« Quand on se prend pour quelqu’un de sérieux, c’est tellement bête que Dieu lui-même est déconcerté », écrivait le Père Loew. Combien c’est bien dit et combien il a raison ! J’admire cette femme de l’évangile de ce dimanche. Et en cela, je ne fais rien d’extraordinaire : j’imite Jésus qui, le premier, est tombé en admiration devant elle.

Dramatis personae

Malgré le tragique de la situation (une jeune fille est quand même tourmentée par un démon), les deux principaux protagonistes (Jésus et la femme) se donnent le temps d’une petite joute dans laquelle, ils se renvoient de l’ironie en sous-mains. Ça a le don, d’ailleurs, d’agacer un peu les disciples qui se tournent vers Jésus et lui disent, comme si le Maître ne savait pas à quoi il « jouait » et sans doute afin de le ramener à la raison comme ils s’y essayent parfois : « Arrête de jouer à ça et débarrasse-nous de cette femme. » Oui, quand les brebis qui ne s’estiment pas perdues elles-mêmes, prennent la parole, c’est souvent cela que ça donne.

La scène est simple. Jésus est en terre étrangère où la rumeur de sa célébrité l’a sûrement précédé. Cette femme vient supplier… pour sa fille possédée par un démon. Réponse : silence ! Elle insiste. Réponse : chienne, laisse-moi donc m’occuper des enfants en priorité. Elle insiste. Et sa fille est guérie. Le dialogue de cet évangile est dur et l’attitude de Jésus surprenante. Sauf si l’on comprend l’ironie que se renvoient Jésus et la femme et qui permet, seule, à l’histoire, de finir dans le rire et la joie de la santé retrouvée.

Mais il ne lui répondit pas un mot.

Des frontières et de leur démolition

Dans un premier temps, Jésus, en terre étrangère, pose les frontières de façon rigide entre elle et la femme. D’abord par son silence : il n’y a pas mieux qu’une forme de silence supérieur, pour signifier aux autres souvent qu’on appartient à un monde autre, différent du leur. Lorsqu’il ose enfin lui adresser la parole, Jésus use de paroles dures et la traite de « chienne ». Des commentateurs, trop scrupuleux, surtout de nos jours, se demandent si Jésus n’était pas « raciste » sur les bords, en traitant ainsi une étrangère. C’est tout l’ennui des exégèses qui oublient qu’il appartient aussi à l’humaine divinité du Christ de parfois rire, et démolir par l’ironie, nos constructions les plus stupides. Car, Jésus n’élève le mur entre elle et cette femme que pour l’enlever la seconde qui suit. Et, plus le mur est grand et épais, plus la traversée nous apparaît extraordinaire et fulgurante.

En l’espace de quelques secondes, nous sommes surpris de voir que la foi de la « chienne » est plus grande que celle des enfants confortablement assis à table. Jésus nous montre en quelques gestes qui valent mille paroles que ces murs que nous construisons entre nous par le silence ou les préjugés sont destinés à être percés et traversés pour nous découvrir la lumière de l’autre côté. On peut soupçonner Jésus de racisme, si l’on veut éviter cette volée de bois vert qui nous remet en cause, par son renversement soudain. Mais si l’on est quelque peu sérieux avec soi-même, ça invite à réfléchir et à méditer quinze minutes tous les matins, et trente minutes chaque fois que nous viendrait l’envie d’écraser un « chien ». Toute l’ironie de la scène est là : Jésus ne traite la cananéenne de « chienne » que pour montrer que les chiennes ont parfois la foi plus grande que les brebis tranquilles. Ironie divine, oui !

Fais de moi ta poubelle

J’imagine son mono-dia-logue. Ah bon !, fait-elle, y a-t-il des brebis perdues dans la maison d’Israël ? J’aimerais bien les voir. Ce que je vois c’est plutôt des brebis gâtées qui laissent même tomber des miettes dessous la table, qui passent à côté de vous, mon Dieu, sans le savoir et qui s’en vont avec des têtes de sauvés qui puent la damnation. Sinon, pourquoi donc, laisseraient-ils tomber ces miettes ? N’en connaitraient-ils pas la valeur ? « Il n’est pas bon de prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens », dites-vous. Je suis d’accord, Seigneur !, je suis une maman qui sait aussi ces choses-là. Mais que faire, quand c’est les enfants eux-mêmes qui jettent ce pain ? On ne le leur prend pas, Seigneur. C’est eux-mêmes qui parfois le jettent !

Ces miettes qui peuvent sauver une fille et la libérer de l’emprise d’un démon, pourquoi donc les laissent-ils tomber et les piétinent-ils ? Et vous appelez ça, Seigneur, des brebis perdues ? Non, mon Dieu : ce sont des brebis gâtées, des cochons à côté de perles qui n’en savent pas la valeur. Mais Seigneur, vous savez, je ne suis pas là pour juger les autres. Permettez-moi d’avoir ces miettes dont personne ne veut donc. Cette part qu’on gaspille, ces grâces dont n’usent pas ceux qui les ont… faites donc de moi la poubelle de vos grâces, je n’attends que ça Seigneur. Ça me suffit.

Et ils virent, ébahis, la foi la plus grande non pas éthérée et planant dans les airs, mais à ras-de-terre, à même l’humanité. Chez une femme qu’on ne prend pas au sérieux, et qui ne se prend pas elle-même trop au sérieux qui accepte d’être la poubelle des grâces et qui, pour cette raison, a toute l’attention de Dieu. Ta foi est grande !

La foi des chiennes ou la mystique des miettes

Ainsi, la foi, la grande, se trouve ainsi chez les chiennes et au milieu des miettes, pour nous surprendre et renverser toutes nos valeurs trop humaines. Pour nous donner même la honte d’être à côté et de ne pas en savoir le prix. Peut-être que finalement, Dieu prend au sérieux ceux qui ne se prennent pas trop au sérieux et qui passent leur vie à ramasser toutes les miettes pour qu’aucune ne soit perdue. Dieu agit au nom de ceux qui ne comptent pas.

Pensez à celle que j’appelle mon amie, la troisième Thérèse, la Teresa de Calcutta – perdue dans les immondices des rues de Calcutta, parmi ces enfants et ces vieillards qui sont des miettes, des rebuts d’humanité qui mangent littéralement les miettes qui tombent dans la rue de temps en temps. De cette proximité lui vint la foi grande et la lumière qui rayonna et rayonne encore aux cieux, sur son visage.

Pensez à la scène du jugement dernier, en Mt 25 (« j’avais faim, vous m’avez donné à manger ») : ceux qui sont sauvés sont étonnés. Ils ont fait des choses sur lesquelles ils ne s’attendaient pas à être jugés. Des miettes, quoi ! Mais ce sont ces miettes que le Seigneur regarde et prend à coeur pour leur accorder d’entrer dans la joie.

Femme, grande est ta foi,
que tout se passe pour toi comme tu le veux !

Ramassez tout ce qui reste…

Cette foi qui vient des miettes a aussi une forte dimension eucharistique. Après la multiplication des pains, Jésus demande de ramasser toutes les miettes qui restent. Et on en remplit douze paniers, c’est-à-dire la plénitude, comme si rien n’avait été utilisé alors que la foule a mangé à raz d’estomac. La miette, c’est aussi la chose elle-même ; la marge, c’est aussi la feuille ; la graine de moutarde, c’est aussi l’arbre, etc. C’est le message constant de l’évangile.

Une fois, à la fin d’une messe, je demandai au jeune garçon qui faisait enfant de choeur, seul pour la troisième fois, d’aller me chercher la burette d’eau afin de purifier les vases sacrés. Tout heureux et content de me montrer qu’il commençait à comprendre les choses, il opina du chef et ajouta : « C’est pour la vaisselle ? » Je répondit « oui », réussissant à peine à réprimer le léger sourire qui me vint aux lèvres. 

À la fin de la messe, je pris le temps de lui expliquer non pas pourquoi (ça il l’avait compris) mais comment on faisait cette vaisselle particulière, en faisant attention à chaque miette. Ce n’est pas par scrupule qu’à l’eucharistie, nous veillons à ne perdre aucune miette. C’est que dans nos vies elles-mêmes, vies appelées à être des eucharisties, l’attention aux miettes est ce qui nous sauve. Et la femme, et sa fille. Désormais, fais attention, lorsque tu as envie de traiter quelqu’un de « chien », de miette insignifiante. Fais attention ; car, il est peut-être plus grand que toi !

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