Que veut dire qu’à Noël, l’éternité entre dans le temps, le Verbe dans la chair, la lumière dans les ténèbres, la grâce dans la loi ? Toutes ces oppositions binaires qui traversent le prologue de Jean se résument peut-être à l’expression finale : grâce sur grâces. Le prologue de Jean met en place les rudiments d’une nouvelle économie : celle qui sourd plutôt de l’abondance que de la rareté. Et qui dit économie – la gestion de la maison – dit hospitalité.
Sur l’art de recommencer
L’évangile de la messe du jour de Noël (Jn 1,1-18) n’a pas souvent la cote des prédications de Noël. Il est trop abstrait, trop délicat pour une fête populaire, trop théologique pour une fête si légère et douce. On voit que Jean est littéralement saisi par la poésie et son récit semble planer dans les hauteurs, inaccessible d’une certaine façon. Alors, on laisse souvent de côté ou bien, lorsqu’on s’en empare, on vole aussi dans des hauteurs théologiques qui font rapidement bâiller d’ennui.
Jean commence son évangile de la même façon que le livre de la Genèse : Au commencement. La Genèse dit : au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Jean dit : au commencement était le Verbe. La Genèse raconte que Dieu dit : Que la lumière soit. Et Jean raconte, nous l’avons entendu, comment une nouvelle lumière est venue dans le monde. Ces mots-clés que Jean choisit de mettre au début de son évangile ne sont pas là par hasard. Ils signalent une intention claire et précise : dans son évangile, Jean veut nous parler d’une nouvelle création. Il ne se contentera pas seulement de nous raconter une histoire et des événements de la vie de Jésus. Il va nous montrer comment ces événements mettent en œuvre une nouvelle création, une création qui ne remplace pas la première mais qui vient la parachever, la porter à son achèvement.
Quand Dieu joue et chante
Mais pour bien comprendre ce que cela veut dire que le monde soit parachevé, il convient de se poser une question : pourquoi le monde a-t-il été créé en premier lieu ? Pourquoi un matin (ou un soir, je ne sais pas) Dieu s’est-il dit : maintenant, je vais créer le monde ? Le moine et mystique américain Thomas Merton donna à cette question, une réponse aussi amusante que l’esprit de Noël mais aussi sérieuse que toute bonne théologie. Selon lui, Dieu créa le monde en vue de venir y jouer et danser lui-même.
Le Seigneur a créé son monde non pas pour le juger, non pas pour le dominer simplement, pour le faire obéir aux dictats d’une volonté impénétrable et toute-puissante, non pas pour trouver plaisir ou déplaisir dans son fonctionnement : telle n’était pas la raison de la création, ni du monde, ni de l’homme. Le Seigneur créa le monde et fit l’homme afin de descendre Lui-même dans le monde, afin de devenir Lui-même Homme.
Amusez-vous à comparer, par exemple, le prologue de St Jean avec ce passage du livre des Proverbes (8,25-31)
Avant que les montagnes ne soient fixées, avant les collines, je fus enfantée, avant que le Seigneur n’ait fait la terre et l’espace, les éléments primitifs du monde. Quand il établissait les cieux, j’étais là, quand il traçait l’horizon à la surface de l’abîme, qu’il amassait les nuages dans les hauteurs et maîtrisait les sources de l’abîme, quand il imposait à la mer ses limites, si bien que les eaux ne peuvent enfreindre son ordre, quand il établissait les fondements de la terre. Et moi, je grandissais à ses côtés. Je faisais ses délices jour après jour, jouant devant lui à tout moment, jouant dans l’univers, sur sa terre, et trouvant mes délices avec les fils des hommes.
« Le monde a été créé, conclut Thomas Merton, comme un temple, un paradis, dans lequel Dieu lui-même descendrait pour habiter familièrement avec les esprits qu’il avait placés là pour s’en occuper. » Et puis, il y a, dans le livre de la Genèse (3,8), cette phrase curieuse : « Le soir, un vent léger se met à souffler. Le Seigneur Dieu se promène dans le jardin. L’homme et la femme l’entendent et ils se cachent devant lui ». Et Thomas Merton dit encore :
Ces magnifiques chapitres nous apprennent que Dieu a fait du monde un jardin dans lequel il s’est lui-même délecté. Il n’est pas nécessaire d’aller bien loin pour capter les échos de ce jeu, et de cette danse à laquelle nous sommes invités à participer. Lorsque nous sommes seuls par une nuit étoilée, lorsque par hasard nous voyons les oiseaux migrateurs en automne descendre sur un bosquet de genévriers pour se reposer et manger, lorsque nous voyons des enfants à un moment où ils sont vraiment des enfants, lorsque nous connaissons l’amour dans notre propre cœur, à ces moments-là, l’éveil, le retournement de toutes les valeurs, la « nouveauté », le vide et la pureté de la vision qui se manifestent, donnent un aperçu de la danse cosmique. Nous sommes invités à nous oublier volontairement, à jeter aux orties nos pénibles solennités et à nous joindre à la danse générale.
Du Dieu promeneur au Dieu compagnon
Dieu n’avait donc pas seulement créé le jardin-monde pour y placer les hommes mais pour s’y promener lui-même, les soirs, lorsque souffle la brise, pour s’y délasser, en compagnie des hommes. Et cela annonçait le temps à venir, lorsque les temps seraient accomplis et que Dieu ne se promènerait plus seulement dans le jardin, mais deviendrait homme lui-même pour marcher sur cette terre qu’il a créé. Voilà l’aboutissement ultime de toute l’histoire de la création du monde.
Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous, comme un frère.
Il n’est plus descendu chez ses créatures mais chez les « siens ». Et Jean ajoute : mais les siens ne l’ont pas reconnu. On prend souvent cette phrase pour un reproche mais peut-être ce n’en est pas un. Car, puisqu’il était devenu l’un d’eux, semblable à eux, il était nécessaire que les siens ne le reconnaissent pas comme différent d’eux. Il était destiné, par l’opération même, à devenir un quelconque.
La danse de la création nouvelle
Dieu a donc créé le monde afin, un jour, de descendre y habiter lui-même mais non pas pour le laisser tel quel et repartir. Sa danse n’est pas seulement un spectacle qu’on applaudit avant de rentrer chez soi. Sa danse va déranger le monde, sa danse va recréer le monde. Car, avec l’incarnation, c’est l’éternité qui débarque dans le temps, l’abondance dans la rareté de nos vies, la joie dans ses tristesses mais également un peu de dérangement dans nos joies fabriquées et feintes ; Dieu qui vient dans le monde, l’éternité qui s’invite dans le temps, c’est la promesse de redresser ce qui était tordu, la promesse de faire un monde nouveau, d’amener le monde ancien à son achèvement.
Et plus tard dans l’évangile, Jean signale à plusieurs reprises comment cette création renouvelée est en marche. Jean indique souvent par exemple que ce que nous voyons comme le mal dans le monde n’est que le résultat d’une création non encore achevée. L’exemple le plus typique sera l’histoire de l’aveugle né au chapitre 9. Ce n’est pas vraiment à cause du péché de ses parents que l’aveugle-né est venu au monde dans cette condition. S’il est aveugle-né, c’est qu’en lui la création n’est tout simplement pas encore achevé. Et Jésus va achever en lui la création en lui rendant la vue.
Tous, nous avons eu part à sa plénitude,
nous avons reçu grâce après grâce.
Et tous ceux qui croient en lui sont invités par lui à entrer dans cette nouvelle danse, à participer à la création d’un monde nouveau, à être les acteurs de nouveaux commencements. Mais comment reconnaître que cette création nouvelle est en œuvre ? Comment savoir identifier les lieux où elle monte et fleurit ? Comment savoir où nous pouvons participer à son éclosion ? Dans le prologue, Jean indique une direction : la création nouvelle est en œuvre là où il y a de l’abondance, là où il y a, non pas l’avarice, la rareté, le chacun pour soi, mais là où il y a de l’abondance. « Tous, nous avons eu part à sa plénitude, nous avons reçu grâce après grâce »
Les instruments de la nouvelle économie
Et cela est symbolisé par les deux images que Jean utilise pour parler de Dieu : l’image du Verbe d’abord, et l’image de la Lumière ensuite. Ces deux choses représentent ce que, dans la tradition chrétienne, l’on appelle les biens spirituels en opposition aux biens matériels, les biens impérissables en opposition aux biens périssables. Les biens périssables, quand vous les partagez, ils diminuent. C’est dans ce sens qu’ils sont périssables. Si je partage avec vous ma baguette de pain, il est clair que je vais avoir du pain en moins. Et si je partage la même baguette à dix personnes en même temps, je vais me retrouver à la fin avec pas de pain du tout. Certains biens périssent dans la mesure où on les partage. D’autres biens, au contraire, augmentent quand on les partage. C’est l’exemple même de la lumière et de la parole.
Quand vous allumez une seule bougie, la lumière est faible. Si vous partagez la flamme de cette bougie avec une autre bougie, la lumière devient plus grande et toujours plus grande au fur et à mesure que vous la partagez. Et il en est de même de la joie, de la paix, de la tendresse, de l’attention, de l’amour, etc. Ces biens là augmentent d’autant plus que vous les partagez et c’est en cela qu’ils sont impérissables. C’est en cela qu’ils sont non pas la cause d’une raréfaction de la grâce mais qu’ils deviennent une source de grâces sur grâces. Eh bien, là où les hommes regardent le monde non pas avec les yeux du manque mais avec les yeux de l’abondance, on peut dire que, là, la création nouvelle est commencée, à l’œuvre et en marche.
Voir le monde sous le signe de l’abondance
C’est à la même différence que servent les autres oppositions qu’on trouve dans le prologue. La loi est le signe du manque, elle gère la rareté. Elle sert à régler les partages et à départager quand les hommes se battent pour la même chose (qui par définition est unique et rare). La grâce, par opposition est toujours grâce sur grâces : il n’y a aucun sens à se battre en son nom. De même, l’ubiquité du Christ est le signe d’abord de son abondance, de l’abondance de son être. Il n’est pas limité par le temps, c’est pourquoi il peut être à la fois avant et après Jean-Baptiste. Et dans la phrase qui précède, le mot le plus important est le mot « limite ». Il n’est pas limité : il abonde dans toutes les directions. Et pareil pour la lumière à laquelle les ténèbres ne réussiront plus à mettre de frontières. Ou encore, la phrase centrale du Prologue : Le Verbe qui se fait chair, c’est l’abondance qui entre dans les limites de la rareté pour en faire exploser les frontières. Non pas de manière violente, mais par la pédagogie patiente de l’habitation et de l’hospitalité parmi les hommes. Dieu vient apprendre aux hommes ses mœurs et il mettra le temps qu’il faut. C’est pour cela qu’il naît enfant (il faut lire ici l’homélie de la veille).
C’est cela l’image de la nouvelle création : tout est abondant, tout est grâces, tout est lumière se répandant. Celui qui accepte de regarder le monde de cette façon, de regarder le monde sous le signe de l’abondance, celui-là a déjà un pied dans la création nouvelle. Quelqu’un qui a seulement cinq pains et deux poissons et qui les donne, voit le monde sous le signe de l’abondance. Mais quelqu’un qui a cinq pains et deux poissons et qui les garde jalousement, voit le monde sous le signe du manque. Quelqu’un qui n’a que 24h dans sa journée, comme tout le monde, et qui consacre une heure à Dieu ou à visiter les malades, voit le temps sous le signe de l’abondance. Quelqu’un qui n’a lui aussi que 24h et qui n’a pas du temps pour rien d’autre que lui-même, voit le temps sous le signe du manque. Quelqu’un qui a seulement dix euros en poche et qui a peur d’en donner deux à un mendiant, voit le monde sous le signe du manque. Quelqu’un qui n’a lui aussi que dix euros et qui en donne deux à un mendiant voit le monde sous le signe de l’abondance. Et vous voyez que dans tous ces exemples, celui qui voit le monde sous le signe de l’abondance, celui-là seul semble capable de fraternité, de charité et d’amour, de faire grâce sur grâce. Celui-là vit déjà dans la création nouvelle. N’est-ce pas d’ailleurs là, l’esprit de Noël ?
Un beau commentaire pour nous aider à comprendre le prologue de l’évangile de Saint Jean que j’aime beaucoup sans savoir pourquoi. Grâce à vous, j’ai compris que c’était à cause de sa beauté, de sa prose. Voir le monde avec les yeux de l’abondance change tout même si bien souvent on ne le réalise pas. Merci pour ce rappel.
Caro Leo,
I agree with Audrey. a good piece ..abundance in consumism is more common then the abundance that can be found in love faith and charity.
Merci beaucoup à padré pour ce commentaire
J’ai aimé lire une fois encore ce commentaire. Et si on comprenait tous enfin que la terre toute entière n’est en réalité qu’un jardin que Dieu a créé pour y descendre jouer?
Merci encore pour ce commentaire. et Joyeux Noel