Deux hommes montent au temple pour prier… Pourquoi prions-nous ? Pour être exaucé ? Non, pas seulement dit l’évangile d’aujourd’hui. La prière est destinée peut-être avant tout à rendre juste.

Par-delà le fait d’être exaucé

Sur la prière, nous nous posons souvent un tas de questions. Est-ce nécessaire ? Est-ce efficace ? Si Dieu sait déjà tout, pourquoi ? Pourquoi ne sommes-nous pas souvent exaucés ? Et faut-il continuer puisque parfois ça ne marche pas ? Est-ce que Dieu gratifie ceux qui racontent tout le temps être ses privilégiés mieux que nous ? Est-ce que ça veut dire que nous n’avons pas assez la foi ? etc. La liste est longue et serait interminable, faisant de la prière plus un lieu de questions que de réponses qu’on en attend.

Ces questions témoignent d’un rapport faussé à la prière au moins sous deux aspects. La première est la suivante : toutes ces questions se rapportent à la prière de demande. Et toute notre prière se réduit souvent à la pure demande. Ce n’est pas dire que c’est une mauvaise chose. Après tout, la prière que Jésus lui-même nous a enseignée est une suite de « subjonctifs de désir » et « d’impératifs de besoins ». Ce n’est peut-être pas étonnant que l’essentiel de notre prière soit donc souvent un cri d’appel vers le ciel, une demande en quête d’exaucement, suspendue entre espoir et désespoir, attente et désillusion, ardeur et fatigue.

Ce que je veux dire en attirant l’attention sur cette réalité est plutôt la suivante : toutes ces questions dépendent de la forme particulière de la prière de demande. La prière de louange par exemple ne s’inquiète pas d’être exaucée. Dieu l’a-t-il entendue, ne l’a-t-il pas entendue… peu importe. Demander qu’une prière de louange soit exaucée n’a même pas de sens. Et faut-il continuer ? Là encore, la réponse ne souffre aucune hésitation. Selon la forme de la prière dans laquelle nous sommes engagés, les questions soulevées ne sont donc pas les mêmes. Mais j’aimerais dire plus ou plutôt, c’est l’évangile d’aujourd’hui qui le dit : la prière n’est pas seulement destinée à être exaucée. Elle est aussi destinée à rendre juste.

Je n'est pas ce qu'on croit

Je n’est pas ce qu’on croit

En effet, deux hommes montent au temple pour prier, dit Jésus dans la parabole. A la fin, quand ils rentrent chez eux, il n’est pas dit, curieusement, que l’un d’eux fut exaucé et l’autre non. Il est dit seulement que l’un d’eux devint juste. La prière qui rend juste, qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?

On a souvent tendance à opposer trop rapidement les deux hommes. C’est notre tendance – exploitée à souhait par les films d’action – d’avoir le bon et le méchant pour déterminer à la fin qui l’a emporté. Cela nous masque ce qui fait l’égalité de ces deux Messieurs. Les deux dans l’évangile vont au temple pour parler d’eux-mêmes. Sous cet angle, leur prière est curieuse et sous ce rapport-là, ils ne sont pas différents l’un de l’autre. L’un dit « je » et raconte sa vie et ce qui la remplit et, tout à fait pareil, l’autre dit « je » et raconte sa vie et ce qui la constitue.

Les deux se trouvent ainsi empêtrés dans une question qui depuis toujours travaille les théologiens, les croyants et les philosophes : à quelles conditions ce que « je » dit de « moi » est-il non seulement crédible mais vrai ? Philosophique, mais pas compliquée : car chacun de nous fait ce genre de phrases mille fois par jour. Moi, je… Moi, je… Moi, je… Mais quel poids possède ce que je raconte ainsi de moi ? Comment celui qui m’écoute sait-il que je ne suis pas seulement en train de le baratiner, de me jeter des fleurs, de gonfler mon égo, de laisser libre cours à mon orgueil ?

Dans le peu d’homélies qu’il nous a laissées, le pape Jean-Paul 1er illustre la chose par une parabole. Dans chaque « Moi » qui s’exprime, dit-il, dans l’identité d’un M. Jean par exemple, il y a au moins trois personnes différentes. Il y a le moi que Jean croit être lui-même : c’est Jean 1, qui raconte qu’il a fait ci et ça, qu’il est ci et ça, etc. C’est Narcisse qui admire son propre reflet dans la marre. Mais il y a, en second lieu, le moi que d’autres voient en Jean et qui n’est déjà souvent pas le même. C’est Jean 2, qui se croit stupide, mais on lui dit constamment qu’on admire son intelligence. Il se voit timide mais on lui dit qu’il est brave. Ça peut prendre la figure du corbeau qui se fait conter fleurette par le renard qui n’attend que fromage. Puis, il y a éventuellement Jean 3 : le moi, Jean, tel que Dieu le connaît. On pourrait démultiplier ces figures du « moi » et la question qui se pose quand quelqu’un dit Moi, je… c’est alors la confusion : on ne sait pas quel moi parle en ce moment ni si ce qu’il dit peut être pris au sérieux.

Parabole du pharisien et du publicain

La vérité, par le nom d’Augustin

La solution de Blaise Pascal à cette question est radicale. Il affirme : « Je ne crois que les témoins qui se font égorger ». Et ça veut dire, celui qui dit Moi, je… et qui est prêt à se faire tirer une balle dans la tête sans changer de version, on peut être sûr que son « moi » coïncide avec son « je » et que, par conséquent, il disait la vérité. Il disait… parce qu’entre temps, il a pris une balle dans la tête. Solution trop radicale donc.

Saint Augustin avait une approche plus humble de la question. Et ça s’appelle la confession, du titre même du livre qu’il écrivit pour raconter sa vie. Mais il faut entendre la chose dans un sens très particulier. Pour Augustin, tout ce que Je dis de moi-même, on peut en douter. Si je dis que je suis beau, il est permis d’en douter. Encore plus si je dis que je suis le plus beau. Pareil, si je dis que je suis intelligent, on n’est pas tenu de me croire, même si j’arrivais à le prouver en réussissant des tests de QI très compliqués. Descartes pensait qu’on était obligé de me croire si je dis que je pense et au moment où je le dis. Mais même là, la vie apprend souvent à ne pas donner le crédit de la pensée aux hommes qui affirment penser…  Bref, toute parole que le je dit à propos du moi est sujette à caution, fragile, douteuse et potentiellement surfaite. Car le projet de se connaître soi-même et de se raconter conduit souvent à se transformer en objet de spectacle.

A une exception près. Et l’exception est cette parole que nous appellerons la confession. Tandis qu’on peut douter de tout le reste, on ne peut que croire un homme qui affirme je suis pécheur. Même si nous sommes tous prêts à douter de tout, nous sommes unanimes pour dire aussi que nul n’est saint. Et donc un homme qui confesse je suis pécheur est un homme qui dit sûrement la vérité. Voilà, pour Augustin, la seule parole qui, toujours et partout, de tous les temps et de tous les lieux, sonne universellement juste et vraie. (C’est pourquoi l’Eglise n’est Eglise que lorsqu’elle proclame son péché et la miséricorde et non lorsqu’elle les cache pour prétendre être la meilleure en ceci ou en cela. — Mais c’est déjà une autre histoire).

Le pharisien et le publicain

De là, revenons à nos deux compères de l’évangile de ce dimanche. A cette lumière, le problème du pharisien, ce n’est pas tant qu’il est orgueilleux, plein de lui-même, égoïste et tout le reste. Au contraire même : ce qu’il dit montre qu’il est un homme généreux (il fait l’aumône régulièrement, etc.). Le problème, c’est que ce qu’il dit n’est simplement ni vrai, ni juste. Il ne ment certes pas, mais il ne dit pas toute la vérité, rien que la vérité.

Le pharisien a usé de l’art de ne dire que la part de vérité qui arrange son moi. Il ne mentira pas, mais il ne dira pas non plus toute la vérité. Sa parole sur soi ne rejoint pas la vérité, et pour cette raison, elle n’est pas juste. Son histoire est inachevée ; il ne veut pas achever son histoire parce qu’il sait que s’il la racontait jusqu’au bout, il serait obligé d’ajouter en codicille la même confession que celle du publicain. Et là, soudain, il aurait été vrai, entier, et juste.

Et c’est cela qui est admirable chez le publicain. Il coupe court, comme saint Augustin. Il dit la seule chose qui est vrai de lui et qui est vrai de tous les hommes. A savoir que nous sommes tous des gueules cassées. Sa prière est certes une prière de demande : « Mon Dieu, prends pitié du pécheur que je suis ». Mais il n’est pas dit qu’il fut exaucé, que Dieu prit effectivement pitié de lui, etc. Ce qui est dit, c’est qu’il devint juste. Et ceci, parce que sa prière sonnait juste. Il avait dit la vérité. Et cette vérité l’a justifié, mis à une place juste et vraie.

Quiconque demande reçoit

La prière qui rend juste

Mais pourquoi est-ce aussi important ? Pour cette raison fondamentale : la confession, au sens où on vient de la définir, détruit l’idole que je risque de devenir pour moi-même. Elle détruit également l’idole que l’autre risque de devenir pour moi dans ce sens que, reconnaître que je suis pécheur comme les autres ou que les autres sont pécheurs comme moi, c’est barrer la voie à l’idolâtrie de l’autre, même quand je trouve en lui de l’inspiration. C’est pour cela que, si le pharisien a besoin de se comparer au publicain, le publicain pour sa part n’a besoin de se comparer à personne. Il vient, dans sa confession, de découvrir une vérité commune à tous les hommes ; une vérité où tous les hommes sont égaux sans comparaison. Alors que la mi-vérité du pharisien l’éloigne du publicain (curieuse prière qui éloigne des autres), la justesse du publicain est le lieu d’une solidarité humaine qui rejoint le pharisien à un niveau qu’il n’imagine pas. Mais ce n’est pas là la seule conséquence d’un tel déplacement.

Casser l’idole, c’est ouvrir la voie vers Dieu, c’est-à-dire aussi vers la vérité de soi-même. Et la plus grosse des idoles, ce ne sont pas les idoles de pierre, d’argent et de bois. C’est le Moi qui, en parlant de lui-même, risque toujours de tomber dans le culte du moi. Et de passer ainsi royalement à côté du culte de Dieu. Dans ce sens, la confession est le début de la prière, elle est sa vérité première. Pour reprendre le langage du pape Jean-Paul 1er, c’est permettre à Jean 1 et Jean 3 de se rencontrer en vérité. C’est toucher juste. C’est ouvrir la possibilité à une prière qui rend juste. Car la confession, dès le moment où elle nous découvre que nous ne sommes pas Dieu, nous découvre du même geste le visage de Dieu, celle d’un rapport juste à Lui. La prière peut alors commencer. Et puis, dès le moment où elle nous découvre que nous sommes pécheurs nous ouvre les vannes de la miséricorde. Donc, condition d’une prière qui puisse seulement ensuite être exaucée.

Car, elle a beau être une parole adressée à Dieu, la prière est d’abord et aussi le lieu où on s’entend parler : la parole dite dans la prière rebondit sur Dieu et nous revient aux oreilles. Comme si Dieu nous demandait à chaque fois : tu penses vraiment ce que tu viens de dire, t’entends-tu parler ? Et si cette parole que nous avons dite est si tordue que nous-mêmes n’en croyons pas nos oreilles quand elle nous revient, comment attendre qu’elle ait faveur auprès de Dieu ? C’est pourquoi avant d’être objet d’exaucement, la prière vise peut-être avant tout à rendre juste, à travailler à la justesse de notre parole, et à sa vérité. Nommer le monde en vérité – et donc soi-même en vérité – n’est-ce pas la vocation première d’Adam dans le jardin ?

6 Comments

  1. Je retiens : « la prière est d’abord et aussi le lieu où on s’entend parler ». C’est le lieu de rencontre juste avec soi-même et en vérité de soi-même.
    Il me faut reprendre la prière que j’ai laissé en suspens. C’étaient des prière où « JE » est absent.

  2. Merci non ami,

    I find this omelie extremely important well positioned in today’s world ; whereby narcissism , selfishness surface through social media e.i. Instagram Etc.
    living an isolated soul disconnected with its creator , God. Therefore, human being experience not the essence of God but only the essence or him or herself ranting n bragging everything else but humbleness.

  3. J’ai appris de nouvelles choses au sujet de notre relation avec Dieu et du type de prière en lisant cet article. J’ai apprécié la présentation des 3 moi qui existent et surtout le point de vue de Saint Augustin au sujet de la confession. J’ai toujours apprécié votre style qui surprend toujours le lecteur que je suis. Je suis toujours impressionnée par l’angle sous lequel vous présentez les évangiles du dimanche.

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