L’évangile de ce 24e dimanche du temps ordinaire (C) et le commentaire que je m’apprête à en faire pourrait s’intituler, comme dans les statistiques économiques : le problème des 1 %.

Une tactique bien rodée

Chaque fois que je dois prêcher l’évangile de ce dimanche, je m’arrête, je regarde vers Jésus au tabernacle et je lui dis: Seigneur, tu ne nous prends sûrement pas au sérieux, sur ce coup. D’ailleurs, quand tu poses les questions, pourquoi ne nous laisses-tu pas répondre ? Parce que je ne sais pas si vous le remarquez aussi : dans l’évangile de la brebis égarée, dans la même phrase, Jésus pose une question et y répond du même élan, sans laisser ni aux pharisiens ni aux docteurs de la Loi le temps de dire un mot ou deux, de donner leur réponse. Mais c’est là une de ses techniques favorites et il l’utilise ici à la perfection.

Si l’un de vous a cent brebis et qu’il en perd une, que fait-il ? Voilà la question. Et avant même que nous ayons eu le temps d’ouvrir la bouche, Jésus continue, donnant la réponse à notre place : n’abandonne-t-il pas les 99 dans le désert pour aller chercher celle qui est perdue ? Et souvent là, j’ai envie de lui dire : « euh non, Jésus. Là tu te trompes un peu, ce n’est pas ce que nous faisons. »

La bonne attitude pour 1 % de perte

Parce que, si vous avez cent brebis et que vous en perdez cinq ou dix, là, ça fait grave et vous pouvez vous alarmer. Mais, franchement, si n’en perdez qu’une seule, d’abord ça se remarque à peine. Mais à supposer même que vous le remarquez tout de suit, vous mettrez-vous vraiment dans cet état dramatique et affolé que décrit Jésus ? Je pense que la plupart des bergers conduiraient les 99 autres brebis au bercail et iraient se coucher en se disant que 1 % de perte, ce n’est pas si grave que ça.

Et, à supposer même que vous vous en inquiétiez, laisserez-vous, comme il le dit sans gêne, les 99 autres plantées là, seules au milieu du désert, à la merci des loups et des lions, pour aller chercher celle qui est perdue ? Non, personne de sensé ne fait des choses pareilles. À supposer qu’elle se fasse vraiment du souci pour la brebis égarée, toute personne raisonnable va, à tout le moins, conduire les 99 autres au bercail, les mettra en sécurité, fermera soigneusement l’enclos avant de partir à la recherche de celle qui est égarée. Et mieux encore, s’il la retrouve, il rentre chez lui, fatigué, et va se reposer. Il ne se met pas, comme l’insinue encore Jésus, à réveiller tout le voisinage en pleine nuit, chanter et danser pour une brebis qui lui a déjà coûté autant d’énergie en une journée.

Donc, oui, ce que Jésus considère comme une réponse évidente de notre part n’est pas du tout la réponse que nous aurions donnée. Alors, souvent, je lui dis : « Seigneur, franchement, sur ce coup, tu te moques un peu de nous ». Et effectivement, il ne nous prend pas au sérieux du tout. S’il nous avait laissé répondre à la question au lieu de répondre à notre place, nous lui aurions sûrement donné une toute autre réponse.

parabole de la brebis perdue

Couper l’herbe sous les pieds pour nourrir la brebis

Mais Jésus sait dans quelle direction irait notre réponse. Et il la devance peut-être justement pour nous bousculer, pour nous couper l’herbe sous les pieds, pour nous déranger, pour nous montrer en quoi nos manières humaines d’agir sont inadéquates pour les enfants du Royaume. C’est vrai qu’en général, les hommes ne se soucient pas vraiment des 1 %.

Imaginez cette histoire complètement inventée et imaginaire : dans un pays lointain, surgit un matin brusquement une terrible pandémie. Médias en alerte, fake-news en cascade, politiques incohérents. Et imaginez que vous, vous êtes le ministre de la santé dans ce pays-là. Vous lancez les scientifiques dans la bataille et, au bout d’une semaine, ils vous trouvent un vaccin très efficace. Mais les mêmes scientifiques vous préviennent : selon eux, environ 1 % de la population du pays ne supportera pas le vaccin, ils développeront même une intolérance mortelle si on leur en injecte. C’est à vous, en tant que ministre, de décider.

La solution à ce grand dilemme se trouve peut-être quelque part dans l’évangile. Le soir où les grand-prêtres s’arrangent pour faire crucifier Jésus, le grand-prêtre Caïphe dit une phrase digne de figurer dans les annales du pragmatisme politique : “Il vaut mieux qu’un seul meure pour que toute la nation ne périsse pas” (Jn 18,14). Si vous êtes un ministre de la santé responsable, vous vaccinerez sûrement toute la population. Les 1 % mourront sûrement mais au moins les 99 % seront saufs.

Au fond, nous les hommes, nos civilisations, nos cultures fonctionnent tous de la même façon : nous nous soucions peu, très peu, des un pour cent. Nous sommes prêts à en sacrifier un pour la sécurité des 99. Même vous et moi qui ne sommes pas ministres, quand nous organisons une fête, il y a bien un ou deux personnes dans la famille qu’on évite d’inviter (ou qu’on invitera une autre fois) pour que la fête ne soit pas gâchée pour les autres qui sont là. 1 % sacrifié pour le bonheur des 99 %.

C’est par rapport à ce problème éternel des 1 % qu’il faut lire la parabole de la brebis égarée. C’est plus que certain que nous ne serions pas allé chercher la brebis sur cent qui a pris la clef des champs.

Guerre déclarée à nos logiques humaines

Lors donc que Jésus affirme, sans gêne, que Lui laissera les 99 % plantées là dans le désert comme des cons, pour aller chercher la 1% égarée, là où nous aurions, au moins, mis les 99 en sécurité avant, éventuellement… il renverse d’un seul coup nos manières humaines de faire. Mais ce qu’il faut remarquer encore davantage, c’est que la parabole de la brebis égarée est un condensé de tout le ministère de Jésus.

L’iconographie (cet évangile en langage populaire) n’est d’ailleurs pas passée à côté de cette vérité évangélique puisque l’une des images les plus répandues représentant le Christ n’est pas le bon berger (cf. Jn 10) comme on l’appelle pourtant mais la brebis égarée que Jésus porte sur ses épaules (cf. l’évangile d’aujourd’hui). Les lépreux, les oubliés, les pauvres écrasés, les femmes refoulées pour leurs mœurs, les enfants écartés, les publicains ostracisés… tout ce monde des petits qui représentent les 1 % bon à sacrifier pour le confort des gens bien, ce sont eux que Jésus n’a cessé d’aller chercher, de ramener, de réintégrer au nez et à la barbe des 99 qui sont les pharisiens et autres gens se croyant sauvés.

« Ces plus petits de mes frères » comme il les appelle dans l’évangile de Matthieu qui valent tellement si peu qu’ils risquent toujours de faire les frais de nos sécurités humaines. Le christianisme, c’est peut-être cela : l’effort constant pour réinsérer les 1%, là où nous sommes toujours tentés, par nature, de les exclure pour être tranquilles.

La drachme perdue et retrouvée

Couper l’herbe et enfoncer le clou

Mais Jésus ne s’arrête pas là, il enfonce le clou encore un peu plus dans la deuxième parabole de l’évangile de ce dimanche. Ici encore, il nous prend au dépourvu. Bon, admettons : si vous avez dix euros que vous en perdez un, ça fait 10 %, c’est beaucoup plus que les 1 %. Vous allez donc sûrement faire ce que dit Jésus : fouiller la maison de fond en comble pour retrouver la pièce. Jusque là, rien que de très raisonnable. Mais quand vous l’avez trouvée, vous allez sûrement vous coucher. Vous n’allez certainement pas faire ce qu’ajoute Jésus : pour célébrer la joie d’avoir retrouvé un euro, nous n’allez pas inviter toutes les voisines à venir faire une fête qui va vous coûter vingt euros. Dépenser 20 euros pour fêter un euros, mais allô quoi Jésus… Mais là encore, on sent que Jésus raisonne selon des logiques qui ne sont pas les nôtres. Ce qu’ailleurs précisément, nous avons appelé la logique du Jubilé – qui gouverne le ministère de Jésus dans l’évangile selon St Luc.

Cette femme qui est décrite dans cette deuxième parabole, elle agit de façon insensée, elle n’a pas peur de perdre. Pour fêter la joie d’avoir retrouvé une pièce, elle n’a pas peur d’en dépenser dix. Elle ressemble au berger de la première parabole qui laisse 99 brebis au risque des loups, au nom de la joie d’en retrouver une. Et c’est peut-être ce à quoi veut nous inviter l’évangile de ce dimanche.

Celui qui a peur, celui qui a peur pour sa propre vie, celui-là risque toujours de sacrifier les autres, de les piétiner pour rester en vie. Seul celui qui n’a pas peur de perdre et de se perdre, qui agit donc de façon un peu insensée, seul celui-là peut vraiment risquer tout pour la vie des autres ; seul celui-là peut se livrer pour ceux qui ne comptent pas, ceux qu’on néglige et qu’on piétine ; seul celui-là peut se dépenser sans compter, sans calculer, pour qu’ils aient droit eux aussi à la fête.

C’est ce que disait l’évangile de dimanche dernier quand il invitait à renoncer à soi-même pour être un véritable disciple. C’est ce que fait Jésus dans l’évangile d’aujourd’hui quand il s’assied pour le repas chez des gens pas bien. C’est ce que fera Mère Teresa de Calcutta quand elle se tournera vers les 1 % oubliés mourant dans les rues. Et souvent, il n’y a pas besoin de chercher loin, ni d’aller à Calcutta : des brebis égarées qu’on laisse seules à leur sort, afin de dormir tranquille, chacun en connaît sûrement une.

la brebis perdue et retrouvée
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5 Comments

  1. Je commence petit à petit à comprendre votre logique et comme toujours c’est avec plaisir que j’ai lu ce commentaire de l’évangile. J’attendais plus un commentaire de la parabole de l’avant prodigue mais je n’ai pas été déçue d’avoir lu votre explication de la théorie des 1%.

    1. Superbe explication. Votre commentaire nous place au dessus de l’ordinaire et de tout ce que nous avons l’habitude d’entendre à propos de cet évangile. C’est une autre dimension de la chose que j’ai eu le plaisir de découvrir et de lire à travers vous. Merci

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