Jésus s’est présentée durant son ministère comme la voie. Jean-Baptiste, pour sa part, se réclamait d’être la voix. Le français permet le jeu de mots mais c’est loin d’être un simple jeu. Pour annoncer Jésus la Parole, Dieu envoya Jean, la Voix. Une voix qui, plus est, crie dans le désert. Mais pour arriver au désert, consentons un petit détour.

Malades de la langue

La chose est bien connue : deux personnes se bagarrent, s’insultent, se crient dessus. Tant qu’ils s’insultent et se renvoient les insultes, autrement dit tant qu’ils se parlent, il n’y a pas de risque qu’ils en viennent aux mains. Mais soudain, l’un ne trouve plus ses mots, n’arrivent plus à articuler, ne trouve plus la répartie et là… pam, il casse la gueule à l’autre, il veut lui enlever la parole qu’il a lui-même perdue. On pourrait en tirer une maxime : partout où quelque chose va mal, c’est que le langage va mal.

Plusieurs critiques ont prédit au 20e siècle que la plus grosse maladie des sociétés modernes serait de plus en plus des maladies du langage. L’écrivain anglais George Orwell est bien connu pour avoir inventé, dans son roman d’anticipation 1984, le terme de novlangue pour désigner la situation. « Ne voyez-vous pas, dit Syme l’inventeur du novlangue, que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Chaque année, de moins en moins de mots, et le champ de la conscience de plus en plus restreint. En fait, il n’y aura plus de pensée telle que nous la comprenons maintenant. »

La novlangue vise à restreindre l’étendue de la pensée en restreignant le nombre de mots. À enlever les nuances au profit de logiques binaires du genre Si tu n’es pas pour, tu es contre, il n’y a pas de milieu. Ce qui n’est pas bon, n’est pas mauvais (remarquez qu’il n’y a pas de pouce en bas sur Facebook). Il est seulement « inbon ». De la même manière que quelque chose n’est pas meilleur qu’un autre mais simplement « surbon » ou même « sursurbon » (ou surbonbon 🙂 ) comme lorsque, devant un post Facebook, au lieu de mettre un pouce bleu, vous mettiez l’emoji « solidaire » ou carrément un gros coeur.

Malades de singularités

Mais cette limitation de la pensée est aussi et avant tout une limitation de la personnalité. Et je m’en vais parler ici d’Ivan Illich qui fut prêtre. Nous sommes passés, disait-il, des sociétés à outils vers des sociétés à système. Dans le premier type, l’outil que vous utilisez est indépendant de vous, dans le second vous faites partie de l’outillage. Imaginez par exemple que vous utilisez une houe pour sarcler votre jardin. Vous êtes dans une logique d’outil. Imaginez-vous maintenant dans un tracteur. Est-ce sûr que c’est vous qui utilisez le tracteur ou bien est-ce que c’est le tracteur qui vous utilise (qui vous « outilise ») comme un rouage de son fonctionnement ? De même, vous pensez que c’est vous qui utilisez votre téléphone portable. Or, bien souvent, c’est votre portable qui vous utilise comme un moyen pour générer de l’argent pour quelqu’un à l’autre bout du monde.

Mais Illich disait – et c’est pourquoi j’en parle ici – que c’est avec le langage que cette logique de système se révèle le mieux. La langue, dit-il, est de plus en plus remplacée par des smileys : un pouce en l’air, un pouce en bas, une figurine souriant ou versant une larme. Le champ de la langue se réduit donc considérablement, et avec lui, c’est la personnalité même de chacun qui en prend un coup. Comment pourrait-on savoir ma manière à moi, ma façon singulièred’exprimer des condoléances par exemple, si je me contente, comme tout le monde, de balancer une figurine en pleurs ? La langue est le lieu de la singularité de chacun et avec sa réduction à des stéréotypes, c’est la capacité de s’exprimer, la liberté de dire, qui s’en meurt.

Liberté d'expression

La voix ou de la liberté d’expression

D’où la question par où on aurait dû commencer : pouvons-nous encore parler ? Ou bien : savons-nous encore parler ? N’avez-vous pas l’impression souvent d’être dans un monde où certaines paroles ne peuvent plus être dites ? Allez vous exprimer sur le mariage sans parler du genre, de l’avortement en défendant la vie, du vaccin, de mille autres petits sujets d’énervement potentiels… Même quand vous les sentez justes dans votre coeur, vous les y gardez enfermées. Vous avez peur d’être taxé de complotiste, hein. Et vous vous contentez de répéter les paroles convenues, de ressasser le politiquement correct sur tel ou tel sujet de société, de parler le novlangue, ou de mettre un emoji pour n’avoir pas à dire ce que vous pensez. Et moi avec vous. Ou alors, si vous osez dire ce que vous pensez, préparez-vous à être traîné devant la justice des médias et à mourir de diffamation, vous devez alors avoir l’âme des martyrs comme Jean-Baptiste. Alors, parfois, ça arrive à nous tous : notre parole est sous contrôle. On n’ose pas. On se tait et c’est mieux ainsi. Notre voix devient alors anonyme.

Vous voyez où Orwell et Illich ont peut-être raison. Mais s’ils ont raison de nous, c’est que nous avons un problème. Car la voix est la caractéristique de la personne. Nous apercevons une silhouette au loin et elle nous fait penser à telle personne que nous connaissons. De la même façon, quelquefois, nous entendons une voix et nous savons que c’est untel qui parle. Une voix dans le désert, voilà comment Jean est décrit dans l’évangile d’aujourd’hui.

Et du peu qu’on en sait, ce fut une voix libre. Voilà comment il voulait lui-même être décrit. Comme une voix. Et non pas une voix qui tonne, qui intime des ordres, qui terrorise des auditeurs rassemblés. Mais non pas non plus comme une voix qui se cache, se retient, se maquille. Mais une voix qui tombe dans le désert. Une voix dans le vide mais limpide ou plutôt : limpide parce que tombant dans le désert.

De deux voix, l’une

La première voix qui résonne dans la Bible est la voix de Dieu qui appelle toutes les choses à l’existence. Cette voix est juste, vrai, efficace. Quand elle résonne, la lumière sait qu’elle doit répondre présente. Mais à cette première voix viendra bientôt s’opposer une autre voix dans le même jardin. C’est la voix du serpent. À l’inverse de la voix de Dieu, c’est une voix ambiguë qui dit une chose et pense une autre, qui promet une réalité et sait que c’est le contraire qui adviendra, etc. Cette seconde voix est trompeuse : elle dit « lumière » mais elle sait que c’est de ténèbres qu’il s’agira.

La différence entre ces deux types de voix saute aux yeux. La première, la voix de Dieu, sonnait elle-même déjà dans le désert. Quand, au commencement, Dieu dit: que la lumière soit — il n’y avait rien ni personne pour l’entendre, même la lumière elle-même n’existait pas encore. La voix qui sonne dans le désert est donc toujours une voix libre. À l’inverse, la voix manipulatrice du serpent ne peut pas accepter de retentir dans un désert. Il lui faut quelqu’un à manipuler, quelqu’un à induire en erreur, quelqu’un à pousser dans le fossé. Et ce qui se passa alors, devant le serpent, c’est qu’Adam et Eve perdirent leur voix (j’ai fait dessus quelques pages dans Dieu est assez grand pour se défendre tout seul).

Et ce deuxième type de voix est aujourd’hui beaucoup plus commun qu’on ne le croit. C’est la voix qu’on entend dans la publicité. Elle est mielleuse, douce et son objectif est de nous manipuler jusqu’à ce que nous achetions ce qu’elle veut nous vendre. Et une fois que c’est fait : ciao. C’est la voix des politiciens durant les campagnes : elles nous disent ce que nous avons envie d’entendre. On a demandé un jour à un politicien : M. est-ce que vous croyez en Dieu ? Et le politicien répond : je n’ai pas la foi, mais je crois à ce que croient mes électeurs. Et qu’est-ce qu’ils attendent : justement, que nous leur donnions notre voix. Et une fois que c’est fait : ciao.

La voix dans le désert : Jean

À l’inverse, la voix qui ne veut pas manipuler l’autre mais qui cherche à être le plus prêt possible de la vérité, c’est toujours une voix dans le désert. C’est une voix qui est dans le désert parce qu’elle n’a aucun objectif. Elle ne s’adresse pas d’abord aux autres. Elle s’adresse à soi-même en premier. C’est une voix qui mesure ma fidélité à moi-même, avant, éventuellement, d’être entendue par les autres. Telle est la voix qu’est Jean-Baptiste. Elle crie dans le désert et dit des choses déplaisantes car elle n’a pas envie d’être aimée, elle a envie avant tout d’être dans le vrai, d’être juste avec soi-même. Et dans la suite de l’histoire, Jean-Baptiste ne changera pas. On le traita de démon (Lc 7,33), il s’en moqua. On le flatta pour lui faire endosser le rôle du messie — il résista (Jn 3,28).

Voix dans le désert parce qu’elle n’a d’autre but que d’être celle d’un homme libre. Une voix qui n’a pas peur de mourir dans les dunes d’un désert et de n’avoir pour réponse qu’un écho vide mais qui, dans même dans cet écho vide sera content d’avoir été en phase avec soi-même. Voix qui, pour cette raison, dit tout simplement ce qu’il a à dire, assume de le dire et de l’avoir dit. Aux grands prêtres, il dira sans peur d’arrêter leurs mesquineries (Mt 3,7) ; aux soldats, d’arrêter d’abuser (Lc 3,14) ; aux financiers, de cesser de voler (Lc 3,13) ; au roi lui-même, qu’il n’a pas le droit de prendre toutes les femmes (Mc 6,18) ; à Jésus lui-même, il osera dire d’arrêter de faire le malin et de dire enfin si c’est Lui qu’on attend ou si on doit passer à autre chose (Mt 11,2-3) ; à ses propres disciples, il enjoindra d’arrêter de le suivre, pour suivre l’Agneau de Dieu qu’il leur désigne (Jn 1,29). Cette voix-là, Jésus lui-même chantera son éloge en disant qu’il n’y a pas eu d’homme plus grand que lui parmi les fils des hommes.

A l'harmonie, par des voix singulières

Alors : alto ou ténor ?

Je comprends les gens qui vont au Jourdain et qui s’y font même insulter. Enfin quelqu’un qui appelle les choses par leur nom, qui ne prend pas de faux égards, qui ne s’incline pas devant ceux qui ont un rang et un nom. Qu’est-ce qui peut bien pousser les gens à se confronter à un tel discours ? La lassitude face à un monde embelli, enjolivé ? La lassitude de l’art de faire semblant en permanence – de hurler avec les loups, mais de s’étouffer dans sa propre misère ?

Dire quelque chose, assumer de l’avoir dit et être prêt à mourir pour cela : voilà le portrait de Jean-Baptiste, voilà ce que sera la vie de Jésus lui-même. Etre une voix, dans le désert, c’est-à-dire sans aucune prétention que de dire ce qu’on pense… Peut-on dire que cela reste un modèle pour nous dans l’Église aujourd’hui ? Dans notre vie chrétienne ? Au fond, ce qui nous fait craindre souvent d’encourager les voix singulières, c’est la peur de finir dans la cacophonie. Mais c’est la même condition qui conduit à l’harmonie (demandez aux musiciens!). J’aurais pu conclure en disant qu’il faut choisir son camp. Mais, non. Allons à l’harmonie, par des voix/voies singulières. Vous êtes censé dire Amen!

5 Comments

  1. I think you are correct in the article , to say that the Bible is god’s voice. Yet, it seems that people do not follow his voice daily ; rather they are concentrated to social media voice (s) and that , in my view , is a social problem.
    Thank you.

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