Pouvez-vous rendre le juste prix du mal qu’on vous a fait? Non? Alors, pardonnez jusqu’à 70 fois sept fois. Mais: pouvez-vous rendre l’autre juste prix? Celui du bien qu’on vous a fait ou du service rendu?

Le juste prix

Dans l’évangile de ce dimanche, le maître est présenté comme un économe (le maître de maison, oikodespotès, est celui qui dirige les lieux suivant l’oiko-nomos, les lois régissant la maison). Mais, avouez, c’en est un bien curieux. En face de lui, il y a les ouvriers que je propose de classer en trois catégories : les ouvriers de la première heure, ceux qui se fâchent à la fin : appelons-les, les Premiers ; les Seconds, ce sont les ouvriers des heures intermédiaires (on n’en entend même pas parler) ; puis viennent les Derniers, les ouvriers de la onzième heure, sur le dos desquels, les Premiers font beaucoup de bruit.

Ce qui donne son piment à cet évangile, c’est le genre de bagarre qui éclate à la fin où les Premiers sont près de fomenter une mutinerie contre le maître. Et, diable!, qu’on les comprend ! Quiconque eut été à la place des Derniers, se serait frotté les mains pour avoir gagné un denier pour juste une heure de travail. Mais quiconque eut eu à travailler toute la journée et à supporter le poids du jour et de la chaleur, n’aurait pas apprécié la blague. Le problème que pose cet économe et qui représente un des problèmes majeurs de la science économique, c’est la question du juste prix. Un prix juste existe-t-il ? Notre économie veut faire croire que oui, qu’il existerait un juste prix.

Mais supposez : vous achetez une chemise à 20mil ; trois mois plus tard, à l’occasion des soldes, un de vos amis vous dit qu’il l’a eue à 5mil. Qui, de vous deux, a payé le prix juste ? Et de quoi dépendait-il : du juste prix de fabrication ou du caprice du marchand ? Allez du prix de la chemise au prix du travail. Vous êtes salarié dans une entreprise et supposons que vous gagnez un bon salaire, un salaire qui vous convient. Comment savez-vous néanmoins que ce salaire est juste — qu’il récompense la proportion d’effort que vous fournissez et ce que vous apportez à l’entreprise en termes de valeur ajoutée ?

En réalité, vous ne le savez jamais, le juste prix dépend toujours du marchand ou du patron. Le juste prix n’existe pas. L’existence d’un juste prix qu’on peut déterminer avec plus ou moins d’exactitude est donc plus de l’ordre de la croyance que de l’ordre du savoir. Le plus grand mythe de l’économie capitaliste, c’est qu’il existerait une main invisible qui en jugulant l’offre et la demande sur un marché, équilibrerait les prix. Oui, mais il faut croire en cette main puisqu’il est, comme Dieu, invisible – j’y reviendrai. Et c’est cette croyance que l’économe de l’évangile remet en cause : il lui suffit de bouger ce seul pion pour que tout tombe sens dessus-dessous.

C’est, me semble-t-il, avec cet arrière-plan qu’il faut entrer dans la parabole de ce dimanche : les ouvriers ne jouent pas tous au même jeu vis-à-vis du patron. Les Premiers négocient et fixent un prix qui leur paraît convenable ; les Seconds savent que c’est au patron de fixer le prix, ils font confiance ; les Derniers, refusés par tous les autres patrons, pour cette raison, ne sont même pas en position de négocier, ne reçoivent même pas de promesse : eux, ils ne font pas confiance. Non, on leur fait confiance.

Le contrat, ou lorsque je ne te fais pas confiance

Dans un contrat, il y a deux choses : il y a une garantie de l’équivalence entre les choses qui sont échangés (je vous donne 100$ et vous me livrez un téléphone, signifie que le téléphone est égal à un 100$). Mais il y a aussi la confiance : je vous paie 100$ avec la confiance que vous me livrerez un téléphone qui fonctionne. Et si le téléphone ne fonctionnait pas… Signer un contrat, c’est donc aussi avoir une garantie pour le jour où la confiance sera rompue.

C’est cela qui caractérise ceux que nous nommons les Premiers : ils ont une garantie sur le prix de leur travail, mais aussi une garantie contre le patron car l’économe ne pourra pas dire à la fin de la journée que leur travail vaut seulement un demi denier. Ils ont convenu et scellé dans le marbre que 1journée de travail = 1denier. Comme pour tout contrat, il y a négociations, tractations, concertations jusqu’à un accord final, un contrat explicite, avec lieu, date, signature précédée de la mention “lu et approuvé”, cachet. Le Maître ne s’y oppose pas, il leur offre toutes les garanties dont ils avaient besoin.

Les Seconds, pour leur part, ne demandent pas de contrat. Ils acceptent tout simplement une promesse. Le maître leur dit « allez vous aussi à ma vigne et je vous paierai ce qui est juste ». Auriez-vous travaillé pour un tel patron ? Sans savoir ce que vous gagneriez à la fin du mois ? Sûrement non. Et voilà la différence, énorme, avec les Premiers. Les Premiers pensaient savoir le prix juste et l’ont inscrit dans un contrat. Les Seconds n’ont que la confiance (presque) aveugle, accrochée à une promesse.

Le rôle que les Seconds jouent dans la parabole, c’est de nous révéler ce qui ne tourne pas rond chez les Premiers : les Premiers réclament un contrat parce qu’ils n’ont pas confiance, les Seconds qui n’en demandent pas, risquent la confiance jusqu’au bout, en s’accrochant à une promesse qui pourrait ne pas être tenue. Heureusement, Dieu tient promesse et, à la fin, ayant travaillé moins pour gagner plus, ils sont partis tellement heureux qu’on n’entend plus parler d’eux.

La grâce, ou quand on me fait confiance

Mais, répétons : les Seconds ne font qu’indiquer l’objet de la question véritable qui se situe entre les Premiers et les Derniers. C’est aux Derniers que les Premiers en veulent. Et, à vrai dire, ces ouvriers de la dernière heure ne servent à rien. Le temps de finir leur conversation avec le maître, d’aller à la vigne et d’en revenir, on ne voit pas vraiment ce qu’ils ont pu faire de travail en l’espace d’une heure. Ils n’ont pas seulement rien fait, ils ne sont rien (et voilà que je parle comme Macron!), ne valent rien sur le marché du travail : aucun chasseur de têtes ne voulut les embaucher, personne n’était prêt à payer un prix pour ça. « Personne ne nous a embauchés », chantent-ils plaintifs.

Personne ne leur a fait crédit, jusqu’à cet homme qui passait, qui s’arrête à leur hauteur et leur dit : Allez vous aussi à ma vigne. Point. Pas de contrat, comme pour les Premiers. Pas de promesse, comme pour les Seconds. C’est qu’en réalité, avec eux, la logique se renverse complètement : ils valent rien donc la question du prix (juste) ne se pose même pas ; pour cette raison, ce n’est pas eux qui font confiance au Maître, c’est le Maître qui leur fait confiance. Ce n’est pas eux qui font crédit au Maître en premier, c’est le Maître qui leur fait crédit, en premier. Ils sont des endettés et s’ils reçoivent cela avec joie et sans méfiance (comme les Premiers), leur joie se prépare à déborder. Ils étaient déjà largement payés dans l’appel qu’il ont reçu : quelqu’un, différent de tous les autres qu’ils ont vus jusque là, leur a fait crédit d’humanité, leur faisant une place parmi les vraies gens : Quelqu’un leur a fait grâce.

Ai-je un prix ? Et combien  ?

Mais tout aurait pu s’arrêter là dans cette parabole, chacun rentrer chez lui, ceux qui ont voulu un contrat avec ce qui était convenu, ceux qui ont fait confiance, avec leur récompense et ceux qui n’avait aucun mérite avec l’action de grâces. Tout le piquant vient de la réaction des Premiers. Leur mécontentement est exprès ménagé par le Maître qui commence le paiement des soldes par les Derniers pour faire monter les enchères et les expectations chez les Premiers.

Chose intéressante à remarquer : les Premiers ne se contentent pas de récriminer. Ils comparent leur situation à celle des Derniers. Cela n’est pas un détail. Cela veut dire : Si on les avait payé moins que nous, on aurait compris. Ou, ce qui est le même, si on nous avait payé plus qu’eux, il n’y aurait pas de problème non plus. Autrement dit, peu importe combien on leur paye, pourvu qu’ils aient l’impression de valoir un peu plus que les autres, ça leur suffit. C’est une manière de dire qu’ils commencent à douter de leur propre prix, du prix qu’ils avaient fixé et qu’ils pensaient juste — puisque, tout en ayant convenu d’un denier pour la journée, quand leur tour arriva, « ils pensaient recevoir davantage ». Car, combien vaut un homme ? Pas grand-chose ! Car un homme est d’abord un don, une grâce !

Malgré donc ce que nous font croire nos économistes et nos patrons capitalistes, le juste prix n’existe donc pas. Et, si un tel juste prix pouvait être déterminé, les théologiens l’ont dit depuis le Moyen-Âge, il ne pourrait l’être que par quelqu’un qui aurait le point de vue de Dieu, et qui, voyant tous les besoins et les détails de nos existences, pourrait déterminer ce qui est juste pour chacun. (Je vous renvoie à ma recension de ce livre, dernier paragraphe). Et parce que votre patron n’est pas Dieu et n’a pas ce point de vue, le prix juste n’est jamais juste : il comporte toujours soit un excès, soit un défaut — c’est-à-dire une dette.

Je dois ajouter ici — sous forme d’une critique de l’économie politique — que cette dette est destinée à cimenter le lien social. Sauf, sauf lorsque certains s’en accaparent et l’accumulent à leur seul profit. Ce qui malheureusement est le cas en régime capitaliste. Et c’est pour masquer le vol de ce crédit social, je sens l’esprit de Marx m’envahir, que le capitalisme s’acharne autant à répandre la foi en l’existence du juste prix et qu’on veut faire comme si votre patron vous payait toujours ce qui est juste.

La grâce n’a pas de prix

On pourrait demander en quoi cette question est si décisive. Une des raisons est la suivante : l’idée du juste prix est destinée à tuer l’idée de grâce. La tentation majeure du juste prix, c’est de vouloir annuler la grâce. Lorsque je vais au boulanger, le bonjour qu’il m’adresse n’est pas facturé sur la note qu’il me tend. Le merci que je lui donne en partant n’est non plus déduit de ma facture. Et c’est cette beauté gratuite qui fait la grâce de l’existence humaine. Remplacez la boulangère par une machine distributrice de pain (ou par une boulangère qui fonctionne comme une machine) et vous avez des sociétés où le lien social s’effrite et l’existence humaine finit par se zombifier.

Notre vie repose sur le fait qu’on nous a fait crédit, et abondamment — un crédit qu’on ne nous demande pas de rembourser, heureusement ! Nous n’avons rien payé pour être de ce monde, heureusement d’ailleurs. Et nous n’en paierons jamais assez pour rembourser qui que ce soit de notre présence ici-bas. Heureusement encore ! Et, en bien ou en mal, personne ne pourra nous payer le juste prix de ce que nous aurons apporté à ce monde. C’est dans ce sens que, théologiquement, la création est déjà un rachat et le pardon, une nouvelle création. Si le fait d’avoir été créé était une dette à rembourser, la vie serait invivable et si le pardon n’était pas possible, la vie serait invivable tout autant. (Refuser de pardonner, en effet, c’est vouloir payer le juste prix du mal qu’on m’a fait, n’est-ce pas?)

L’idée d’une équivalence stricte entre ce que nous recevons et ce que nous donnons (c’est la logique de l’“économie du juste prix”) ne peut être que décevante à la fin. Vouloir payer ce qui n’est pas destiné à être payé et s’en vouloir parce qu’on n’y arrive jamais, voilà la culpabilité. Être sauvé, c’est être libéré de cette culpabilité, c’est-à-dire vivre en endetté heureux, en endetté gracié, en pardonné. C’est notre commentaire de dimanche dernier. Si l’on s’en tenait au calcul des Premiers, les Derniers auraient dû recevoir un denier divisé par douze. Et, dans leur cas, le prix juste aurait été injuste. Eux, il faut leur faire grâce. Mais cette grâce est destinée à tous. Ceux qui cherchent le juste prix l’annulent eux-mêmes. Et les Premiers deviennent Derniers, par leur propre décision.

2 Comments

  1. Mon Cher ami pere Leo,

    You have touched ( through the gospel ) a wonderful subject in today’s world ,,the pin of capitalism.. the pin of AI .. the pin of first and the last. The pin of working hard n you ll be the first which seems contradictory with the today s gospel. More so you have touch the pin of this week UN assembly , where the some ( of the UN assembly membership ) African countries reject western capitalism colonialism n asking that the same would be the first n not the last to Invest n partnering with Africa n could be a solution of some migration , and African economic problems. Would be clear also that Africa could enable its economy though good managing of its rich soil n resources that God granted them … today s it is extremely important for theologians of course , but it is very important debunking that capitalism ( this king of ) it is the only form of surviving economic means. Well , it is not so easy because technology capitalism ( social Media ) the same capitalism that the Obama administration trumpeted has great opportunity .. brought huge disparity in income and equality. Had increased hunger of fame n money which you can relate as the first versus the last;
    Again , the geopolitics of the world versus gospel. But, capitalism loses because the gospel ( read today ) knew well ahed of time. Means that God knew ahed of time

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