Dans l’évangile de ce dimanche, notre sympathie va tout naturellement vers la veuve. Sympathie naturelle pour la veuve et l’orphelin. Nous célébrons sa foi et sa persévérance. C’est ce que St Luc lui-même fait, avec l’introduction-chapeau qui coiffe la parabole et oriente, d’autorité, son interprétation. Mais la foi de la veuve n’est peut-être qu’une première foi. Il y a une sorte de deuxième foi que Jésus s’inquiète de ne pas trouver quand il reviendra, peut-être même pas chez la veuve !

La prière et la fatigue

Mais commençons par la surface de la parabole, dans le sens où Luc nous invite à aller. Là s’ouvre derechef la question des rapports entre la prière et la fatigue. Si vous êtes un homme ou une femme de prière – comme l’est sûrement tout chrétien – si donc vous êtes un homme ou une femme de prière, et la première lecture et l’évangile vous apportent cette nouvelle : vous allez vous fatiguer ; vous allez vous fatiguer de prier. Que vous soyez un pauvre débutant, un inconnu au bataillon comme la veuve de l’Évangile, ou que vous soyez un champion de l’amitié avec Dieu comme Moïse, vous n’y échapperai pas : vous vous fatiguerez.

Il y a même une sorte de fatigue qui naît avant même d’avoir commencé : Jésus nous dit en effet que le Père céleste sait de quoi nous avons besoin avant même que nous l’ayons exprimé. Très bien. Mais vous connaissez la question : s’il le sait, pourquoi prier ? Et voilà la question même qui fatigue avant que l’on ait commencé.

je me noie, je me noie

Mais j’en parle comme d’une que vous ignorez. Alors que c’est une expérience que chacun a déjà fait, encore et encore. Entre ceux qui prient pour un malade et qui le voient mourir quand même ; ceux qui prient à la veille d’un concours et qui ont l’impression de n’avoir pas été exaucés ; entre ceux qui prient pour la conversion de quelqu’un et qui ne voient aucun signe. Si nous convoquons ces expériences personnelles, nous pouvons nous classer dans la bonne catégorie de ceux qui sont fatigués ou ont été tentés par la fatigue de la prière. Celui qui prie, aussi longtemps qu’il priera, ne manquera jamais d’être confronté à cette tentation de laisser tomber, de baisser littéralement les bras comme Moïse dans la première lecture. Mais, comme pour toutes les tentations, il s’agit de ne pas y succomber. Comment faire ? Ouvrons, sur la question, deux pistes.

La fatigue de n’être pas Dieu

La première consiste à prendre conscience que la prière est avant tout le lieu où s’offre à Dieu la fatigue de n’être qu’un homme. Comme dit le psaume, « Dieu comble son bien-aimé quand il dort ». Cette sorte de fatigue qui consiste dans le fait de ne pas être Dieu. Cette fatigue d’être seulement un homme ou une femme, cette fatigue de ne pas pouvoir tout porter sur mes épaules. Considérez par exemple ceci : que veut dire prier pour quelqu’un d’autre, sinon, en quelque sorte, dire à Dieu : Seigneur, j’aimerais faire tellement de bien à telle personne, mais je me suis déjà fatigué avec elle ou bien je sais bien que je me fatiguerais à le faire. Ne voudrais-tu pas m’aider, un peu ? Sitepleuu… Et, prier pour soi-même, qu’est-ce à dire sinon dire à Dieu : Seigneur, je me souhaite ceci et cela et ceci encore et cela aussi, mais si je voulais les réaliser par moi-même, je me fatiguerais avant d’avoir commencé ; aide-moi à avancer.

Cela n’empêche pas et ne doit pas empêcher d’agir ; au contraire : comment serait-on fatigué si l’on n’agissait pas ? Mais comment pourrait-on dépasser la fatigue d’agir si l’on ne s’abandonnait pas dans la prière ? Prier, c’est reconnaître la limite de toute action humaine, c’est reconnaître qu’on n’est pas Dieu, c’est reconnaître selon le beau titre d’un fameux livre, La fatigue d’être soi, c’est reconnaître le besoin que la main de Dieu nous relève de cette fatigue.

C’est peut-être ce que nous enseigne cette veuve dans l’évangile de ce dimanche : si elle pouvait se passer de ce juge inique, elle le ferait volontiers. Mais comme elle s’est sûrement déjà fatiguée avec le fameux « adversaire » qu’elle nomme (on y reviendra) et qu’elle se fatiguerait, se condamnerait ou se tuerait même à réessayer, elle n’arrête pas d’importuner jusqu’à ce que celui-là qui peut, finisse par agir. C’est ce que nous enseigne l’armée de Moïse dans la première lecture : l’action se déroule dans la vallée mais quelle que soit la qualité des soldats, ils se fatiguent pour rien et leur action finit dans la défaite et dans la mort si la prière ne l’accompagne depuis la montagne.

La fatigue d’être seul

La deuxième piste consiste à ne pas prier seul. Puisqu’on risque de se fatiguer, une solution serait bien entendu d’avoir du renfort, d’être à plusieurs, c’est-à-dire en lien de prière avec tous les autres chrétiens. Seul en effet, on ne tient pas longtemps. On le voit dans la première lecture : Moïse, le grand Moïse, le saint Moïse, l’homme qui parlait avec Dieu face à face, même lui, il a besoin d’Aaron et de Hour pour lui soutenir la main, pour soutenir sa prière.

Il faut même aller plus loin. En réalité, aucune prière ne peut se dire tout seul. La preuve, c’est que la prière par excellence, celle que nous a enseignée le Seigneur lui-même dit notre, « Notre Père », et non pas mon, mon père. (Malgré les débordements de la piété populaire qui chante Dieu comme mon Papa, éééé…). Même quand nous disons tout seul le notre père, nous disons « notre », avec la conscience et la joie de savoir que nous ne sommes pas seuls, que tous les chrétiens de tous les temps et tous les lieux, ensemble avec les saints du ciel prient avec nous, sont dans le « nous » que nous prononçons. Un chrétien seul est un chrétien perdu, fatigué… C’est pourquoi à côté de la prière personnelle qui est très importante pour creuser toujours davantage le lien avec Dieu, la prière communautaire a une place, je dirais primordiale.

Il faut même aller encore plus loin. Car je ne crois même pas à la dernière phrase du paragraphe précédent. Pour moi, la prière « personnelle » n’existe pas, si on entend par là une prière qui pourrait se passer des autres. Dieu n’est sûrement pas là, là où deux ne sont pas réunis en son nom (et ce n’est pas moi qui l’ai décrété). Le visage le plus concret de cette fraternité dans la prière, c’est la communauté chrétienne, à commencer par nos paroisses, quelles qu’elles soient. Ce que nous sommes appelés par l’évangile à partager, ce sont nos biens matériels (l’eau, le pain, l’argent, le temps…) mais aussi les biens spirituels, le premier desquels est peut-être la prière. C’est seulement en cela qu’une prière est authentique, lorsqu’elle est partagée.

Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là au milieu d'eux

Je prie pour l’un qui prie pour l’autre et le troisième prie pour le second qui prie pour le quatrième… L’un prie pour moi et je prie pour lui et un troisième prie pour le premier et le premier prie pour le second, dans une sorte de partage sans fin des biens de Dieu. Cela comporte une conséquence dont on a déjà parlé par ici (cf. la théorie de la banane) : si la prière est partagée, la réponse de Dieu peut aussi l’être. C’est-à-dire qu’il peut arriver que je demande quelque chose à Dieu et que ce soit l’autre qui l’obtienne (oui: théorie de la banane oblige). Cela m’amène à ce que je considère comme le plus décisif dans la parabole d’aujourd’hui et que j’appellerais la deuxième foi (sans « s », s’il vous plaît).

La deuxième foi

Il y a une prière qui prie pour avoir raison contre son adversaire. C’est ce que fait la veuve dans l’évangile d’aujourd’hui. C’est ce que nous faisons souvent. C’est ce que font ces prédicateurs dont j’ai parlés aussi (et dont, évidemment, il m’arrive de faire partie). Et souvent, dans ce rôle, nous avons remplacé nos ancêtres devins mais en pire. On ne se contente plus seulement d’écouter ceux qui, comme cette veuve, se plaignent d’un adversaire. On fait mieux : on leur désigne l’adversaire. « Vous avez mal à la tête ? Oh, le Seigneur m’a révélé en rêve que c’est votre tante qui… » Ou bien, en mode théologico-psychanalycotique : c’est cette blessure dans votre enfance ou dans une vie antérieure… Hé.

Et non seulement vous devez avoir une foi grande à déplacer des montagnes ; mais, deuxième condition, vous devez prier et beaucoup et ne pas lâcher, et persévérer comme cette veuve, pour que le sang de Jésus brise et casse et lave. Aïe ! Je ne dis pas que je n’y crois pas ou qu’il n’y a pas de charismes spécifiques sur ce genre de questions. Mais tellement de personnes prétendent aujourd’hui avoir ce charisme qu’il m’arrive d’être sceptique.

Quoi qu’il en soit de ce que je crois ou ne crois pas, cela relève d’une première foi ou mieux d’une foi primaire. C’est celle dont fait preuve cette veuve. Et sa devise est simple : vaincre l’adversaire, avoir raison sur lui. Cette foi-là, Jésus en trouvera sûrement en abondance lorsqu’il reviendra. Parce qu’elle relève de l’instinct primaire de notre nature humaine. Mais : et l’autre foi ?

Tiens ma main Seigneur

L’autre foi, c’est celle de Jésus lui-même. C’est celle qui ne réclame pas la défaite de l’adversaire mais tente, au prix de sa vie, de le transformer en frère. C’est la foi qui sait que Judas va vous mettre du poison dans le plat, mais qui l’invite pourtant au banquet de mariage. De cette foi-là naît un autre type de prière : celle qui ne poursuit pas ce que je veux (évidemment que ma volonté, c’est de voir mon adversaire écraser sa tronche contre un mur) ; mais celle qui poursuit la volonté de Dieu (qui ne veut pas la mort du pécheur). Quand on sait que Jésus lui-même à Getshémani sera tiraillé entre ces deux types de prières, entre la première et la deuxième foi (toujours sans « s », Monsieur!). Si c’était déjà aussi difficile pour le bois vert, imaginez pour les bois secs que nous sommes. Cette foi-là, le fils de l’homme en trouvera-t-il quand il reviendra ?

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