Allez vous montrer aux prêtres… Et si la première phrase prononcée par Jésus dans l’évangile de ce dimanche était un piège? Alors neuf y sont tombés et un seul a pigé le truc. Non pas malgré qu’il était étranger mais parce qu’il était étranger.

La lèpre à la frontière

Dix lépreux, donc, vont à la rencontre de Jésus. Ce fait occupe le devant du récit d’aujourd’hui et risque de nous faire rapidement enjamber les précisions géographiques avec lesquelles St Luc encadre son récit. On sait qu’il n’a pas l’habitude de jouer avec ces détails (relisez, pour mémoire, le soin qu’il met à indiquer les coordonnées géographiques et historiques de la naissance de Jésus). Commençons donc par la géographie.

Le lieu où Jésus rencontre ces dix lépreux est un lieu-frontière : quelque part entre la Galilée et la Samarie. Et fait intéressant à relever ici : les lépreux ne sont pas seulement à la frontière de la Galilée et de la Samarie. Ils sont la frontière. Le samaritain est rejeté par les siens aux frontières de la Samarie et les Galiléens sont rejetés par les leurs aux frontières de la Galilée. Ensemble, cette communauté de fortune que forment les lépreux devient, curieusement, la frontière entre la Galilée et la Samarie.

Mais il y a une dimension plus fondamentale encore : celui qui est atteint de lèpre, celui qui devient ainsi impur n’était pas seulement rejeté hors-les-murs, à l’extérieur de la cité. En étant rejeté à l’extérieur, il indique par la même occasion ce que la cité désire avoir et dehors et dedans. Il devient une frontière qui délimite un intérieur, l’intérieur où se trouvent les personnes pures. Sans les impurs, il n’y aurait pas de purs. Les impurs marquent dont la frontière extérieur qui permet aux autres de se sentir en sécurité à l’intérieur. (Aujourd’hui nous n’avons plus de murs mais nous avons des prisons et ceux qui y sont représentent la frontière que la société n’autorise pas à franchir. – Mais, c’est une histoire qui rallongerait trop le propos).

La loi, les prêtres ambigus

La chose la plus intéressante à propos de ces remarques assez banales est la suivante : l’instance qui garde et maintient cette frontière afin d’éviter que l’extérieur ne contamine l’intérieur et que l’intérieur ne se dissolve dans l’extérieur, c’est la Loi et ses gardiens, c’est-à-dire, en ce qui nous concerne, les prêtres. C’est eux qui jugent qui est digne d’être in et qui mérite d’être out. Bref, ils font la pluie et le beau temps. Ils constatent une lèpre, ils excluent. Ils constatent une guérison, ils incluent. Le même système exclut et inclut. Il fait même mieux : il exclut (les uns) pour inclure (les autres) et il inclut (la majorité) en excluant (la minorité) ; pour inclure les biens portants, il lui faut nécessairement exclure les lépreux.

C’est probablement ce rôle ambigu des prêtres que cet évangile vise avant tout à dénoncer. La véritable maladie n’est pas cette lèpre sur la peau de ces malheureux. Il y a une seconde maladie qui est la lèpre sur la peau de la société, lèpre dont elle ne sait pas se libérer et qui fabrique constamment des exclus. Et c’est en son regard que la remarque de Jésus résonne comme un piège. Chers lépreux, dit-il aux dix malheureux, allez vous montrer aux prêtres. Allez vous faire réintégrer par ceux qui vous ont exclus et qui n’hésiteront sûrement pas à le refaire de nouveau, s’il le faut (puisque, ne leur en veuillez pas, tel est leur rôle).

Parabole de la veuve et du juge inique

La danse autour du piège

Vous imaginez un rat devant un piège avec un bel appât. Il réfléchit, il tourne autour, mordra mordra pas ? Je veux dire par là : un piège n’est jamais une chose évidente. Il faut le temps de s’en rendre compte, ou même parfois de se laisser prendre avant de réaliser : mince, je me disais bien que… La réaction de nos lépreux est, sur ce plan, tout à fait curieuse. L’évangile indique, en effet, que c’est pendant qu’ils étaient en route qu’ils furent guéris. Mais comment ont-ils pu tout simplement se mettre en route avant d’avoir été guéris ? Pensaient-ils vraiment pouvoir aller voir les prêtres avec les traces de lèpre qu’il y avait encore sur leur peau quand ils ont quitté Jésus ?

Lorsqu’ils quittent Jésus, ils sont donc toujours lépreux et, dans cet état d’impureté, ils ne pouvaient simplement pas aller voir les prêtres. À la recommandation de Jésus, ils auraient donc dû répondre : « Mais Seigneur, nous ne pouvons pas rentrer dans la ville avec notre lèpre… » Je sais qu’on interprète souvent ce saut dans le vide comme le signe d’une grande foi de la part des lépreux. Je préfère y voir une inconséquence et l’on constate d’ailleurs à la lamentation finale de Jésus que c’était là le nœud de l’histoire : ils n’avaient pas fait preuve de foi. Au contraire : ils n’avaient simplement rien compris.

Retour aux habitudes

Il faut ajouter à cela une deuxième réalité sur laquelle nous reviendrons tout à l’heure. En fait, qu’indique une maladie ? Elle n’indique pas seulement que vous avez un microbe qu’il faut éliminer, comme semble raisonner la médecine moderne. Davantage dans les sociétés traditionnelles que dans la société moderne, une maladie est toujours un signe : elle pointe vers une mauvaise habitude, un dysfonctionnement dans l’équilibre familial, etc. et la guérison consiste non seulement à retrouver la santé, mais à détruire ce système, à le remplacer par un autre. Si vous avez guéri d’un cancer du poumon, il vaut mieux jeter le stock de paquets de cigarettes que vous avez emmagasinés pendant la pénurie du confinement. (je rigole).

La recommandation de Jésus (« allez vous montrer aux prêtres ») signifie donc que Jésus renvoie les lépreux aux habitudes qui ont engendré leur exclusion en premier lieu. Il les renvoie vers le système même qui est à l’origine de la gestion de leur maladie. La réponse des lépreux ne devrait donc pas seulement être « nous ne pouvons pas » mais surtout « nous ne voulons pas retourner là ». Mais ici encore, le rat tourne et mord au bon fromage qui pendait et le piège se referme sur les dix. Un seul a compris et échappé… et il revient certes à Jésus, mais ce faisant, il tourne le dos au « système ».

au nom de ceux qui ne comptent pas

La leçon du samaritain

Le seul qui finit par comprendre quelque chose à toute l’affaire était un samaritain. St Luc garde le secret jusqu’à la fin avant de nous le révéler, comme une pièce importante dans le dossier. En réalité, le groupe de fortune que forment les lépreux n’était donc pas un groupe. Certes, ils se croisent dans une région-frontière : les samaritains y ont rejeté les leurs et les Galiléens y ont aussi rejeté aussi les leurs. Les malheureux se retrouvent à former une communauté de fortune. Mais, comme dit le proverbe, les moutons ont beau se promener ensemble, ils n’ont pas le même prix. Et ils le découvrent le jour de l’Aïd.

Ce pauvre samaritain – parce qu’il était samaritain – était un exclu parmi les exclus, il était plus lépreux que les autres lépreux, il était l’aveugle au pays des borgnes. C’est Gbaguidi à Aného (ceci est un private joke). Dans la position où il se trouve, le retour aux habitudes, le retour au système est pour lui doublement plus compliqué. Il est possible — mais ce n’est là que pure spéculation — il est tout à fait possible qu’une fois la guérison constatée, les neuf autres lui ont dit : « Tu sais quand même que tu ne peux pas monter à Jérusalem avec nous, non ? » «  — Mais, pourquoi ? s’étonne l’autre. Nous nous sommes serrés les coudes toutes ces dernières années ! » Et les autres, en riant : «  — Mais, pardi. Tu n’as quand même pas oublié que tu es samaritain. »

Et voilà que soudain, il réalise que la guérison ne suffit pas pour être guéri. Il ne suffit pas d’être guéri pour être guéri. Et je pense — pure spéculation — que les démarches étant beaucoup plus compliquées pour lui, il a préféré la solution la plus simple : revenir sur ses pas. Mais son attitude n’est pas que pragmatique : il comporte une profonde dimension spirituelle dans la gratitude et c’est précisément cela que Jésus loue chez lui.

Qu’est-ce que le bonheur ?

La question de la reconnaissance revient donc encore ce dimanche sous la forme d’une question : qu’est-ce qui est le plus important ? D’avoir été guéri ou d’être reconnu comme guéri ? Posé autrement, que veut un malade ? La réponse n’est pas évidente. Un malade ne veut peut-être pas seulement être guéri. En raison des liens que nous avons mis entre maladie corporelle et exclusion sociale, il faudrait peut-être répondre : on veut être guéri afin de retourner dans le système des gens bien-portants. Quelqu’un qui souffre d’une gangrène et qui est amputé d’une jambe est techniquement guéri. Mais il se peut qu’il en perde la joie de vivre. Pourquoi ? Parce qu’il ne pourra plus jamais marcher, parce qu’il ne pourra plus retrouver son bonheur d’avant. On le voit, à l’évangile d’aujourd’hui. Les lépreux ne prennent même pas le temps de se réjouir. La guérison ne leur suffit pas. Ils voulaient la guérison en vue d’obtenir autre chose. Et ils s’empressent vers cette autre chose que les prêtres leur donneront.

Seul le Samaritain, à un moment de son parcours se rend compte qu’en réalité, la guérison lui suffisait. Il pouvait s’en contenter. C’était suffisant pour le rendre heureux, il n’en demandera pas plus. Il s’en contentera. Et cela le rendra tellement content qu’il reviendra sur ses pas pour dire merci. La gratitude naît peut-être de là : de la capacité à se contenter — et donc à être content. Ne pas accueillir un don comme tel mais le transformer tout de suite en moyen d’un autre don, c’est non seulement vivre insatisfait, c’est aussi oublier la source du premier don et négliger de rendre grâces. Pour les neuf autres lépreux, se tromper de la source de leur guérison, c’est se tromper du destinataire de leur reconnaissance.

Le seul qui a compris : un sur dix, dites-vous ? Mais voyez qu’il est l’exclu des exclus : donc pas plus que un pour cent. Vous voyez ou pas ?

2 Comments

  1. Très instructif. Gbaguidi à Aneho 😀😂😂😂.
    Une leçon apprise : *La gratitude naît de la capacité à se contenter*. On oublie souvent de se contenter de ce qu’on a reçu comme grâce, comme bénédictions, ou même comme guérison…. Peut être ne nous en rendons nous pas compte. Peut être parce que nous poursuivons tellement autre chose au delà….
    Merci pour cette riche analyse.
    Que le Seigneur nous accorde la grâce de la « gratitude et de la reconnaissance » à travers « Notre capacité de nous contenter….
    Merci

  2. « La gratitude naît peut-être de là : de la capacité à se contenter — et donc à être content. Ne pas accueillir un don comme tel mais le transformer tout de suite en moyen d’un autre don, c’est non seulement vivre insatisfait, c’est aussi oublier la source du premier don et négliger de rendre grâces. »

    C’est l’un de plus sur la liste de vos excellents textes. J’ai été surprise de la chute. J’ai apprécié la place que vous avez donné à la géographie dans ce texte mais aussi à l’origine/nationalité des malades et aussi à nos quêtes quotidiennes. Et la question des pièges dans nos vies ?
    Pourquoi veut on la guérison par exemple?

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *