Le semeur a semé. Il est allé dormir. Au matin, il a profité du chant des oiseaux. Mais l’après-midi, il remarque que de l’ivraie qu’il n’avait pas semée (qui fait ça ?) a également poussé. Parbleu ! Voilà la parabole du bon grain et de l’ivraie ou, disons, la parabole du bon grain au coeur de l’ivraie.
Pas compris ou pas d’accord ?
Comme le disciple-semeur est invité à aller dormir et qu’il n’y consent souvent qu’à contrecœur, il aimerait bien quand même, en toute précaution, poster à la porte un policier-garde-veilleur-avengers-punisseur. Et il pense souvent confier ce boulot, pendant qu’il dort, à Dieu. N’est-ce pas beau, ça ? Et, faut-il le redire, ce dernier a souvent d’autres idées dans la tête. Il me semble, en relisant cette parabole, que parfois les disciples demandent à Jésus d’expliquer une parabole non pas parce qu’ils n’ont pas compris mais parce qu’ils ne sont pas d’accord avec ce qu’ils craignent d’avoir compris.
Huit chapitres auparavant, Jésus leur a enjoint d’aimer l’ennemi. Or, le voilà l’ennemi qui, pendant qu’on dort (Matthieu comme Marc insistent sur le fait qu’il faut aller se coucher, m***), l’ennemi donc vient torpiller ce qui nous avait valu tant de fatigue. Tout le monde se dit : on pourrait au moins faire une exception sur ce coup au commandement de l’amour de l’ennemi. D’autant plus d’ailleurs qu’il s’agit non pas de lui faire la peau directement mais de détruire son oeuvre, d’arracher l’ivraie. Ça va, on est encore gentil de lui laisser la vie sauve et de ne s’en prendre qu’à ses pompes et ses œuvres. Et Jésus dit non. Et on a envie de lui demander pourquoi. Non pas parce qu’on n’a pas compris, mais on n’est pas près à aller dans la direction qu’il suggère…
Pour une lecture sabbatique
Ici comme ailleurs, c’est notre tendance à sauter à la fin, notre impatience à bondir sur elle qui est critiquée par Jésus. Un semeur qui est si préoccupé par ce qui arrive à la fin qu’il oublie toutes les joies intermédiaires est un mauvais agriculteur, semble répéter Jésus. Et pareil, le disciple qui n’est plus préoccupé que par l’enfer et le paradis, c’est-à-dire la moisson, au point d’oublier le chant des oiseaux le matin…
Mais pareil surtout du lecteur trop pressé qui colle cette parabole à l’interprétation que Matthieu prétend que Jésus en a donnée. Car Jesus ne donne pas tout de suite l’interprétation de cette parabole. Entre le moment où il la raconte et le moment où il en donne une explication, il y a des choses qui se passent et qui sont peut-être nécessaire à la compréhension de cette parabole. Mais avant d’y venir, faisons une visite au vieux père Abraham. Car, il faut faire une lecture sabbatique, c’est-à-dire, qui prend son temps.
Abraham, le bon grain et Sodome, l’ivraie
Il y a une page dans la vie d’Abraham que, en tant qu’Africain, je considère comme une des plus belles de la Bible : elle me rappelle ma tante négociant le prix du panier de tomate au marché. La scène se passe à la fin du chapitre 18 du livre de la Genèse : au début du même chapitre, Abraham, le juste, le bon grain, vient de recevoir la visite de ces trois étrangers qui se révèlent des anges et qui lui annoncent la naissance prochaine d’Isaac – ce qui, au passage, ne manque pas de faire rire Sarah (comme quoi, nous rions parfois au nez et à la barbe des anges sans le savoir – Marie-Madeleine les engueulera même au tombeau!).
Les anges prennent donc congés d’Abraham (lui le bon grain) et descendent à Sodome et Gomorrhe pour en punir les habitants (cette bande d’ivraies). Et alors vient la scène, Abraham entre en un dialogue surréaliste avec son Dieu :
— Vas-tu vraiment faire périr le juste avec le coupable ? Peut-être y a-t-il cinquante justes dans la ville. Vas-tu vraiment les faire périr ? Et de continuer à mousser Dieu : — Loin de toi de faire une chose pareille ! Ça ne te ressemble pas, pardi !
Genèse 18
— Si je trouve cinquante justes dans Sodome, à cause d’eux je pardonnerai à toute la ville.
— J’ose encore parler à mon Seigneur, moi qui suis poussière et cendre. Peut-être, sur les cinquante justes, en manquera-t-il cinq…
— Non, je ne la détruirai pas, si j’en trouve quarante-cinq.
— Peut-être s’en trouvera-t-il seulement quarante ?
— Pour quarante, je ne le ferai pas.
— …………………
— Pour dix, je ne détruirai pas.
Abraham s’est arrêté à 10. Il a dû sentir qu’il commençait quand même à importuner le pauvre Dieu qui avait probablement mieux à faire que négocier le prix du panier de tomate au marché. Mais la parabole de l’ivraie tente de dépasser cette limite.
Quand l’ivraie cache la moutarde
Les commentaires de cette parabole vont souvent trop vite, les yeux fixés sur la fin alors précisément qu’elle invite à laisser la fin tranquille dans les mains de celui qui moissonnera et à s’occuper d’autre chose. Lorsqu’on va vite, on oublie les deux autres paraboles que contient cette parabole : celle de la graine de moutarde et celle du levain dans la pâte. Elles sont tellement brèves et elles sont insérées là, au milieu de notre parabole et de son interprétation, qu’elles sont souvent un peu étouffées par elle.
Or, elles sont décisives pour son interprétation. Et ce qu’elles disent est la suivante : le bon grain présent au milieu de l’ivraie n’a même pas besoin d’être d’une grosse quantité. Abraham s’est arrêté à dix justes et Dieu a promis ne rien détruire s’il en trouvait dix. Mais cette parabole semble dire que même s’il y en a un seul, ça sera suffisant pour que Dieu patiente. Si le bon grain présent dans cette pagaille est petit comme une graine de moutarde au milieu d’une terre étouffant d’ivraie, cela suffit pour exercer la patience de Dieu et faire produire, en son temps, les fruits du Royaume. S’il est infime, comme une pincée de levain dans une pâte étouffant d’ivraie, cela suffit pour appeler la patience de Dieu, jusqu’au jour où toute la pâte lèvera.
D’une parabole à l’autre
Il en est ainsi parce que Dieu et nous ne regardons pas la même chose. Tout le monde voit le mal, l’ivraie et la sale gueule de l’ennemi et trouve juste de lui faire la peau. Au point, doit-on dire, qu’ils oublient le bon grain qui doit être, en réalité, au centre de l’attention. Dans la parabole, Jésus tourne les regards de cette fascination pour le mal vers la modestie du bien et sa fragilité à préserver. Il répond : « Les serviteurs lui disent : “Veux-tu donc que nous allions l’enleve [le mal] ?” “Non, en enlevant l’ivraie, vous risquez d’arracher le blé en même temps. »
On peut ajouter ici que l’hospitalité dont il est question dans l’autre parabole du royaume n’est pas qu’une affaire de gens bien entre soi. C’est une hospitalité crucifiante, une qui invite à cohabiter avec des gens dont la peau est semée d’orties qui vous piquent et vous grattent. Matthieu est d’ailleurs, de tous les évangélistes, le plus conscient que l’Eglise n’est pas une affaire de gens qui font tout bien comme il faut (si tu vas présenter ton offrande et te rends compte que ton frère a quelque chose contre toi… s’il y a un problème entre ton frère et toi, va leur voir, puis appelle un témoin, puis traine-le devant l’assemblée, puis…)
Un seul pour le salut de tous
L’enjeu, enfin, serait d’apprendre à ne pas faire une interprétation individualiste des paraboles du royaume. C’est en tant que peuple que le Seigneur appelle et sauve. Et la bonne nouvelle est la suivante : tant qu’au sein de ce peuple, il y a quelques justes, ces derniers ne se sauvent pas seulement eux-mêmes et tout seuls, ils sauvent aussi le peuple avec eux. À cause d’eux, Dieu exerce la miséricorde pour tous les autres. L’ironie de l’histoire et là où nous sommes souvent à mille lieues de cette vision c’est que, paradoxalement, c’est ceux qui s’estiment sauvés qui réclament la tête de ceux qu’ils estiment méchants. Pas même pas à la hauteur d’Abraham.
N’était-ce pas également ce que disait la parabole du semeur aka parabole des grains perdus ? Un seul grain perdu mais dans la bonne terre peut en racheter, au bas mot, dix fois ses compères en perdition… Vous y voyez peut-être le portrait de Jésus ?
Bien souvent, il faut bien plus qu’une seule et simple lecture pour saisir le message que vous partagez. Et pourtant, votre objectif est de nous faire comprendre les paraboles. Parfois, vos textes ressemblent eux même à des paraboles.