L’avent, avons-nous l’habitude de répéter à souhait, c’est le temps de l’attente. Attente de la naissance du Christ, bien sûr. Mais attente surtout de la venue du Seigneur. Or, le Seigneur ne vient que pour une raison : parce qu’il était parti, n’est-ce pas ? Au début de ce temps de l’avent, avant de nous dire qu’il faut attendre et comment attendre, bref, avant l’avent, l’évangile de Marc frappe fort en disant surtout ce qui suit : Dieu n’est pas là, il est parti. Et voilà que je découvre en Marc un authentique africain, comme je ne l’avais jamais vu.

Dieu et les toilettes

J’ai dû déjà raconter ici, une ou peut-être trois fois, l’histoire du prêtre qui, invité au restaurant, s’était retiré, un moment, aux toilettes. Ayant refermé la porte derrière lui et s’étant assis sur le pot pour sa besogne, il se retrouva nez à nez avec un poster collé derrière la porte qui lui annonçait une bonne nouvelle : « Dieu te voit ». Enragé, il termina néanmoins son office et, à la fin, claquant la porte derrière lui, se fit appeler le patron des lieux et grogna devant lui : « Sauf votre respect, Monsieur, ne pensez-vous pas que Dieu a autre chose à faire que de se cacher dans les toilettes pour épier ceux qui y vont ? » Point n’est besoin d’élaborer.

Mais, ce prêtre semblait convaincu d’une chose qui tord le cou à l’idée de l’omniprésence de Dieu. En l’occurrence, il était convaincu que Dieu, au moins, était absent des toilettes. Et il y a beaucoup de choses dans cette simple remarque. Ce que nous appelons du nom de théologie a été un extraordinaire effort des plus brillants esprits de l’antiquité chrétienne pour mettre en accord les idées grecques sur Dieu avec les textes bibliques qui ne disaient pas forcément la même chose. Le « Dieu » grec était omnipotent, omniprésent, omniscient, impassible, omni-machin mais il suffisait de tourner deux ou trois pages de la Bible pour constater que le Dieu biblique parfois se reprenait, doutait, recommençait, chicanait. (Il y a un courant de la théologie anglo-saxonne, l’open theism, qui a récemment réagi contre ces incohérences plaidant pour un retour à une théologie plus biblique qui, d’ailleurs, est celui de beaucoup de fidèles).

J’ai un brillant ami, dominicain, qui a écrit il y a quelques années un livre sur la miséricorde divine. Ça devait être autour d’une bière que nous nous sommes enivrés de ses thèses. À la fin, il promit d’écrire un autre livre (que j’attends toujours) pour répondre à la question sur laquelle nous nous étions séparés. À regarder la Bible, en effet, la miséricorde signifiait que, souvent, Dieu changeait d’avis : il décide de punir puis… il se ravise. Mais, en bon grec (car il est philosophe), l’ami en question me répondit que dire de Dieu qu’il change d’avis serait indigne de sa nature. Bon, soit. Mais comment il explique alors ces versets où on voit que Dieu change d’avis, par exemple, après s’être laissé convaincre par Moïse de ne pas détruire le peuple. Voilà le genre de problèmes qui peuvent nous barrer la vue sur la façon dont St. Marc commence l’évangile d’aujourd’hui.

L’espace de la pudeur

L’évangile de ce 1er dimanche du temps de l’avent, année B, annonce certes qu’il faut veiller, qu’il faut attendre le retour du maître, mais il commence surtout par dire que le maître est parti. « C’est comme un homme parti en voyage [qui] a quitté sa maison ». Le maître est absent ou, bien mieux, il n’est pas omni-présent. Je ne sais pas pourquoi je suis plutôt à l’aise avec cette idée d’un Dieu absent. Nous avons tellement tendance à insister sur la présence de Dieu dans le monde — et c’est vrai qu’il est avec nous tous les jours jusqu’à la fin du monde — tellement, qu’il est bon d’entendre aussi ce contrepoint sur son absence.

L’insistance sur la présence de Dieu, son omniprésence pose des problèmes énormes, comme la question que soulève l’athée : s’il est là, pourquoi la guerre ? Question que se pose aussi le chrétien confronté à la nuit, à l’épreuve, au doute. Il vous est sûrement déjà arrivé de faire l’expérience du Dieu absent : vous avez prié et il semble ne pas être là. Et vous savez combien ça peut devenir agaçant, en ces moments là, qu’on vous répète sans cesse qu’il est là — et ce, même si vous n’en doutez pas.

Sur la Plainte, écrit Marion Muller-Collard parlant de Job, on ne pose pas un petit pansement d’espérance. […] Il faut respecter le temps des spasmes dont l’âme a besoin pour se vider de sa bile.

L’autre Dieu, p. 15.17

Mais le chrétien, comme le prêtre dans l’histoire précédente, pourrait aussi accuser un Dieu trop présent de voyeurisme : s’il est trop là, il risque de se mêler de choses qui ne le regardent pas (par exemple, ce qu’on fait aux toilettes). Ou alors, il devient radicalement injuste : certains trouvent un job, ils crient que Dieu est avec eux ; ceux qui n’en trouvent pas en concluent que Dieu est là, mais qu’il ne s’intéresse pas à eux. Certains gagnent une guerre et disent que Dieu est présent dans leur camp. Ceux qui perdent la même guerre ou ceux qui la regardent de loin trouvent qu’un tel Dieu est profondément injuste.

Pour sauver l’honneur de Dieu, pour éviter de le mêler à toutes ces chicanes, et pour préserver à l’homme un espace qui soit à lui, un petit espace de pudeur entre ces deux, certaines traditions imaginent Dieu non pas toujours là, mais — comme le dit St. Marc — comme parti.

Théologie de la libération de Dieu

Dans les traditions africaines, on a résolu tous les problèmes précédents, on a libéré Dieu de ces chicanes, par un mythe : non pas celui d’un Dieu omniprésent, mais celui d’un Dieu omni-absent — un mythe qu’on trouve du Sénégal à Madagascar en passant par les pays Yoruba ou Moré. Au commencement, Dieu vivait avec les hommes, sa demeure était leur terre et les problèmes des hommes étaient ses problèmes : et il était pris par conséquent dans des intrigues invraisemblables. Par exemple, on lui dit que s’il mange trop, on arrêtera de le nourrir ; on se joue de lui ; il se prend la tête avec le rat, ou avec un corbeau. (J’ai fait un papier à propos, ici). Dieu n’avait donc pas d’autre maison que celle des hommes ; il n’avait d’autre ciel que leur terre et souffrait de tant de malversations qu’il s’en lassa et un beau jour, s’en alla. Voici l’histoire telle que, enfant, je l’ai entendue raconter :

La voûte céleste était très proche de la terre. Toute sorte d’arbres y poussait et l’homme pouvait manger sans travailler, c’était l’abondance. Mais les femmes apprirent à piler du fufu et chaque fois qu’elles s’y mettaient, le bout de leurs pillons heurtait vivement le ciel. À Dieu qui se plaignit d’avoir mal, elles répondirent sans gêne qu’il n’avait qu’à faire un peu de place. Et lui, vexé, s’en alla.

Dieu est parti, la maison est livrée à la responsabilité des hommes. Voilà en quoi je dis que St. Marc sonne très africain ce dimanche. Dans les cultures africaines, on dit qu’il y a quantité d’intermédiaires pour gérer ce que, dans d’autres traditions, on attribue trop rapidement à Dieu. Ceux qui gagnent la guerre remercient leur fétiche et ceux qui la perdent blâment le leur et Dieu peut s’en laver les mains, regarder tout ça et sourire de la connerie des hommes. Le mythe de l’absence de Dieu est, dans ce sens, une véritable théologie de la libération de Dieu.

Il faut préciser ici que je n’entends pas « absence de Dieu » au sens où l’a théorisé moins la théologie que la philosophie contemporaine, après Nietzsche et surtout après Auschwitz, flirtant donc avec l’athéisme. Pour ces philosophes, l’absence de Dieu rimait souvent avec son inexistence ou son impuissance, même si on en a également déduit, comme on le fera ici, Le principe responsabilité (Hans Jonas). Mais point n’est besoin de se perdre sur cette piste. L’absence, telle qu’elle est entendue ici, est celle d’un Dieu qui s’est présenté et qui, ensuite, s’est retiré, un peu par pudeur — et non pas celle d’un Dieu qui n’aurait jamais pointé. D’autres préféreront parler d’une « omniprésence discrète » mais je n’aime pas trop les oxymores.

Libérer Dieu, pour que naisse l’homme

Maintenant, vous vous demandez peut-être pourquoi tout cela est si important. Pourquoi est-il si précieux de ne pas seulement confesser un Dieu éternellement présent, mais aussi absent, parti ? Il y a plusieurs raisons dont la première ne concerne pas tant l’absence que la distance entre lui et nous. Car le Dieu absent et distant, distant parce que absent, est profondément biblique. Tout dépend en réalité de comment on la lit : on remarque à peine, par exemple, que, lorsqu’Adam et Eve mangent de la pomme, Dieu n’était pas là, et quand il revient, il ne donne pas du tout l’air d’être omniscient : il doit s’enquérir de ce qui s’est passé.

Je réfléchissais à ce que j’allais écrire ce dimanche quand je reçus d’un confrère, bibliste, un petit texte où sont évoquées toutes les « prises de distance » dans la Bible : Caïn et ses parents quittant le jardin s’éloignent de Dieu, Abraham et Lot s’éloignant l’un de l’autre, Israël s’éloignant de l’Egypte où pourtant il faisait bon vivre (cf. la bonne odeur des marmites d’oignon). Et le texte d’en conclure qu’Israël déteste cette trop grande proximité de Dieu (ou des rois) qui, sous prétexte de prendre soin de vous, finissent par vous traiter comme des bébés.

Lorsque tu deviens adulte, celui qui prend soin de toi, même s’il est ton propre papa, il fait de toi son esclave. Il n’y a que les bébés qui supportent que l’on prenne soin d’eux. C’est pourquoi Adam et Eve sortent du jardin de l’enfance où ils étaient nus pour travailler et prendre soin d’eux-mêmes en adultes. Les Allemands ont signé avec le Roi Mlapa III [du Togo, en 1883] un traité de protectorat pour le protéger et prendre soin de lui. Un roi dont on prend soin est réduit à l’état de bébé.

Benjamin Akotia

Lorsqu’on lit la Bible sous cet angle, il est possible d’y percevoir des accents nouveaux. Le Dieu parti n’est pas un Dieu qui abandonne. C’est un Dieu qui ouvre l’espace à la liberté et à la responsabilité.
C’est comme un homme parti en voyage :
en quittant sa maison,
il a donné tout pouvoir à ses serviteurs,
fixé à chacun son travail,
et demandé au portier de veiller.

L’avent n’est pas seulement le temps où Dieu va revenir, parce que sans lui nous ne pouvons rien, sans lui nous sommes perdus et en grand besoin de salut. Cette façon de voir ferait des hommes des bébés dans un berceau qui transforment Dieu en un besogneux éternel qui doit s’occuper de mille choses à la fois, d’un petit job à un chagrin d’amour en passant par une rage de dents, sans repos ni répit (là encore, à l’encontre du récit de la création qui le montre se reposant). À y réfléchir, l’avent n’est pas l’attente de l’avènement de Dieu — puisque, paradoxalement, il est éternel présent. Il semble plutôt celui de l’avènement de l’Homme : et, pour que l’homme advienne, le Dieu présent s’éloigne, lui fait de l’espace. Avènement de l’homme tel que Dieu le veut, l’homme tel que Dieu l’a rêvé : le Christ. C’est Dieu qui attend que l’homme se lève en lui envoyant un modèle, un exemplum, un « prototype » selon le mot qu’utilisaient les pères grecs. Si Dieu reste avec eux, toujours présent, les hommes ne seront jamais que des bébés. L’avent, c’est le temps où Dieu s’en va pour que l’homme naisse (« il est bon pour vous que je m’en aille… » dira Jésus en St. Jean).

Et l’activité par excellence qui montre qu’ils sont devenus adultes, c’est semble-t-il lorsqu’ils savent veiller. Peut-être aussi simple que cela puisse paraître, veiller est une affaire d’adultes. Les enfants ne savent pas veiller : ils ont sommeil, ils s’effondrent et il faut parfois les transporter du salon où ils se sont endormis en jouant jusqu’à leur lit. En revanche, celui qui, les paupières lourdes tombantes de fatigue, réussit par une énergie incalculable à les soulever et à garder les yeux ouverts…, de celui-là, Dieu semble se réjouir. Il a les yeux ouverts sur le monde, il peut scruter, contempler et agir en conséquence. Apprendre à veiller dans ce sens signifie que ceux qui nous disent « allez vous coucher, on s’occupe de tout » sont ceux qui, par leur générosité même, finissent pas prendre le pouvoir sur vous, une fois encore par vous transformer en bébés, ou en esclaves, fussiez-vous roi. Par vous faire rater l’avènement en vous de l’homme. Mais il y a encore une deuxième raison, à mon avis, plus précieuse.

La veille, la surprise et la grâce

Pour une théologie qui se fonde sur la présence de Dieu dans le monde, le constat de son absence devient un drame. C’est la vieille blague que les Épicuriens faisaient aux Stoïciens depuis l’antiquité, qui a nourri des traités entières de théodicée et qui n’a jamais trouvé aucune réponse satisfaisante. Les stoïciens croyaient en la providence de Dieu, le fait qu’il dirige les affaires du monde. Et on leur disait: « Si vous dites que votre Dieu est tout-puissant et tout amour, comment expliquez-vous qu’il laisse souffrir les hommes ? Soit il est tout puissant mais méchant : il pourrait arrêter le mal mais n’en a aucune envie ; soit il est tout amour mais n’est pas tout-puissant : il voudrait arrêter le mal mais ne le peut pas ; soit, il n’est aucun des deux parce qu’il n’existe pas ». Bref, une théologie fondée sur une présence trop forte est condamnée à considérer l’histoire comme un drame sans fin, parce que vous vous attendez à sa présence, et c’est son absence que vous voyez. C’est là le drame : tout ce qu’on vous a appris, tout ce qu’on vous a enseigné, ce que vous avez lu qu’il a fait à Daniel, à Sarah… (j’en passe, et le meilleur de la prédication), serait-ce du mensonge?

En revanche, pour une théologie de l’absence de Dieu, sa présence soudaine prend l’allure d’une grâce, inespérée par définition, qui se transforme en motif d’action de grâce. Et c’est peut-être cela qui, alors, fonde la nécessité de veiller. Le jour où vous rencontrer soudain cette grâce à laquelle, ici, vous ne vous attendiez pas, vous jubilez d’une joie que jusque-là, par définition, vous ne connaissiez pas. Vous réalisez soudain que « ce monde où nous vivons ne se suffit pas, [que] son coeur bat en dehors de lui » (M. Steffens, Dieu après la peur).

Et en partant de ce fait de son absence, c’est la possibilité de sa présence soudaine qui demande de veiller. Soudaine parce que, souvent, « Dieu est là, tout à coup ». Et il s’agit alors de veiller, par crainte — non pas dans le sens où on a peur qu’il revienne nous taper sur les doigts, mais dans un autre sens : par crainte de rater son passage, comme le dit si poétiquement Martin Steffens dans son dernier livre, par crainte de « le croiser sans l’apercevoir », crainte d’avoir été inattentif à son passage. En cela, dit Steffens, comme pour résumer ce que nous avons dit jusqu’ici, « la crainte nous donne le sens de l’indisponibilité du ou des dieux », aka de son absence. « Dieu n’est pas à portée de mains. » Pourquoi ? Parce que Dieu craint de nous étouffer : il y a une crainte qui fait que Dieu part, s’en va, cette crainte venant de Dieu, « est la pudeur divine qui laisse être sa Création, afin que, entre lui et sa créature, un échange ait lieu ». À cette première crainte répond, la crainte venant de l’homme, « elle est ce qui, en chacun de nous, attend que le Royaume vienne comme un voleur » et fait veiller, aiguise l’intelligence et fait mûrir, à la stature de l’Homme.

4 Comments

  1. Des références à ta chère patrie le Togo, des problèmes théologiques résolus par nos mythes, quoi de mieux pour commencer l’année liturgique. Merci 😊

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