À quoi pourrait-on reconnaître qu’une parole est Parole de Dieu ? Voici : lorsqu’elle condamne ceux qui la proclament et que ceux-ci ne cessent pourtant de la proclamer. Mais cette attitude est seulement le milieu entre deux autres.

Le rouleau replié

L’évangile selon saint Matthieu, d’une certaine façon, se rattrape habilement sur sa fin. Autrement dit, comme un (bon) livre, il se referme sur ses débuts, ou comme un rouleau de parchemin, il roule sur lui-même. On a fait remarquer par exemple (mais je n’ai pas eu le temps de le commenter les semaines dernières) en quoi les trois tentations du début (chap. 4) répondent parfaitement bien aux trois épreuves du chap. 22 (l’impôt à César, la femme aux sept maris et le piège du plus grand commandement). Et comment le sermon sur la montagne (chap. 5-7) se résume dans le plus grand commandement qui est le dernier acte de la confrontation publique de Jésus avec les pharisiens, comment aux « Heureux êtes-vous… » des béatitudes répondent les « Malheureux êtes-vous… » du chapitre 23, etc.

Si on voulait utiliser cette grille pour lire l’évangile d’aujourd’hui, il faudrait le rabattre sur le chapitre 6 du même évangile, le texte lu chaque année au mercredi des cendres et qui, on ne le dit pas souvent assez, ne recommande pas seulement le jeûne, l’aumône et la prière, mais interdit avant tout et surtout, de ne pas s’offrir en spectacle. Si tu le fais pour être vu des hommes, haro sur toi.

Critique divine du spectacle

Les deux autres monothéismes bibliques prescrivent une interdiction radicale de l’image. Non seulement de l’image divine, mais celle également du prophète pour l’islam, par exemple. Dans le christianisme, on retrouve cette suspicion dans nombre de branches du protestantisme. Mais il suffit, même pas d’entrer, mais d’observer une cathédrale de l’extérieur pour voir que cela a toujours été le dernier souci des catholiques : des images, de saints, d’anges et même de diables, en veux-tu, en voilà. Il y a plusieurs raisons pas seulement historiques mais théologiques à cela, mais ce n’est pas le débat aujourd’hui. C’est que, au-dessus de l’interdit des images qu’il relativise, le christianisme (ou plutôt Jésus) a placé un interdit beaucoup plus sérieux dont on parle souvent malheureusement peu, c’est l’interdit du spectacle.

Et, cela, partout dans l’évangile : souvent dans la gueule des pharisiens, comme dans l’évangile d’aujourd’hui et dans tout le chapitre 23. Donner un spectacle, c’est jouer un « personnage », et ce mot renvoie au fait de porter un masque. Hypocritè, dont Jésus use à satiété dans ce chapitre 23 pour saluer la tronche des pharisiens et des scribes, renvoie originellement tout simplement à un acteur, acteur de théâtre (ou de cinéma si l’on veut actualiser). Il portait un masque et on entendait sa voix du dessous de ce masque. C’est donc un être double et ambigu : il parle et, en même temps, ce n’est pas lui qui parle. C’est lui qu’on voit et, en même temps, ce n’est pas lui.Il affirme, conteste, proteste, console, exhorte et, en même temps, ce n’est pas lui qui fait tout ça. Il agit et, en même temps, ça ne l’atteint pas. Il meurt sur scène, donne sa vie mais, à la fin, il ressort des coulisses. En fait, il a juste fait semblant, il a joué. Par rapport à la parole de Dieu, il y a un type de positionnement qui correspond à ce rôle de l’acteur. Et c’est celle-là que Jésus critique ici et bien sévèrement.

Les acteurs : les pharisiens et la mise en scène

Une des toutes premières hérésies que les chrétiens ont combattu s’appelait le docétisme. Les docètes estimaient que le Christ, parce qu’il était Dieu, impassible par nature, n’a pu ni souffrir, ni mourir sur la croix. Il a donc fait semblant d’être crucifié et de mourir, il s’est fait remplacer par un sosie… bref, il a juste été un bon acteur. (C’est la position devenue cardinale dans l’islam). Aux docètes, on a répondu que Dieu ne joue pas. Dieu n’est pas un acteur. Et, par voie de conséquence, on ne compte pas le nombre de traités écrits par les premiers chrétiens contre le spectacle, contre le théâtre, contre la toilette des femmes, etc. toutes choses qui feraient penser qu’on soigne trop l’extérieur pour masquer les désordres de l’intérieur. Et on comprend pourquoi Jésus s’en prend autant à ceux qui jouent, qui se donnent en spectacle : ils sont plus dans la séduction que dans la vérité ; ils ne se livrent pas jusqu’au bout : ils meurent dans le film, mais c’est juste pour rigoler ; au final, l’évangile ne les atteint donc jamais, ils font semblant. Ils font “un beau personnage” comme dit le renard au corbeau dans la fable.

Et c’est exactement cela que Jésus reproche aux pharisiens dans l’évangile de ce 31e dimanche du temps ordinaire. Sa critique ne porte pas seulement sur la dissociation entre le dire et le faire, entre le fait de proclamer et de ne pas pratiquer. S’il n’en tenait qu’à cela, nous pourrions répondre que nous sommes de pauvres pécheurs et la question serait, au moins provisoirement, réglée. Non, en plus d’être des pécheurs comme tout le monde, les pharisiens et les scribes mettent leur péché en spectacle, en le masquant, en lui mettant du vernis, en le parant des atours de la vertus et de la respectabilité. Voilà ce qui leur est reproché : non pas d’être des pécheurs, mais toujours, comme dans la parabole du pharisien et du publicain, de noyer leur péché dans un océan de beaux draps, de phylactères longues, de salamalecs interminables et de donneurs de leçons. C’est en cela que tout ce que nous avons dit jusqu’ici de la critique chrétienne du spectacle retombe sur leur têtes. Ils sont, souvent, des acteurs.

Les enseignants : admirables pharisiens !

Mais cette critique, on la connaît — Jésus l’a déjà faite à trente six mille reprises dans l’évangile de Matthieu. Et on aurait tort de s’y arrêter, croyant qu’il n’a rien d’autre à faire que de le répéter encore et encore. Certes, mais peut-être ici, ajoute-t-il quelque chose de plus. Lorsque sa controverse avec les pharisiens et les scribes s’achève à la fin du chapitre 22 (« ils n’osaient plus l’interroger », Mt 22,46), Jésus se tourne vers la foule et ses disciples et leur dit une chose plutôt paradoxale : ces gars-là qui viennent de lui tendre des pièges sans fin, qu’il traite d’hypocrites sans scrupule, il invite quand même à les écouter. Quand même !

Il y a un second positionnement face à la parole de Dieu qui n’est plus simplement celui du simple acteur, mais celui de l’enseignant. Les pharisiens et les scribes, dans toute leur hypocrisie, sont quand même honnêtes sur un point. Leur vie est trafiquée, mais ils ne trafiquent pas la Parole qu’ils proclament. Ils portent des masques, mais ils ne masquent pas ce que Moïse leur a transmis. Jésus semble, au moins, admirer cela : faites ce qu’ils vous disent, dit-il. Car, on pourrait trouver pire : ceux dont la vie ne correspond pas à un certain enseignement pourraient aussi parfois finir par décréter que c’est l’enseignement qui est faux et non leur vie qui est tordue. Quand on y arrive, c’est le signe que ce n’est peut-être plus la parole de Dieu, une parole au-dessus de tous, même de celui qui est chargée de la proclamer. On devient les « Maîtres » de ce qu’on enseigne au lieu de continuer à en être les disciples. On finit par engendrer la doctrine (par devenir « Pères ») au lieu de se laisser engendrer par elle.

Le minis-tère se transforme alors en un magis-tère qui oublie de continuer à rester un minis-tère. Ces deux mots signifient littéralement « plus petit que… » et « plus grand que… ». Rester plus petit que ce ou celui qu’on enseigne, même lorsqu’on est celui qui l’enseigne, voilà le paradoxe de la vie de ceux qui enseignent la Parole comme on l’entend dans la conclusion de l’évangile : que le premier soit le dernier, que le magistère soit un ministère. Même quand ils ne font pas, ils doivent au moins continuer à proclamer. Même si la Parole qu’ils proclament condamnent leurs propres actions ou leur coupable inaction, ils ne doivent pas arrêter de la proclamer ni tenter de la changer, mais continuer à la dire. Et s’ils ont le courage de continuer à proclamer cette Parole qui les condamne eux-mêmes, alors c’est le signe qu’il faut les écouter, malgré tout. Car cela veut dire qu’ils reconnaissent peut-être eux-mêmes leurs limites, mais qu’ils reconnaissent sûrement que venant des pharisiens et scribes qu’ils peuvent devenir, elle n’est pas une Parole d’homme mais la Parole même de Dieu à l’oeuvre dans nos coeurs. Et qu’ils attendent sans doute que leurs propres coeurs soient touchés en premier.

Puisque des prophètes, on en voudrait bien deux

Refuser l’évangile parce que ceux qui la proclament seraient eux-mêmes de pauvres pécheurs est donc une excuse trop facile. C’est se condamner parce que les autres se condamnent. Cela peut être un choix consenti. Mais ce serait alors hypocrite de reporter cette condamnation qu’on s’est choisie sur le dos des autres.

Cela dit, il faut avouer que ce qui permet de mesurer les mérites et limites de l’acteur et de l’enseignement, c’est la figure éminente du prophète. Le prophète, c’est l’homme qui ne se met pas de masques. Il refuse d’être un acteur. Mais il n’est pas non plus seulement un enseignant, déchiré entre la vérité de ce qu’il enseigne et ses limites pour la vivre dans la pratique. C’est l’homme de la cohérence entre le nom ou le titre qu’il porte et la nature des actes qui manifestent ce qu’il est, l’homme qui arrive(rait) à résoudre la tension entre l’être et le paraître, entre le dire et le faire, entre notre personnalité vraie et celle que nous nous fabriquons souvent pour épater les autres… C’est l’homme sans masque, ou qui laisserait tomber son masque pour nous révéler qui il est, en un seul morceau non double, sans en même temps.

Car il faut avouer, tous comptes faits, que nous aimerions de temps en temps des personnes qui disent ce qu’ils pensent et font ce qu’ils disent, qui font et disent et disent et font, ne serait-ce que pour nous sortir de notre torpeur et nous redonner du courage. Il est sûr que de tels personnes ne sont jamais populaires ; sûr, qu’ils n’ont pas de place gardée dans les dîners ; ils sont même parfois rejetés sinon persécutés. Ce que nous aimerions ainsi, souvent, ce sont les prophètes qui nous sauvent de la mascarade des acteurs ou de l’insuffisance des enseignants.

En lisant les évangiles, nous avons tendance souvent à oublier la présence de Jésus. À oublier qu’il ne nous dit pas seulement des choses à faire mais que, à travers ce qu’il dit, ce qu’il fait, ce qu’il propose, il dit avant tout ceci : regardez-moi, imitez-moi. Car, c’est sa présence qui éclaire tout le reste. C’est lui le prophète que nous désirons autant, qui a su joindre le dire et le faire, au risque de sa vie, et que cette vie prophétique mena droit à la croix. Il ne faut pas s’étonner que, très souvent, le mieux que nous puissions faire, c’est d’être enseignants même si, Dieu est grand, de temps en temps, il nous envoie un martyr, un prophète, pour nous rappeler ce qui, dans nos vies, reste encore de l’ordre du possible.

2 Comments

  1. « Refuser l’évangile parce que ceux qui la proclament seraient eux-mêmes de pauvres pécheurs est donc une excuse trop facile. C’est se condamner parce que les autres se condamnent. »
    J’apprends toujours quelque chose en vous lisant. Merci pour ce commentaire édifiant.

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