doutons que c’est juste la part émergée de l’iceberg.

Le pire, en revanche, c’est ce dont nous n’entendons jamais parler : des enfants et de leurs mères, travailleurs dans le Sud qui fabriquent des sacs pour telle grande enseigne et qui pourtant meurent de faim parce qu’ils sont mal payés ; des enfants dans tel autre pays du Sud qui crèvent dans des mines pour fournir les matériaux de construction des batteries qui donnent à d’autres des voitures électriques et une conscience écologique bien propre ; de tels adversaires qu’on fait gérer par des opérations commando pour qu’on n’en parle plus et le plus loin possible des frontières pour que ça reste propre ; et je ne parle pas des vols qui tournent mal, des personnes battues à mort, des règlements de comptes de petites ou grosses mafias… Combien de sang versé pour que notre monde soit propre ! Michel de Certeau écrivait :

Il se pourrait que, dans leurs prisons et leurs camps, les torturés paient le fonctionnement social dont nous profitons. Ils en seraient l’envers et la condition. Nous leur devrions les sécurités et les croyances de nos jours, s’il est vrai que dans la nuit où ils sont, leur douleur est pour la loi une prise sur le corps et que leur aveu est pour le pouvoir un simulacre de crédibilité.

Michel de Certeau

L’agneau au milieu des loups

Ceux qui font les frais de ce flot de sang continu, ce sont eux qui, dans le nouveau testament, reçoivent ce beau nom de brebis. Symbole de la douceur et de la soumission patiente, la brebis est aussi, pour cette raison même, l’animal sacrificiel et l’animal sacrifié par excellence : le sort éternel des brebis est, depuis la fondation du monde, de se faire tondre et retondre dans tous les sens. On ne voit pas assez souvent, par exemple, que, dans la parabole de la brebis égarée, Jésus propose de faire une chose de si inhabituelle que nous n’y pensons même pas : en général, on laisse crever la brebis égarée pour la vie des 99 autres. Aussi dur que cela puisse sonner à nos oreilles, les 5 % qui vont crever d’intolérance au vaccin n’intéressent pas la santé publique. Son objectif, c’est les 95 % qu’elle réussira à « sauver ». Les autres, ce ne sont que des brebis, leur sang coulera et tant pis pour eux, et tant mieux pour les autres.

Mais les autres, c’est qui ? Appelons-les les loups ou, j’y reviens tout à l’heure, des lions. La première image appartient au chap. 10 de saint Jean d’où notre évangile est tiré : les faux bergers, voleurs et mercenaires, s’enfuient au moindre hurlement du loup et laissent ce dernier se repaître de la chair des brebis abandonnées. C’est une image reprise dans la fameuse fable le loup et l’agneau où la raison du plus fort finit toujours par se conforter par un festin d’agneau gras. Mais l’image vous évoque aussi le discours d’envoi des disciples en mission qui, en ce dimanche dit aussi des vocations, devrait faire frémir ceux qui se pavanent souvent en robe d’appelés avec des gueules d’ange : Voici que je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups. La consigne a donc toujours été très clair : du sang va couler.

Des agneaux au milieu des loups

L’agneau au milieu des brebis

Mais c’est la deuxième image, celle du lion, qui se trouve aujourd’hui intéressante. Mais, dites-vous, on ne la trouve nulle part dans les lectures de ce dimanche. Et vous avez raison. Elle est pourtant à l’arrière-plan de la deuxième lecture.

Il faut d’abord noter que l’évangile du quatrième dimanche de Pâques a ceci de particulier qu’il est toujours tiré du chapitre 10 de l’évangile selon saint Jean. Mais il est coupé en trois morceaux pour couvrir le cycle des trois années A, B et C. Et puisque, toujours, aux tard venus les os, c’est l’année C qui ramasse la part congrue : 4 versets à se mettre sous la dent et dans lesquels on ne trouve rien à prêcher qu’on n’ait pas déjà dit les années d’avant.

Mais, puisque les choses sont ainsi faites, les différentes lectures qui lui sont associées à chaque fois lui donnent une couleur particulière. Ainsi donc, il ne vous aura pas échappé, par exemple, que l’évangile parle des brebis dont la deuxième lecture affirme que leur pasteur est un agneau. Voilà peut-être le nœud de l’affaire : le troupeau de brebis a pour pasteur un agneau.

Exit le lion de la tribu de Juda ?

Mais l’agneau de l’Apocalypse n’est pas un agneau quelconque. La première fois qu’il est mentionné, chap. 5, la scène est pittoresque. Dans sa vision, Jean est devant le trône du Très-Haut et voit dans la main droite de celui qui y siège, un livre scellé de sept sceaux. Et voilà un ange « plein de forces » qui pose la question terrible : qui est digne de prendre le livre et d’en ouvrir les sceaux ? Silence radio. On cherche alentour et on ne trouve personne, même l’ange « plein de forces » n’y pourra rien.

Alors, Jean se met à pleurer.À larmes vives et chaudes. Pour le consoler, un Ancien, debout à côté de lui, lui annonce la venue de celui qui a remporté la victoire et qui est digne d’ouvrir le fameux livre qui dévoilera (apocalypse=révélation) le sens de l’histoire. Mais à quoi ressemble celui-là qui aura réussi à faire ce que nul ne peut faire ? Selon l’Ancien qui console Jean, il fallait s’attendre à voir surgir un lion, le lion de la tribu de Juda. Que nenni ! Ce qui va apparaître n’a rien de l’apparence d’un lion : c’est plutôt un agneau, un agneau comme immolé, passé sans doute par les fourches caudines d’un lion, mais réchappé et toujours debout. C’est cet agneau qui, dans la lecture d’aujourd’hui (chap. 7) est présenté comme le pasteur des brebis.

L’Ancien se trompe de façon si balourde et si maladroite que la chose en devient presque gênante. Au fond, il ne va pas plus loin que ce que nous avons décrit plus haut : pour lui, les brebis ont besoin d’être tenues en respect par des lions, avec passage au couteau régulier pour celles qui, parmi elles, jouent aux électrons libres — afin que le monde soit propre et ordonné. En face, le modèle qui surgit est tout à fait différente. Ce n’est pas un lion, c’est un agneau qui conduira le troupeau et, mieux encore, il est comme immolé. Avouez qu’entre le lion et l’agneau, la distance est déjà grande. Mais le fossé est encore plus profond entre le lion vainqueur et cet agneau vaincu.

Jésus, bon pasteur

Le règne du faible

Notre monde n’aime pas la faiblesse et la vulnérabilité : nous sommes portés (est-ce inscrit dans notre humanité ?) vers ce qui est fort et qui brille, ce qui est puissant et qui brise. En général, comme dit Michel de Certeau, le coup porté tombe sur les autres et nous applaudissons parce que notre vie est sauve. Et d’ailleurs, si ça tombait sur nous ils feraient pareil et l’histoire continuerait. C’est cette histoire que tout l’évangile tente de renverser, de mettre en échec pour relancer une nouvelle histoire, une nouvelle humanité.

Que ce soit Jésus qui célèbre les petits et les derniers (qui seront premiers) et qui règne seulement depuis la position vulnérable de la croix ; que ce soit Saint Paul qui chante la préférence de Dieu pour ce qu’il y a de fou et de faible en ce monde ; que ce soit Jean ici qui élève l’agneau immolé ; partout l’évangile tente de nous convaincre de regarder le monde autrement, par une autre fenêtre, par une autre perspective.

Car, mine de rien, là où l’Ancien et nous avec lui aurions préféré voir, dans le vainqueur, l’éclat de la force (un lion), le Ciel nous déçoit presque en nous offrant la faiblesse (un agneau). Et, plus est, l’agneau est comme immolé. Ce « comme immolé » est le secret de sa solidarité avec et de son attachement aux brebis. Cela veut dire, en effet, que cet agneau a subi lui-même le sort éternel des brebis. L’agneau-pasteur a donc pris la place des brebis et c’est la raison pour laquelle quand sa voix résonne les brebis se sentent en sécurité.

L’évangile impossible

Tout au long du chap. 10, Jésus avait annoncé que ce qui distingue le « bon pasteur » des autres (les faux et les mercenaires), c’est que ces derniers s’enfuient au moindre hurlement de loup (et aux rugissements de lions) tandis que l’autre est prêt à donner sa vie pour ses brebis. Relire ces passages après Pâques leur donne, vous convenez, une note plus profonde de radicalité. Il n’a pas seulement dit qu’il mourrait pour eux, mais il est effectivement mort pour eux.

On ne peut pas honnêtement lire l’évangile sans avoir l’impression que la vie de Jésus, c’est un tas de promesses impossibles : aimer l’ennemi, renoncer à sa vie pour ressembler aux oiseaux du ciel, tendre l’autre joue, pardonner mille fois, accepter d’être la brebis et non pas le boucher, etc. Imaginez la chose : on est au milieu de la foule, on écoute sa poésie, éventuellement ça nous réchauffe le cœur mais on se dit que franchement, personne, mais vraiment personne, ne saurait appliquer ça. Cette personne, soit passerait pour un taré, soit mourrait d’une mort bête et gratuite.

Et à peine l’on se dit ça qu’on apprend que l’homme même qui a prêché tout cela, eh bien, il a essayé de le vivre, le fou, et on lui a fait la peau, on l’a crucifié. L’agneau a été immolé. Il n’a pas survécu au pays des lions. Et vous vous dites : — voilà, j’en étais certain.

Qu’est-ce que la résurrection ?

Mais… trois jours après, vous apprenez qu’il est revenu de la mort. Mais ça, revenir de la mort, ce n’est pas encore la résurrection. Car, le gars aurait pu revenir pour se venger de ses bourreaux qui n’ont pas été tendres, de ses disciples qui n’ont pas été braves. Ça aurait pu être une résurrection version gore. Pour qu’il y ait résurrection, le retour à la vie ne suffit pas, non.

La résurrection, c’est quand vous apprenez que cet homme qui était mort pour être trop idéaliste est revenu mais… qu’il n’a pas changé, qu’il n’est devenu ni plus sage, ni plus prudent, ni plus « réaliste ». Il continue de pardonner autant qu’avant de mourir, non pas de faire la compagnie des forts qui pourraient le protéger si ça se reproduit, mais qu’il est le chef des brebis qui sont certaines de se faire tondre à l’occasion. La preuve, il est allé prendre son renieur dans les bras, le fou. Jusqu’au bout, il choisira donc la voie de la vulnérabilité, la voie de l’agneau, pas celle du lion.

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