– Lc 3,5

Le christianisme est une poétique des frontières. Voyez donc comme l’incarnation bouscule la frontière entre monde divin et monde humain. Comme la résurrection traverse celle entre la vie et la mort. Comme ses sacrements mêlent le terrestre au céleste et comme sa morale brouille les frontières de l’ami et de l’ennemi.

Un cri traverse l’avent. Celui de Jean le Baptiste, reprenant et redoublant un cri d’Isaïe : aplanissez les montagnes et comblez les ravins Lc 3,5 ; Is 40,4). Montagnes et ravins, peut-être est-ce là le lieu du texte, sont des noms de frontière, de frontières qualifiées par les hommes de “naturelles” pour dire que ce n’est pas de leur faute. Les premières, levées entre les peuples et les nations, séparent soigneusement ceux d’en-deçà des Pyrénées de ceux d’en-delà. Les seconds, les ravins, lorsqu’ils sont très profonds, creusés par un grand fleuve ou par la mer, séparent les peuples qui sont d’ici de ceux d’ailleurs (cf. Lc 16,26).

Aplanir les unes et combler les autres, c’est donc “tracer un chemin”, ouvrir une voie (cf. le même texte) pour faire droit à la circulation. Mais dire cela, à propos du christianisme, ne suffit pas. Le christianisme ne propose pas seulement de tracer un chemin entre les frontières, ni même de les anéantir (quoi qu’on dise, le christianisme n’est pas le rêve d’un monde sans frontières). Son projet, au contraire, est d’habiter la frontière, de transformer le chemin entre deux rives en maison. L’autre image qui vient ici spontanément à l’esprit est celle de la barque. La maison des chrétiens (ils appellent ça l’Église) est une barque qui a ses nefs et même son étoile du matin. Et cela fait d’eux des marins éternels.

Habiter cet entre-deux signifie une première chose, à savoir qu’aplanir les montagnes et combler les ravins est une tâche infinie. Les hommes, en effet, sont d’ingénieux architectes en érection de frontière. À peine a-t-on aplani une montagne ici qu’une autre s’élève là-bas. S’y mettre, c’est finir par y demeurer, Sisyphe laborieux. Mais il y a une deuxième raison peut-être plus décisive. La fonction principale d’une frontière, c’est la fabrication l’étranger. Sans frontière, pas d’étrangers. Et la question que posent toutes les cultures, c’est de savoir ce qu’il faut faire de l’étranger. Faut-il le tuer, le tolérer, l’assimiler, le renvoyer?

La réponse chrétienne est plus radicale : tu te transformeras toi-même en étranger afin d’accueillir l’étranger comme un frère. Celui qui devient chrétien devient étranger sur terre, dit-on. Du monde sans être du monde. Ou comme dit un texte du 2e siècle, “Ils habitent leurs cités comme étrangers, [et pourtant] ils prennent part à tout comme citoyens.” Ça s’appelle, combler les ravins, habiter la frontière… pour n’être indifférent ni à ceux d’ici ni à ceux de là-bas, surtout pas à ceux qui risqueraient d’être rejetés de l’un et l’autre côté de la frontière.

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4 Comments

  1. Très belle réflexion. Merci beaucoup. Devenir chrétien serait semblable au fait de se transformer soi-même étranger pour comprendre et apprendre comment les aptitudes nécessaires dont-il faut se munir en vue d’approcher l’étranger et l’accueillir comme un frère. Ainsi, combler les ravains et habiter les frontières. Encore Merci.

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