ENGLISH VERSION HERE | P. Léonard A. Katchekpele (email) |
Lundi, 18 décembre 2023, je n’avais pas encore eu le temps de lire Fiducia Supplicans, que je reçus un message de mon cousin : “Est-ce vrai ce qu’a dit notre Pape ?” Quelques jours plus tard, dans la même semaine, je rencontre un jeune Congolais, par hasard dans un bistrot gare de l’est à Paris, pendant que j’attendais mon train vers l’Allemagne. Dès que je me présente comme prêtre : “Est-ce vrai ce qu’a dit le Pape ? Non, parce que nous sommes à l’ère du deep-fake, vous voyez !” Alors, le pape a-t-il dit quelque chose ? Et ce qui est dit est-il vrai ?
Notez qu’aucun de mes deux interlocuteurs, l’un croyant, l’autre plus trop sûr de l’être — et aucun de tous ceux qui sont venus entre-deux et après, quelle que soit leur foi — ne doute pas que si le pape dit une chose, elle doive prétendre à la vérité. C’est que, cette fois-ci, ils n’en croient ni leurs oreilles, ni leur raison. Pour le motif que, dans l’Église, une chose n’est pas vraie seulement parce que le Pape l’a dite : sur ce point, le pape lui-même en sait davantage que ceux qui se sont succédés pour le défendre à coup de quelque formule latine.
Il faut certes que le pape dise, mais il faut que sa parole consonne avec le sens commun des chrétiens, bref quema grand-mère, qui n’y connaît rien à la théologie, par une sorte d’instinct catholique (le terme technique c’est sensus fidelium1) sente l’accord avec le pape. (Serviteur des serviteurs de Dieu, le pape est d’ailleurs le dernier des fidèles et communie spirituellement et intellectuellement avec la grand-mère plus qu’on ne croie). C’est dans ce sens qu’il convient de ne pas mépriser l’inquiétude qui s’entend ici et là, les incompréhensions, les suspicions, les procès d’intention qui ont gagné les forums de discussion, les réseaux sociaux.Mais, il faut dire, d’abord, de quoi il s’agit.
Le contexte : où les buzz se font la guerre
Fiducia supplicans (ainsi nommé d’après ses premiers mots latins) est une déclaration du Dicastère pour la Doctrine de la Foi2 (le DDF) qui est l’un des nombreux services qui assistent le pape dans sa mission : j’aime les appeler les théologiens du pape. Le pape peut leur soumettre des cas à traiter, ils peuvent aussi se saisir de questions qu’ils trouvent brûlantes et leur apporter toutes sortes d’éclaircissements : ce peut être sous la forme de « décrets généraux exécutoires » qui ont force de loi et sont d’application obligatoire, ou être des instructions « qui expliquent et fixent les modalités d’application d’une loi »3, ils peuvent aussi donner des réponses ponctuelles à des doutes qui leur sont soumises (les responsum ad dubium). Dans le dernier registre, par exemple, votre chat que vous aimiez tant est mort et vous êtes saisi d’un doute soudain sur l’existence d’un paradis pour les chats. L’exemple paraît grossier mais si vous prenez la chose vraiment au sérieux et demandez des éclairages, je pense qu’on vous prendrait assez au sérieux pour vous donner une responsum, souvent formulée de façon brève (‘négatif’ ou ‘positif’), suivie d’une note explicative. C’est dire tout le sérieux de l’affaire.
Ce n’est pas un responsum
Au début, nous avons tous lu ce document comme s’il s’agissait d’une responsum. Mais dans le cas présent, la « déclaration » du 18 décembre appartient à la catégorie des instructions. Elle entend clarifier l’enseignement de l’Église sur les bénédictions. C’est donc un document né de l’initiative du DDF et motivé par le constat que le sens et la signification des bénédictions ne nous sont pas très clairs. Le prêtre que je suis et un certain nombre d’autres confrères que j’ai entendus sont perplexes sur ce premier point. Nous ne sommes pas si certains que dans notre compréhension et dans notre pratique, la signification des bénédictions soit devenue si obscure et problématique que les théologiens du pape aient à se gêner pour cela — même s’ils se gênerait pour un chat.
À qui s’adresse alors le document si tout le monde n’y trouve pas son compte ? Sans que je sois expert en politique vaticane, il me semble de ceci. Un certain nombre de cardinaux, dont Raymond Burke et Robert Sarah entre autres, dans une sorte de guerre ouverte et par médias interposés, n’ont pas arrêté tirer en direction du pape dès les débuts de son pontificat. Le premier, juriste patenté — qui a été le chef du tribunal suprême de l’Église, la Signature Apostolique — après avoir dit fin 2014 que l’Église (de François) commençait à ressembler à un “navire sans gouvernail” s’était vu, quelques jours plus tard, démis d’une partie de ses charges, renvoyé de Rome vers Malte pour occuper à plein temps une charge qui, jusque là, était assuré au mieux à mi-temps par un cardinal. On vient récemment de le mettre à la retraite juste avant qu’il ait atteint ses 75 ans réglementaire pour présenter sa démission (pour le remplacer par un autre cardinal de… 80ans!), sans compter les rumeurs qui ont couru, grassement alimentées par des gens qui auraient l’oreille du pape, sur la possibilité que ce dernier lui retire son appartement romain et même sa pension de retraite, au motif qu’il oeuvrerait “contre l’Église”. Allez-y comprendre quelque chose ! Le tableau, là encore, n’est pas donc pas simple.
Entre 2014 et 2017, dans l’ambiance des synodes sur la famille, Burke et ses copains n’ont pas cessé d’inonder le pape de « doutes » (rappelez-vous, le genre de question sur le destin de votre chat!). Puis quand ils n’ont pas été satisfaits par les réponses — rappelez-vous encore, la réponse doit être claire et brève (‘négatif’ ou ‘positif’) et François, il faut le dire, ne sait pas y faire — ils ont renvoyé de nouveau les doutes et, le pire dans l’affaire, ils les ont rendu publics. Ce n’est pas qu’un dubium doive rester privé. Mais, ils ont beau être des cardinaux, ce qui les intéresse n’intéresse pas forcément tout le monde. Le journal La Croix titrait que les « dubia » devenaient des armes politiques dans les mains des « opposants » au pape. Ce n’est qu’à moitié vrai : ce qui est une arme, ce ne sont pas les dubia, mais la publicité dont on a commencé à les entourer (à propos de votre chat, par exemple, rien ne dit que la responsum vous ferait jubiler). Bref, des cardinaux font donc le buzz ! L’actuelle déclaration qui, sans être une réponse à ces doutes, les effleure comme par le côté, semble donc à mon sens une arme balistique, dans une guerre interposée, et c’est la deuxième raison d’en être profondément déçu. Le DDF répond par le buzz au buzz4 : par définition, du rien qui fait beaucoup de bruit.
Car, parce qu’il est visiblement une arme, le document ne dit pas grand-chose. Ce n’est d’ailleurs pas le pape qui parle. C’est le DDF qui parle et qui ajoute vaguement que le pape a apposé sa signature. On sait qu’il y a plusieurs formes de signatures que le pape peut apposer à ce genre de documents signifiant soit qu’il a juste pris bonne note ou signifiant qu’il a tout lu en détail et approuve chacun des points. Fiducia supplicans ne dit pas laquelle elle a reçue et en l’absence de précision, il faut interpréter de façon stricte et dire que cette signature signifie que le pape a juste pris bonne note5. Donc, le pape ne dit rien. (La gestion de ces approbations comme dit un spécialiste peut parfois brouiller les pistes de responsabilité)6. Mais le document, j’y reviendrai, n’en dit pas beaucoup, non plus. Et, pour cette raison, depuis le 18 décembre, tout le monde s’acharne à discuter non pas son contenu mais ses intentions, non pas le texte mais ses hors-textes, ses prétextes, etc. Il ne concerne pas les homosexuels, comme on semble le lire partout, mais les bénédictions — mais qui doute du sens des bénédictions, demandent les uns ? Il étend les bénédictions à des « unions irrégulières » et nomme les couples du même sexe, sans évoquer ni la polygamie ou la polyandrie — mais qui est dupe, demandent les autres ?
L’objet du litige : la responsum de 2021
En ce qui concerne les bénédictions de couples de même sexe, spécifiquement, un « dubium » avait été soumis au DDF en 2021, et dans la Responsum avait été répondu ce qui suit :
Question : L’Église dispose-t-elle du pouvoir de bénir des unions de personnes du même sexe ? Réponse : Non.
La réponse, brève, est évidemment suivie d’une note explicative puis d’un commentaire de la note où l’on peut lire : « La Note [explicative] est centrée sur la distinction fondamentale et décisive entre les personnes et l’union. De sorte que le jugement négatif sur la bénédiction des unions de personnes du même sexe n’implique pas un jugement sur les personnes. » Parmi les trois raisons évoquées, la dernière concerne la possible confusion d’une éventuelle bénédiction de l’union avec le sacrement du mariage (susceptible de provoquer un scandale chez les fidèles).
Malgré toutes ses subtilités, il ne me semble pas que le document actuel aille au-delà de cette banale évidence — rappelez-vous ma grand-mère doit pouvoir comprendre sans faire de dogmatique. Pour bénir des gens — m’aurait-elle dit — c’est impoli de leur demander ce qu’ils font sous la couette le soir ! Mais elle qui a aussi compris (et plus ou moins accepté) que son mariage polygame ne pouvait être béni par l’Église, aurait compris le fondement de cette responsum ad dubium. D’où la dernière raison de ne pas en croire ses oreilles et sa raison : pourquoi un nouveau document ? Serait-ce parce que, entre temps, comme soupçonnent certains, le patron des théologiens du pape a changé et que le nouveau est arrivé avec un agenda différent ? Et rebelotte sur les procès d’intention.
Bref, Fiducia supplicans ne cesse de vous faire tourner sur vous-même. Au lieu de se contenter de répondre clairement à nos cardinaux mécontents, le DDF semble donc avoir lâché une bombe où le chaos des suspicions, des accusations l’emportent largement sur le contenu de la déclaration, si tant est qu’on puisse en tirer un. Pour ma part, j’en doute — sans manquer de respect aux théologiens du DDF.
Le texte : où il est illicite de fumer en priant mais licite de prier en fumant7
Je l’ai déjà dit, je ne crois pas — je peux me tromper — que l’enseignement de l’Église sur les bénédictions soit devenu si obscur qu’il faille se payer un texte à la veille de noël pour éviter qu’on fasse des dégâts pendant les fêtes de la nativité. Mais il faut donner au texte le bénéfice d’une lecture. Et, pour le dire en bref, le grand défaut de cette déclaration, c’est qu’elle n’a ni les moyens (et peut-être par conséquent) ni le courage de sa position.
Ce problème existe-t-il vraiment ?
Son préambule (la “présentation” qui la chapeaute) signale une « contribution… innovante (“un réel développement”) à la signification pastorale des bénédictions » ; et cette nouvelle compréhension est opposée à la « compréhension classique… étroitement liée à une perspective liturgique ». Mais, un peu plus loin, le document reconnaît lui-même que les bénédictions se donnent ici et là, en pagaille, « même dans la rue lorsque [des personnes] rencontrent un prêtre » (n° 28). La rue est-elle un cadre liturgique et ceux qui donnent une bénédiction dans la rue lient-ils vraiment sa signification à… un cadre liturgique ? Et commencent à monter la gêne et les questions inévitables : la fameuse « compréhension classique » ici combattue existe-t-elle vraiment dans la réalité ? En fait, Fiducia Supplicans offre de cette « compréhension classique » une description qu’il m’est difficile de reconnaître. Et cela commence au n°12 que je cite in extenso :
À ma connaissance et dans mon expérience, je n’ai jamais vu personne demander, exiger des conditions morales pour accorder une bénédiction ou la soumettre à « trop de conditions morales préalables ». Même pour le mariage, ce qui est exigé ce sont davantage des conditions juridiques/canoniques que des conditions morales. Et puis, il n’y a qu’à penser à la horde qui s’aligne devant un prêtre fraîchement ordonné ou célébrant sa première messe pour demander sa bénédiction et imaginer qu’il soumette chacun à un interrogatoire fouillé avant de lever les mains ! Au contraire, il expédie et prie pour que ça s’arrête afin qu’il aille boire sa bière.
J’imagine mal comment une bénédiction précisément « accordée dans la rue » pourrait s’offrir le luxe de réclamer force détails avant d’être accordée. Comme si un prêtre jamais s’était assuré que le chapelet qu’on lui demande de bénir n’avait pas été volé à l’étalage. Si vous l’avez vécu, je prends votre témoignage au mot. Mais je pense la plupart des prêtres occupés à autre chose qu’à en exiger autant pour une bénédiction. Mais Fiducia supplicans, plus loin, enfonce le clou : « …lorsque des personnes invoquent une bénédiction, une analyse morale exhaustive ne devrait pas être posée comme condition préalable à l’octroi de cette bénédiction. » (n°25). Analyse morale exhaustive… ? Vraiment ? Pour une bénédiction ? Et encore, ce n’est pas tout : est dénoncé encore plus loin, comme appartenant à cette « compréhension classique », le fait de soumettre la bénédiction, « un geste de grande valeur dans la piété populaire, à un contrôle excessif » (n° 36).
Disons, pour faire bref, que si ce genre de problème existe vraiment, ce document y est une réponse adéquate. Et même s’il n’existe pas, il demeure une réponse adéquate à la façon dont le problème est admirablement décrit. Et ceci dit sans sarcasme aucun : le n°12 pointe un « danger ». Reste à savoir si c’est un danger réel, actuel ou craint pour le futur. À part dans le document, moi je le cherche et ne le trouve pas. À moins, peut-être, que, de la compréhension classique à la compréhension nouvelle, on se prépare à un saut. Et que l’on retourne encore aux procès d’intention.
Bénédiction de personnes, bénédiction d’union
La brève note du Responsum de 2021 qui est qualifiée, par deux fois, de « responsum de l’ancienne congrégation pour la doctrine de la foi » (je souligne), est la véritable cible de la présente déclaration (voir les n°2-11). Elle invitait, on l’a vu, à distinguer la bénédiction des personnes de la bénédiction d’une union. Dans sa partie proprement doctrinale, l’actuelle déclaration ne fait que reprendre et développer cette distinction élémentaire. Aucune des sources bibliques citées ou même de l’enseignement du pape François ne parle de bénédiction d’unions, mais de bénédiction de personnes (qui, encore une fois, ne me semble pas poser les problèmes qu’on lui attribue). Il n’y a rien à redire de l’essentiel du document (les numéros 1 à 30) qui réaffirme la pratique ordinaire à savoir que la seule union bénie par l’Église est le mariage tel qu’elle l’entend. Cette partie a des formules qu’on pourrait retrouver telles quelles dans la Responsum de 2021, à savoir que « sont inadmissibles les rites et les prières qui pourraient créer une confusion entre ce qui est constitutif du mariage », recommande « d’éviter tout rite qui pourrait contredire cette conviction », devant « le risque de confondre une bénédiction, donnée à toute autre union, avec le rite propre du sacrement de mariage. » (n° 4-6 et 31). Donc, quid novi ? Pourquoi un document autre que la Responsum ?
Dans un des passages que je trouve le plus beau, la déclaration reconnaît aussi que, s’il faut éviter le scandale dans un sens, il faut l’éviter aussi dans l’autre. Autrement dit, si la bénédiction d’une union peut faire scandale chez certains fidèles, son refus peut faire scandale chez d’autres. Et je trouve la recommandation de prudence pastorale au n°30 assez remarquable : sans bénir leur union, le ministre ordonné peut légitimement s’associer à la prière « des personnes qui, bien que vivant une union qui ne peut en aucun cas être comparée au mariage, désirent se confier au Seigneur et à sa miséricorde, invoquer son aide et être guidées vers une plus grande compréhension de son dessein d’amour et de vérité. » J’ai écrit dans Dieu est assez grand pour se défendre tout seul, et ça m’a valu le rire de certains lecteurs que si, dans sa prière, un chrétien veut demander la mort de ses ennemis, nul n’a le droit de l’empêcher de la dire : il n’appartient à personne de décider quelle prière les oreilles de Dieu sont capables de supporter. C’est à Dieu de décider s’il exauce ou non. Un ministre ordonné qui « s’associerait » à une telle prière où les intéressés demanderaient à Dieu de bénir leur union, n’aurait qu’à fermer les oreilles si ça lui chante, mais il ne saurait ni l’empêcher, ni refuser l’invitation sans être impoli. Le document aurait pu s’arrêter à ce n°30, on aurait applaudit une prudence pastorale suffisant pour le « danger » qu’il décrit.
Mais non. Brusquement, vient le n°31 qui s’ouvre par une expression typiquement paulinienne (cf. Rm12,1) : « dans l’horizon ainsi tracé… il est possible de bénir les couples en situation irrégulière et les couples de même sexe ». Là, surpris, on fait une pause et on se demande : mais quel horizon ? Y a-t-il eu un horizon que j’ai raté ? Eventuellement, on relit et on remarque que rien ne préparait à l’horizon soudain découvert. Le document voulait peut-être conduire à ce point mais, comme j’ai dit en ouvrant, n’en avait ni le courage (de le dire franchement), ni les moyens : les jalons posés jusque là ne justifient et ne conduisent nullement à cette destination ? Le courage aurait permis aux « opposants » de dire un non franc et d’avoir à fournir des arguments et porter la charge de la preuve. Les moyens auraient permis de les accuser de ne pas se plier devant l’évidence. On n’a ni l’un ni l’autre.
La minute d’avant, on interdit de bénir des unions et la minute d’après on autorise de bénir « des relations humaines » (n°31) dans un horizon qui, malgré ce qui est dit, n’a pas été tracé du tout. D’arguments fondant la bénédiction des personnes sans contrôle excessif — à condition que de tels contrôles existent, on ne peut qu’applaudir la recommandation — on saute à la bénédiction de couples. Autrement dit, les arguments avancés ne concordent pas avec la conclusion et la recommandation qui l’accompagne. Toutes les précautions qui viennent après (notamment au n° 39 et 41) ne suffisent pas à rattraper ce qui est tombé au n°31. Et, par-delà tous les défauts qu’on peut leur trouver, les réactions de la plupart des conférences épiscopales africaines semblent avoir saisi la déclaration sur cette faille et se lisent, de ce point de vue, comme une réponse du berger à la bergère : dans chacune de ces publications, on reprend les arguments de Fiducia supplicans sans en refuser aucun, sans en retirer un iota, mais, de la même façon, à la fin, brusquement, on en tire une conclusion et une recommandation radicalement inverses de celle que tire la déclaration : continuer à bénir les personnes mais ne pas bénir de couples en dehors du mariage. Voilà comment un document qui recommande aux conférences épiscopales de ne pas trop se mêler de l’affaire (n°37) finit par les obliger à s’en mêler. Encore une histoire de mêlée et un autre champ de bataille ouvert.
Hors-textes et prétextes : un complément à la frustration
L’exercice qui précède est, à plusieurs égards, inutile et en retard. Ce qui semble avoir intéressé à propos de Fiducia Supplicans, je l’ai dit, c’est plus les prétextes et les hors-textes que le texte lui-même. Mais je me suis fais porteur, sur ce blog, de servir l’intelligence de la foi et des Ecritures (à ma manière, bien sûr). Et beaucoup de mes lecteurs (pas seulement africains, qu’on se rassure) ont exigé que je commente. Je leur sais gré de cette confiance en mes moyens limités mais elle est mon seul prétexte pour me coltiner ce texte. De toutes les façons, maintenant qu’il est publié, à moins de l’attaquer devant le Tribunal de la Signature Apostolique (Burke & co. en seraient capables)chacun trouvera son propre prétexte pour le tirer dans une direction ou l’autre. Et les prétextes sont nombreux pour en être mécontent, à commencer, comme vous l’aurez remarqué, par les frustrations du lecteur.
Gouverner par la doctrine
Frustrations de lecteur ne veut pas dire que la question est purement intellectuelle. C’est la façon de gouverner l’Église qui en dépend et, en l’occurrence, en prend un coup. « Le gouvernement dans l’Église, disait un de mes profs à Strasbourg, est un gouvernement par la doctrine ». Quand vous ne pouvez pas gouverner par la coercition, que vous ne pouvez pas envoyer le policier mettre de l’ordre ou enfermer des gens en prison, tout ce qui vous reste — et c’est extraordinaire de liberté — c’est de les convaincre jusqu’à ce qu’ils voient d’eux-mêmes la vérité et la suivent librement. Récemment, à une retraite que je prêchais, je disais sur le ton de la boutade, que toute catéchèse sur le credo, de nos jours, devrait commencer par la fin. Je pensais à la question de la “vie éternelle” qui clôt le credo. J’avais presque oublié que le dernier mot du credo, c’était un Amen. Et les prêtres et les évêques ont tendance à oublier que leurs spéculations, leurs explications, leurs (re)formulations doctrinales ont toujours besoin du Amen du peuple. Une Eglise qui avancerait des spéculations auxquelles l’assemblée ne peut pas dire Amen ne rend service à personne. Je rappelle encore ma grand-mère qui doit pouvoir comprendre sans que je doive lui imposer sur la tête la massue d’un argument d’autorité.
On dira que c’est à moi d’expliquer à la mamie. Non seulement c’est une insulte à l’intelligence commune (insulte que le pape a toujours dénoncée comme du cléricalisme, la posture de ceux qui savent et dictent à la plèbe ignorante qui doit prendre note et se taire), mais comment le faire si je ne comprends pas très bien (j’ai vu depuis une semaine de grands théologiens s’y briser la raison) et que toute explication ne fait qu’en rajouter au malaise ? Parmi les réactions à la déclaration, en effet, les nombreuses exégèses, infinies, savantes et fatigantes, ne m’ont pas enlevé cette impression. Je dois dire ma désolation de me livrer à l’exercice à mon tour, mais mon point de vue n’a pas changé : aucune somme d’exégèse savante ne me convainc que nous avions besoin d’un document sur le sens des bénédictions. Pas plus que le fait de blâmer les médias d’avoir simplifié. Si la formation des prêtres que nous sommes est aussi mauvaise qu’il faut nous rappeler les points même les plus banals de la doctrine, alors il y a un problème mais il est ailleurs. À côté des exégètes, il y a ceux qui chantent la miséricorde comme si c’était une découverte. Un confrère ami s’est amusé à m’écrire qu’il se réjouissait pour ceux qui découvraient la miséricorde et ferait pénitence pour les dégâts qu’ils ont accumulés avant cette découverte soudaine. Et qu’il ne savait pas comment une Eglise qui donnait sa bénédiction à de grands criminels et savait même garder leur secret quand il était confié avec contrition en confession, pouvait ainsi prétendre de bonne foi avoir oublié ce qui la constitue aussi intimement.
Ce qu’on n’y gagne pas
Mais au fond, je suis surtout un peu gêné par le genre de compassion maternisante dont le document semble faire preuve vis-à-vis des personnes en situations dites irrégulières — qui seraient exclues, culpabilisées, abandonnées (n° 26-27) recommandant à leur égard une miséricorde à grand renfort de publicité. Malgré ce que chante l’époque, la compassion, l’empathie ne fait pas toujours du bien. Les couples de même sexe, en particulier, ne sont pas servis ni par le document ni par la publicité qui l’entoure — à supposer qu’ils aient, en tant que catholiques, désiré voir leurs unions reconnues, ce document n’a pas choisi la meilleure des façons de les y aider.
Il y a deux ans, mon curé d’alors en partance pour une autre paroisse, tenait absolument à organiser précipitamment avant de partir, une célébration de bénédiction de couples homosexuels (je n’ai pas mentionné l’Allemagne dans l’introduction pour rien). Il s’en ouvrit en équipe pastorale et j’eus l’impression pendant l’échange que, malgré ma longévité pastorale en Europe, tous les membres de l’équipe, de façon oblique, s’adressaient à moi, à l’Africain qu’il fallait convaincre de la pertinence du projet. Je rappelai la possibilité du scandale chez certains fidèles (l’essentiel de nos paroissiens encore pratiquant sont italiens ou polonais) et j’ajoutai que je ne voyais pas la pertinence d’une telle célébration surtout que nous n’avions reçu aucune demande de ce genre. Nous avions déjà fâché les Russes de la communauté en hissant le drapeau ukrainien sur le clocher ; peu avant, nous avions fâché les contestateurs du vaccin-covid en leur barrant l’accès à l’église… alors, pour mitiger la possibilité d’un autre scandale, il fut décidé de baptiser la célébration : « bénédiction des couples de tout genre ». À l’arrivée, il n’y avait que quinze personnes à la célébration et, parmi nous, pas un seul couple homosexuel. Le seul bénéfice que nous en avons tiré fut un gros énervement avec des paroissiens (surtout polonais)… et de l’auto-satisfaction. Car le lendemain, en équipe, nous nous sommes félicités de la belle réussite de la célébration de la veille.
J’ai peur quelquefois, que ce genre de tapage n’aille pas au-delà de cet exemple : donner bonne conscience à certains prêtres d’être « du bon côté de l’histoire », d’être les gentils joufflus face aux méchants gras au visage épais. Nos prétentions à la vérité s’étant effondrées devant le monde, nous les avons retournées vers l’intérieur de l’Église. C’est là que se passe désormais la chasse aux sorcières. Car Fiducia supplicans, comme je l’ai suggéré, ne m’apparait pas davantage qu’un instrument de guerre. Les Conservateurs ensoutanés à la Burke, plein de certitudes, ayant reçu en songe le schéma complet de l’Église-de-toujours, jettent des anathèmes sur leurs amis Libéraux. Et ceux-ci, progressistes à leurs propres yeux, ayant également reçu en songe le schéma de l’Église-à-venir, jettent sur les premiers non plus des anathèmes (ils ne savent plus ce que ça veut dire), mais le désir de refaire leur éducation à coup de décrets et de déclarations pour les ramener dans le droit chemin. Voilà le champ de bataille, la guerre en cours qui oppose deux camps distincts convaincu, chacun, d’être du côté de l’histoire, de la vérité. C’est la parabole d’un troupeau avec deux pasteurs. Qui se battent entre eux pour savoir ce que les brebis doivent manger et cependant que, à côté, les brebis meurent de faim. Car, d’une guerre, jamais personne ne sort gagnant. Et, à la longue, devant les victimes tassées sur son cours, l’histoire montre toujours qu’elle se moque de ceux qui, hier, prétendaient être de son côté.
Sur la réaction de certains épiscopats africains
Il faut dire, pour finir, un mot de la réaction plutôt défavorable des épiscopats africains. Par besoin de les acculer dans un camp (la guerre fait rage), on les accusera d’être des conservateurs. Mais il suffit d’écouter un prêtre africain ou l’autre parler du Cardinal Sarah pour comprendre que pour nous, ces catégories de libéraux/conservateurs ne veulent pas dire grand-chose. Pour les Eglises d’Afrique, ce texte aura donc également offert un prétexte pour faire entendre une voix distincte. Une voix qui résonne de plus loin que tous ces débats récents, depuis que les Eglises d’Afrique se décidèrent pour une ecclésiologie centrée sur la famille. Il faut dire qu’on ne comprit (et on ne comprend toujours pas) leur insistance sur l’Église comme famille de Dieu et ceux qui aiment rejeter les bonnes idées sous prétexte des mauvais usages qu’on pourrait en faire, les taxèrent, non sans quelque raison, d’y chercher la voie aisée pour assouvir leur soif d’autorité. Fiducia Supplicans arrive donc comme un prétexte, pour elles, de faire réentendre cette voix qui, précisément pendant les synodes sur la famille, avait été priée de se ranger. Car, on a presque oublié qu’en 2014, pendant la première session du synode sur la famille, dans un scandale passé presque inaperçu, le cardinal Kasper qui avait à l’époque le coeur et l’oreille du pape, s’était laissé aller à prier les évêques africains de se taire et retourner dans leurs brousses s’occuper de leurs ouailles au lieu de se mêler de questions complexes qui ne les regardaient pas. (Il l’avait nié et le journaliste, pour l’embarrasser, avait publié l’enregistrement audio).
Mais Kasper ne s’imaginait pas le service qu’il leur rendait : les querelles interminables entre les prêtres ensoutanés au béret et les conciliaires à la cravate ne nous intéressent que de loin, parfois nous font rire, nous offrant le prétexte en l’occurrence de nous situer avec mais à côté, regardant ça d’un peu loin. Non pas que nous n’ayons pas de tous ces problèmes, mais parce que ces problèmes, comme l’a dit la voix unique et suave des évêques du Burkina et du Niger dans leur réaction, eh bien ces problèmes peuvent attendre : entre temps, on a d’autres chats à fouetter. (Je souhaite d’ailleurs que les évêques du Burkina et du Niger n’en disent pas plus!8) Le geste des conférences épiscopales africaines est à saluer dans ce sens précis. Comme disait Eboussi Boulaga il y a longtemps déjà, dans une sorte de communion avec et à côté de Kasper, l’enjeu d’une théologie à l’africaine commencera par le courage de dire que certaines questions, en réalité, ne nous intéressent pas. Reste à savoir ce qu’elles en feront au-delà des prises de positions tapageuses.
Conclusion
Le pape est infaillible, les préfets du DDF ne le sont pas. Cette déclaration, qui ne donne les moyens ni d’être d’accord avec elle ni de s’opposer à elle, ne rend service ni au pape, ni aux homosexuels, ni au reste du peuple de Dieu, ni à l’intelligence de la foi. L’époque est au résumé de grandes déclarations en 140 caractères. On peut en dire ce qu’on veut, ce n’est pas seulement la faute à Twitter, c’était déjà l’esprit des vieux catéchismes en questions-réponses. Ces catéchismes d’antan qui ont tous fini en autodafé reposaient sur la conviction que les grandes formules dogmatiques peuvent et doivent pouvoir être résumées en 140 caractères. Parce que le premier attribut de Dieu, dit Saint Thomas d’Aquin, c’est sa simplicité. Et puis, rappelez-vous : for the sake of my grandma. Pour lui expliquer l’Immaculée Conception, sur laquelle pourtant les théologiens continuent de se casser les dents, je n’ai pas eu besoin de tant d’efforts ! Je ne blâme donc pas ceux qui n’ont pas le temps d’aller lire Fiducia supplicans et qui s’en remettent aux grands titres des journaux. On aurait aimé, après avoir lu le texte, les convaincre que les médias ont trahi la pensée des rédacteurs. Il faut avoir le courage de le dire, ce n’est pas le cas. Que vous soyez d’accord avec ce qu’il y a derrière cette Déclaration que nous soyez contre, vous ne pouvez pas passer à côté du fait qu’il défie la logique.
Que faire maintenant ? Eh bien, rien. À ceux qui m’ont envahi de messages le lundi 18 décembre dernier, j’ai recommandé d’oublier le document et d’aller boire une bière… Car ce dont notre Eglise aurait besoin, c’est d’un grand jubilé. Proclamer un grand jubilé, donner congé à la curie romaine, marquer une pause dans les “réformes” et faire une cure de silence d’au moins un an : avec une Eglise (justement le pape François l’appelait, dans Laudato si, à apprendre à « s’arrêter ») qui nous fasse nous taire un peu et arrêter d’alimenter le bruit de ce monde des réseaux sociaux et du brouhaha permanent et nous apprenne à faire confiance aux ouvriers de l’évangile qui, tout au bas de la vie, pétris par l’amour de l’Église, donnent chaque jour le meilleur qu’ils peuvent pour annoncer le Christ. Ça ferait un bien fou à notre Eglise et ça donnerait en même temps une belle leçon au monde. Sans le mêler à ma palabre, je ne résiste pas à l’envie de citer Robert Scholtus :
Il m’est arrivé de dire aux homosexuels que j’ai connus que leur situation était celle de personnes faisant l’amour en dehors du mariage, que c’était interdit par leur Eglise à tous ses fils et qu’autant que je sache, ils n’étaient pas les seuls catholiques à braver cet interdit. Et, s’ils étaient vraiment catholiques, ils comprenaient la blague et nous pouvions cheminer, laissant Dieu nous porter dans ce monde incertain, sans nous raconter d’autres histoires. C’est ainsi que je comprends la doctrine : mettre des règles fixes et nous laisser les détails. Ou, comme écrivait l’éternel Chesterton, mettre des garde-fous pour que, à l’intérieur, nous puissions jouer, libres, comme des enfants de Dieu :
- CEF, Sensus fidelium, https://eglise.catholique.fr/glossaire/sensus-fidelium/ ↩︎
- DDE, Fiducia Supplicans, https://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_ddf_doc_20231218_fiducia-supplicans_fr.html ↩︎
- Code de droit canonique, 1983, c. 33&34 ↩︎
- Un billet de blog publié par La Croix, un jour après la mise en ligne de ce papier, permet de comprendre la séquence qui suit : 1) Selon les rumeurs, Manuel Card. Fernández aurait été la plume derrière Amoris Laetitia, l’exhortation papale qui a suivi les synodes sur la famille. 2) Burke et ses amis ont tiré à boulets rouges sur Amoris Laetitia. 3) Entre-temps, Manuel Card. Fernández est devenu le chef de la DDF et… il tire à son tour. Le billet ajoute même que la Déclaration n’a pas suivi le processus normal et n’a même pas été traduite par le Secrétaire d’État, comme il est d’usage. ↩︎
- La réglementation de ces question est codifiée par le Réglement général de la curie romaine lui-même chapeauté par une constitution apostolique sur le fonctionnement de la curie romaine. Le Pape François vient de promulguer une nouvelle constitution: Praedicate evangelium le 5 juin 2022 qui remplace l’ancienne Pastor Bonus. Je n’ai pas pu vérifier si le Réglement a été déjà mis à jour conformément à la nouvelle constitution, ni s’il a besoin de l’être. ↩︎
- Antonio Viana, « «Approbatio in forma specifica». El reglamento general de la Curia Romana de 1999″ ↩︎
- Je dois la formule à un confrère qui l’utilise pour qualifier Fiducia Supplicans. ↩︎
- On m’a fait savoir depuis que, hélas pour moi!, ils en ont dit plus: portant leur réaction à deux lettres. ↩︎