Il y a deux types de chrétiens. Ceux qui n’ont pas d’ennemis — parce que Dieu est amour, vous voyez! et que si vous êtes ceci, cela ou encore autre chose, peu importe (ce qui veut souvent dire, on s’en fout!). Et ceux qui, au contraire, voient des ennemis partout, qui connaissent le diable sous toutes ses coutures et et reconnaissent toutes ses métamorphoses humaines et qui sont dans une guerre sans fin, de messe de guérison en messe de guérison. Quand Jésus invite à aimer l’ennemi, ces deux types de chrétiens pensent que le jour où il disait ça, il avait trop bu. Car les premiers ne peuvent pas aimer l’ennemi : ils n’en ont pas. Les seconds, non plus : on n’a pas besoin de dire pourquoi.

Le christianisme peace & love

La bonne nouvelle de l’évangile d’aujourd’hui, c’est que nous pouvons avoir des ennemis, nous sommes autorisés à en avoir. Ceux qui voient des ennemis partout se disent : oui, il a raison. Et ceux qui n’en ont pas disent : qu’est-ce qu’il raconte ! Ces derniers ont tous peu ou prou grandi dans un christianisme à l’eau de rose qui prêche à cor et à cri que tous sont enfants de Dieu et en tire la conclusion — contre toute évidence — que les enfants d’un même Père ne se battent jamais entre eux.

Et nous sommes ainsi portés à croire que personne ne doit être notre ennemi, tant et si bien que cela pousse à s’arranger avec tout le monde, en mode peace and love, et donc à négocier les exigences de l’évangile pour faire plaisir à ceux-ci, à négliger d’autres aspects pour être les amis de ceux-là… et à finir par vouloir vivre comme des anges, en paix avec tout le monde, alors qu’on est des hommes.

C’est une forme de christianisme qui nous pousse à être plus parfaits que le Christ lui-même : même lui avait des ennemis. Vous imaginez bien que ce sont eux, et sûrement pas ses amis, qui l’ont crucifié. Car, tout le monde le sait. La vie des martyrs nous le dit. Et le Christ lui-même l’a répété d’innombrables fois : on ne peut pas vivre de l’évangile, même sans être très radical, et plaire à tout le monde.

Au prix de l’adversité

Le Christ en effet, ne nous dit pas : n’ayez pas d’ennemis, Il nous dit bien clairement : Aimez vos ennemis et le minimum pour commencer à les aimer, vous conviendrez avec moi que c’est d’abord d’en avoir. Celui qui n’a pas d’ennemi, celui-là ne peut simplement pas l’aimer.

Je vois venir votre objection. Et, la réponse, c’est non : il n’est pas question d’aller chercher des ennemis. Pas d’aller en trouver deux ou trois à garder au chaud pour s’entraîner à les aimer et être sûr ainsi de pratiquer les vertus chrétiennes. Les chrétiens du deuxième type ont même perfectionné cette méthode. Ils ne se contentent pas d’en emmagasiner pour s’entraîner à les aimer. Mieux encore, la recommandation de Jésus ne leur paraît pas assez réaliste : au lieu d’aimer, ils combattent, œil pour œil. Et mieux encore, pour arracher l’oeil, ils utilisent non pas un couteau mais la croix du Christ. C’est un peu plus chrétien comme ça, vous voyez ! Tellement heureux d’être les préférés de Dieu (c’est l’orgueil des humbles dont on parlait la semaine dernière) qu’ils invoquent le sang de Jésus pour casser la gueule de leurs ennemis à longueur de journée.

Mais ces derniers ont raison sur un point, contre les premiers : ils ont compris eux qu’on ne peut pas s’attendre à ce que notre façon de vivre en chrétien nous attire seulement et toujours des amis. Il se peut que notre fidélité au Christ (ou notre infidélité d’ailleurs) nous attire plutôt de l’adversité que les acclamations de tous, y compris, Jésus le dira plus loin, dans nos propres familles (Mt 10,36). Donc, des ennemis surgiront un jour, que nous le veuillions ou non, d’une embuscade imprévue. Que faire ce jour-là ? C’est ici que tranche, évidemment, la différence chrétienne. Vu que des ennemis, nous pourrions en avoir, que faire de nos ennemis ?

Œil pour œil ?

Le monde nous dit qu’il faut les combattre, à armes égales. S’il te prend un œil, prends-lui un œil et l’affaire est réglée. S’il te prend une dent, arrache-lui une dent : liberté, égalité, tant pis pour la fraternité.

Eh bien moi je vous dis de ne pas riposter au méchant : aimez vos ennemis, priez pour ceux qui vous persécutent.

Et c’est ici que se trouve la grande révolution : nous avons tous des ennemis, les chrétiens comme les autres et ce n’est pas là le problème. Le problème est dans la manière dont nous les traitons : par la violence dans un cas, par l’amour dans l’autre cas. On pourrait dire qu’il s’agit là d’un commandement qui manque de réalisme et qu’il vaut mieux retourner à la bonne vieille loi du talion dont personne ne s’est en réalité jamais débarrassé et à crever un œil à celui qui vous en a crevé un.

C’est cela la sagesse du monde qui gouverne le monde économique, politique, culturel, social… Mais vous êtes-vous déjà imaginé ceci : si quelqu’un qui est borgne de l’œil gauche vous crève votre œil gauche, qu’allez-vous faire là où la nature vous a devancés ? Allez-vous lui crever l’œil droit ? Mais si vous vous vengez sur le mauvais œil, attention s’il réclame ses droits !

La sagesse du monde

La vengeance, dit-on, est un plat qui se mange froid – mais parfois il devient si glacial qu’il est dégoûtant. Et alors, la sagesse du monde atteint ses limites et est frappée de folie douce ou plutôt meurtrière : « Que personne ne s’y trompe : si quelqu’un parmi vous pense être un sage à la manière d’ici-bas, qu’il devienne fou pour devenir sage. Car la sagesse de ce monde est folie devant Dieu », écrit Saint Paul.

Ce n’est pas seulement par emphase que je parle ici de sagesse du monde. Les structures et les institutions de notre monde reposent presque toutes sur le fait qu’il est possible de faire du bien avec « juste un peu de violence ». Si quelqu’un vous fait du mal, lui faire un peu de mal en retour, « ça lui apprendra », se dit-on. Si quelqu’un vous piétine, giflez-le, « ça lui apprendra ». C’est presque instinctif chez les enfants : quand ils se bagarrent et qu’on leur demande ce qui se passe, le premier réflexe est toujours de dire : « c’est l’autre qui a commencé », ce qui veut dire : moi, je n’ai tapé en retour que pour lui donner une leçon. Autrement dit encore : ma violence est bonne, c’est sa violence qui est mauvaise.

C’est cette différence entre violences (l’idée que l’une serait bonne et l’autre mauvaise) que la sagesse du Christ vient complètement brouiller, nous remettant sinon en crise, du moins en cause. Autrefois, dit encore saint Paul, nous étions vous et moi, nous étions ennemis de Dieu et lui, au lieu de nous taper sur la tête pour nous donner une bonne leçon,lui nous a aimés. C’est seulement cela qui fait que nous devons nous aussi aimer nos ennemis ou au moins, au moins, mourir en essayant.

Eh bien, moi je vous dis

Eh bien, moi, je vous dis…

C’est le fait qu’il faut essayer, ou mourir en essayant, qui introduit l’histoire de la gifle et de l’autre joue, l’autre os à croquer de l’évangile de ce dimanche. La politesse demande en effet que si l’on vous met une baffe, vous la retourniez à l’envoyeur, gentiment. Mais alors, ne ressemblez-vous pas, sur le champ, à celui que vous détestez ? Ne ressemblez-vous pas sur le champ à votre ennemi ? Les païens eux-mêmes, n’en font-ils pas autant ?

Toi, si on te frappe sur la joue gauche, refuse déjà de riposter. Mais tends aussi la joue droite, et montre à celui qui croit que la vie n’est longue que de mille pas, qu’il y en a deux mille et même plus ; à celui qui croit que tout se résume à des tuniques, qu’il existe aussi des manteaux. Mais ça s’arrête là, à mon avis.

Car Jésus recommandera également, plus tard, à ses disciples s’ils sont rejetés d’une ville où ils entrent, de s’en aller en secouant la poussière de leur pied. C’est pourquoi, si tu tends la deuxième joue et qu’on te frappe encore sur celle-là, il faut trouver ton chemin, puisque tu n’es pas censé avoir une troisième joue. Il faut secouer la poussière de ta joue et partir : le Dieu qui a voulu que tu tendes la deuxième joue, c’est lui qui t’a aussi créé en sorte aussi que tu n’en aies que deux. Il y en a qui sont très ingénieux à trouver d’autres joues à tendre, et je ne sais pas comment ils font.

Tendre l'autre joue

Aimer jusqu’au bout

Mais partir ne veut pas dire que l’histoire est finie. C’est ici qu’entre peut-être en jeu la prière : Priez pour ceux qui vous persécutent… Celui qui vous persécute, qui vous a giflé sur une joue puis sur l’autre, bref, celui qui vous a fait comprendre sans ambiguïtés qu’il est votre ennemi… il ne sert à rien de rester devant lui à chanter « je n’ai pas d’ennemi parce que je suis enfant de Dieu », ni à lui tendre une troisième joue que vous n’avez pas, mais vous pouvez encore prier pour lui.

C’est la charité des charités, c’est la dernière charité que de prier pour nos ennemis comme le Christ lui-même le fera sur la croix, à sa dernière extrémité : Père, pardonne-leur. Prier pour son ennemi, c’est dire à Dieu : Seigneur, je n’en peux plus de celui-là, prends la relève et occupe-toi de lui, toi-même. C’est donc encore lui vouloir du bien, continuer à lui faire du bien.

Il n’y a pas de violence bonne

Nos sociétés, nos civilisations, nos coutumes, etc. nous poussent toujours à choisir entre les violences que nous préférons et les violences que nous rejetons. Certaines violences nous paraissent bonnes, d’autres nous paraissent mauvaises. Par exemple, la violence du policier nous paraît bonne, mais la violence du brigand nous paraît mauvaise. La violence qui est venue en premier nous paraît mauvaise. Celle qui vient en deuxième position en réaction, pour corriger la première violence, pour la punir, celle-là nous paraît bonne et même nécessaire et légitime.

On l’a dit. Même les enfants le savent : ils s’excusent toujours de n’avoir pas commencé le premier. C’est l’autre qui a commencé, et cela veut dire, J’ai raison d’avoir riposté, ma violence à moi est juste. Mais Jésus nous ouvre les yeux sur le simple fait qu’une violence est une violence, qu’elle n’arrange rien sinon d’ajouter la violence à la violence et donc que si nous pouvons contribuer à la réduire, nous sommes donc les vrais fils de notre Père qui est en dans les cieux.

Je dois quand même finir par ceci : s’il peut toujours arriver que les chrétiens aient des ennemis, il ne leur est pourtant pas permis d’être ennemis entre eux-mêmes. Et pour une simple raison, c’est en s’exerçant entre eux à être des frères qu’ils pourront être préparés à aimer les ennemis du dehors, si l’on put dire. L’évangile d’aujourd’hui ne doit donc pas être lu en oubliant celui de dimanche dernier : « Donc, lorsque tu vas présenter ton offrande à l’autel, si, là, tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse ton offrande, là, devant l’autel, va d’abord te réconcilier avec ton frère, et ensuite viens présenter ton offrande. » Alors seulement, tu seras vraiment le fils de ton Père qui est dans les cieux qui fait lever son soleil sur les bons et les méchants.

3 Comments

  1. Liberté, égalité et tant pis pour la fraternité. Je retiens qu’il n’y a pas de bonne violence et surtout qu’aimer ses ennemis c’est de prier pour eux comme le Christ l’a fait sur la croix. Je crois pour une fois que ce billet est clair et que je l’ai bien compris mais je ne voudrais pas l’assurer parce que bien souvent avec vous Padre, il faut toujours apprendre à lire entre les lignes.

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