Ce qui arrive donc souvent, c’est que la saison des tomates est mauvaise pour Kokou et il ne peut pas rembourser à Kodjo les ignames qu’il lui avait pris. Kodjo a le choix entre : 1) exiger coûte que coûte qu’on lui rembourse et 2) remettre la dette à Kokou, gracieusement. S’il choisit le 2), il fait de Kodjo un endetté heureux. Si vous n’y comprenez rien, lisez d’abord dimanche dernier. Car l’évangile de ce dimanche est l’illustration la plus parfaite de que ce je disais dimanche dernier à propos de l’histoire de la dette. Une dette qui n’est pas remise est une dette qui vous transforme en esclave tandis que sa remise est un don de liberté.

L’hyperbole parabolique

Dans l’évangile de ce dimanche, le serviteur doit une somme de soixante millions de pièces d’argent à son maître. Soixante millions ! À en croire l’évangile des ouvriers de la onzième heure (dimanche prochain), le salaire d’une journée de travail était d’environ une pièce d’argent. Pour rembourser soixante millions de pièces, le serviteur de l’évangile d’aujourd’hui devrait donc travailler pendant soixante millions de journées entières, sans repos et sans rien dépenser de ce qu’il gagnerait. Et cela représente près de cent cinquante millénaires ! Autant dire que le serviteur n’aurait jamais pu rembourser sa dette même s’il gagnait le double ou le triple du salaire ordinaire, même s’il gagnait jusqu’à 400 fois le smic (ce qui est le salaire des grands patrons en France).

Cela amène à une autre question intéressante ! Comment en est-il arrivé là ? Une chose est certaine, c’est qu’il est impossible qu’il en ait autant emprunté en une seule vie. Quelque chose s’est accumulé sur ses épaules, un peu malgré lui. Peut-être une dette de père en fils et de génération en génération qui ne pourra donc jamais être remboursée par un seul. Jésus, dans la parabole, exagère exagérément la dette (oui!) : soixante millions de journées de travail, et l’hyperbole sert peut-être à nous aider à regarder ailleurs pour chercher un sens.

La dette à ne pas rembourser

Cet ailleurs vers lequel Jésus nous oriente est peut-être le fait qu’il existe des dettes qu’on ne peut pas rembourser, des dettes qu’ils ne faut pas rembourser, qui ne sont pas destinées à l’être – n’y suffiraient pas même la vente de tous les biens et propriétés (ici, femmes et enfants compris), et le don même de sa vie. Le lecteur est d’ailleurs sceptique lorsque le serviteur promet la main sur le cœur qu’avec un peu de patience il rendra la dette.

Vous m’opposerez, c’est sûr, qu’il faut rembourser ses dettes, que celui qui rembourse ses dettes s’enrichit et toutes les autres banalités auxquelles nous a habitué le capitalisme et son régime de troc où il faut donner quelque chose pour avoir quelque chose, do ut des,où le banquier ne fait pas de cadeau. Mais ce n’est pas le seul régime qui régit nos vies. Il y a une forme de dette dont n’aiment parler ni les anthropologues ni les théologiens. Pour contourner la chose, ils bavardent à longueur de journées et de pages sur le don : Dieu donne, Dieu est donation, Dieu est le don par excellence. Ce qui est vrai. Mais ils oublient juste d’ajouter que tout don engendre une dette. Ce n’est pas seulement un crédit qui crée une dette mais un don crée toujours une dette, une dette dont il est bon souvent de ne pas parler, une dette qui n’appelle aucune mensualité de remboursement.

Des exemples ?

Pensez au don de la vie que vos parents vous ont donnée ! Vous leur êtes redevables, ce qui est une façon gentille de dire que vous êtes endettés envers eux — comme eux-mêmes d’ailleurs sont endettés envers leurs propres parents et ainsi de suite. Et pourtant, tyranniques seraient ces parents qui exigeraient de leurs enfants de rembourser cette dette. C’est peut-être même parce qu’on ne peut jamais la rembourser que la Bible exige, au minimum, d’honorer son père et sa mère.

Pensez à tout ce que nous devons à Dieu : la lumière du soleil et le clair de la lune, les fulgurances de l’été et la candide neige de l’hiver, la radieuse terre et la mer majestueuse, les fruits doucereux et les fleurs flamboyantes, les animaux et les oiseaux, la vue et l’ouïe, le charme du goût, la délicatesse de l’odorat et la fleur du toucher, le sommeil et le langage, l’amour humain, l’intelligence et la mémoire, les merveilleuses réalités qui rendent l’enfant d’hier capable de converser avec les morts de tous les temps et de traverser par la pensée l’immensité de l’espace… avec quoi les payerait-on ?

Le Psalmiste s’est un jour posé la question : comment rendrai-je au Seigneur tout le bien qu’il m’a fait ?, se demande-t-il. Et parce qu’il n’y a aucune réponse possible à cette question, il se range : j’élèverai la coupe du salut, j’invoquerai le nom du Seigneur. C’est-à-dire, il n’y a pas grand-chose à faire, je me contenterai d’être reconnaissant. Le philosophe romain Sénèque — dont certains supputent qu’il fut ami avec St Paul — écrivait ceci :

“Rends ce que tu dois”. Eh bien, [cette maxime] est souverainement honteuse lorsqu’il s’agit d’un bienfait. Quoi ? Rendra-t-il la vie, s’il la doit ? l’honneur ? la sécurité ? la santé ? Rendre est précisément impossible toutes les fois que les bienfaits sont parmi les plus grands. “Du moins, en échange de cela, dit-on, [rendons] un service qui en soit l’équivalent.” Voilà bien ce que je disais : tout le mérite d’une action si éminente sera perdu, si du bienfait nous faisons une marchandise [si beneficium mercem facimus]

Senèque, Des bienfaits

Car ce sont là des dettes qui nous sont remises entre les mains, souvent en même temps que le don. Pour votre anniversaire, je vous offre un cadeau qui vaut 10euros. Trois mois après, à mon anniversaire, vous m’offrez un cadeau qui vaut 3 euros. Statistiquement, vous êtes endetté de 7euros envers moi. Mais personne n’en parle, personne n’y pense même, heureusement (quand on y pense, c’est que ça sent mauvais) et cette dette qui n’est jamais destinée à être remboursée, entretient l’amitié : ça fait de nous des endettés heureux. Et s’il vous venait à l’idée, afin de m’offrir un cadeau qui vaudrait exactement 10euros, de me rendre celui que je vous avait offert, vous annulez la dette certes mais vous détruisez aussi l’amitié : ça fait de nous des endettés malheureux.

Faire mémoire

Les dettes qui ne sont pas destinées à être remboursées ont une particularité : c’est qu’il ne faut jamais les oublier. On peut oublier et classer les dettes que l’on a remboursées : une fois que l’ardoise est effacée chez le banquier, l’affaire est close. Mais les dettes irremboursables, ces dettes qui sont toujours déjà remises, il convient de ne jamais les oublier, d’en faire continuellement mémoire.

C’est ce qu’on fait par exemple lorsqu’on dit merci à quelqu’un. Dire « Merci » à quelqu’un, c’est reconnaître qu’on a une dette envers lui ; il vous a fait quelque chose, vous êtes redevable. Mais quand il vous répond « De rien », c’est une façon lui d’oublier la dette, de ne pas exiger de remboursement. Mais il convient surtout que vous, vous n’oubliiez pas ce geste. Parce que si, par mégarde, vous preniez ce « de rien » au pied de la lettre et que vous considériez que son cadeau ne vaut effectivement rien, vous risquez de perdre son amitié pour toujours. C’est dans cette circulation continuelle de la dette remise, dans la mémoire entretenue de la dette remise mais non oubliée que l’amitié se maintient et une communauté fraternelle peut se construire.

C’estaussi ce qui se passe dans l’eucharistie : nous faisons mémoire de toutes les dettes que Dieu nous a remises dans sa miséricorde et nous rendons grâces dans la joie : nous sommes des endettés heureux. « Comment rendrai-je au Seigneur tout le bien qu’il m’a fait ? » Eh bien… tu ne peux pas. Alors « J’élèverai la coupe du salut, je rendrai grâce au Seigneur » (Ps 115,12) ; je crois que c’est mieux ! Le psalmiste est ici un endetté heureux !

Et le pardon dans tout ça ?

J’en arrive maintenant à l’évangile de ce dimanche. La faute principale du serviteur, c’est d’avoir oublié ce qu’il ne faut jamais oublier. On lui a remis une dette colossale. Son seul malheur, c’est qu’il semble avoir oublié cela lorsqu’il rencontre celui qui lui doit cent pièces. Le problème n’est pas qu’il n’a pas su donner, ça c’est clair ; le problème, c’est qu’il n’a pas su recevoir en premier lieu.

La véritable pratique de la charité ne commence pas lorsqu’on doit donner ; elle consiste d’abord à apprendre à recevoir, à comprendre qu’on a déjà reçu. Et, malgré les apparences, ce n’est pas si simple ; c’est même très compliqué. Ce que j’appelle ici la dette irremboursable, vous l’avez maintenant compris : c’est la reconnaissance qu’au fondement de notre être se trouve, avant toute autre chose, le fait d’avoir reçu. Et seul celui qui a conscience d’avoir beaucoup reçu de Dieu, seul celui qui n’oublie jamais qu’il a beaucoup reçu, seul celui-là peut donner sans avoir mal au cœur ou à la main. Seul celui qui sait qu’il a été pardonné, seul celui-là peut pardonner à son tour sans se poser de question. Seul celui qui garde mémoire de la dette qui lui est remise, seul il peut remettre aux autres leur dette et faire de lui-même et des autres, des endettés heureux.

Alors vient aussi la question de Pierre, combien de fois dois-je pardonner à mon frère ? Alors vient aussi la réponse de Jésus : « si tu étais capable de reconnaître en ton frère l’image de Dieu, tu lui pardonnerais indéfiniment ; faisant ainsi mémoire des dettes indéfinies que Dieu t’a remises. Donc, ce que tu veux rendre à Dieu, rends-le au prochain. Ce que tu voudrais tant rendre à tes parents, rends-le à tes enfants. Tu serais même confus de n’en donner que très peu par rapport à tout ce que tu as reçu. Mais Dieu en serait tellement heureux qu’il t’en donnerait encore davantage. Alors oui, jusqu’à 70 fois 7 fois, 490 fois au lever et au coucher, jusqu’à l’infini. Oui, parce que tu en en reçu déjà 70 fois 7 fois 100 fois ! »

Oui, Dieu n’a besoin de rien, surtout pas qu’on lui rende une dette. Dieu a besoin de tout à travers le prochain : rendre grâces, c’est donner à la mesure de la remise de dette reçue. Pierre, comprends-tu cela ?

3 Comments

  1. Bravo pour la séquence audio de la page évangélique du jour. J’ai beaucoup aimé vous écouter la lire. La méditation de ce dimanche m’a l’air tellement claire et limpide que je me demande si je ne me suis pas perdue quelque part. Comment rendrais je au Seigneur tout le bien qu’il m’a fait ? Le rappel est très important. Avant toute chose, avant toute plainte ou toute réclamation, les chrétiens que nous sommes ne doivent jamais oublier d’être reconnaissants pour tout ce qu’ils ont reçu gratuitement et avant même de l’avoir demandé. Très beau commentaire de l’Évangile avec un sens jamais imaginé.

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