Laissez les morts enterrer leurs morts. Voilà une des paroles de Jésus qui sonnent dures aux oreilles. On ne dit pas des choses comme ça à ceux qui sont en deuil, n’est-ce pas. Mais, en réalité, est-elle si méchante que ça ? N’est-ce pas là simplement un proverbe ? Tout le monde le sait : il faut éviter de prendre les proverbes à la lettre et c’est peut-être à cela qu’invite ce verset et, par-delà, tout l’évangile de ce dimanche. Pour répondre aux trois volontaires qui, enthousiastes, veulent le suivre, Jésus utilise trois proverbes que, pauvre de nous, nous sommes souvent tentés de prendre au premier degré. On n’a jamais vu en effet des morts enterrer des morts. Ce sont toujours les vivants qui s’en occupent. Que veut donc dire Jésus ? Et cela a-t-il un lien avec l’épisode malheureux des samaritains qui précède ?

La revanche sur l’échec

Il faut commencer notre histoire ici par… Caïn, et par une question. Que font les hommes devant un échec ? La seule solution, dit Caïn, c’est de prendre leur revanche sur lui. Une partie de l’histoire est bien connue : l’offrande de Caïn, à la différence de celle d’Abel, échoue. Pour se laver de la honte, Caïn va s’armer et prendre sa revanche. Pourquoi je commence d’aussi loin ? Regardez l’histoire des disciples dans l’évangile d’aujourd’hui : Jésus les envoie vers un « bourg » (on y reviendra), pour lui préparer un « logement » (on y reviendra) et les Samaritains disent non. (On ne sait d’ailleurs pas pourquoi ils refusent, peut-être les disciples ont-ils été arrogants dans leur démarche, ça n’étonnerait pas, vu ce qui va suivre.) Alors, pour « laver la honte », pour se sauver de l’échec, comme Caïn, ils veulent y aller de main forte, faire descendre le feu du ciel. Ça rappelle Elie, dans la première lecture, tombé en dépression après avoir fait tomber le feu du Ciel, après avoir fait passer 450 prêtres de Baal à la fine lame de l’épée et s’être fait révéler que Dieu n’était pas dans ce feu qu’il avait pourtant fait descendre à grand éclat.

Mais cela n’est que la moitié de l’histoire. Caïn, en effet, ne se contente pas de tuer Abel pour sa revanche. Pour le protéger de possibles représailles, Dieu jure un serment sur sa tête : Celui qui touchera à Caïn, qu’il le sache, Caïn sera vengé sept fois. Mais la sécurité ainsi offerte par Dieu ne suffit pas pour Caïn. Il lui en faut plus et si possible, quelque chose qu’il fait lui-même afin d’être certain de sa solidité. Et pour ce faire, il bâtira une Ville, avec des murailles hautes qui l’entourent pour assurer sa propre sécurité, prendre jusqu’au bout sa revanche sur l’échec. C’est ainsi que naît la Ville, dans la Bible.

Le théologien protestant Jacques Ellul a décrit, dans un livre remarquable, ce que symbolise ainsi la Ville dès le commencement : la ville symbolise l’endroit où l’homme est certain d’avoir un « lieu » et un lieu « sûr », plus sûr que toute sécurité, même celle venant de Dieu. C’est le lieu où il a l’assurance du salut (voyez le nombre de « modernes » qui vont en ville pour réussir leur vie, « exode rural » mot honni qu’on ne dit même plus). La ville est le cœur-fierté des civilisations surtout sous la forme des villes-capitales (que serait la France sans Paris ? Quand Hitler prit Paris… Si Poutine prend Kiev… la guerre est finie).

Mais contre quoi s’assure ainsi l’homme ? De quoi a-t-il peur, cet homme qui se bâtit des murailles autour de sa vie ? Comme Caïn, il veut s’assurer contre l’échec, c’est-à-dire en définitive, contre la mort. Pourtant les murailles, loin de protéger de la mort, finissent par enfermer la mort et les hommes dans la même enceinte. C’est là le paradoxe. Et c’est ici que s’articulent les trois proverbes dont use Jésus dans l’évangile de ce dimanche pour répondre à ces enthousiastes qu’on a l’impression qu’il renvoie du revers de la main.

La mort appelle la mort

Les morts enterrent les morts

Il y a quelques années parut un livre qui s’appelait La mort de la mort, écrit par un homme qui s’était enrichi dans la high-tech et qui, comme tel, est du genre à savoir vous fourguer n’importe quoi. (Je m’en souviens, non pour l’avoir lu, mais parce que mon curé d’alors en était sorti abasourdi). Il annonçait que grâce à la technologie, l’homme finirait par s’implanter des puces électroniques dans tout l’organisme et que cela le sauverait de crever et lui permettrait de vivre 500ans. Il donnerait ainsi la mort à la mort. Mais celui qui réfléchit ainsi n’est-il pas déjà un être mort ? Et puis, au bout des 500ans, qu’adviendra-t-il de lui, sinon la mort ? Les murailles de la « Ville » ici ne sont plus extérieures. Au moyen des prouesses techniques (car il n’y a pas de ville sans technique — pensez aux gratte-ciels, aux métros, etc.), les murailles s’introduisent avec le transhumanisme dans le corps humain lui-même.

Cet exemple est anecdotique. Mais il y a mieux. Il y a longtemps, un prêtre Ivan Illich nommait cela la « némésis de la technique », le point à partir duquel la volonté de faire le bien se transforme en mal. L’exemple le plus parlant est celui de la médecine : pendant longtemps, les hommes ont demandé à la médecine d’inventer des techniques pour prolonger leur « espérance de vie ». Elle semble y avoir tellement réussi qu’elle peut aujourd’hui maintenir des hommes dans un état végétatif pendant des décennies. Mais ce sont les mêmes hommes qui voulaient ainsi lutter contre la mort qui commencent à demander aujourd’hui aux médecins, à travers les campagnes pour l’euthanasie, d’arrêter cette vie morne dont ils ne savent pas quoi faire. La ville de Caïn, symbolisant chez Ellul la civilisation, est donc le signe de l’autarcie humaine qui, en tant que telle, finit par s’aplatir sur elle-même. C’est le lieu de la suffisance humaine qui ne finit que sur la mort. C’est le défilé de morts qui enterrent des morts. Autrement dit, enterrer la mort, c’est être soi-même déjà mort. Autrement dit encore, il n’y a que des morts pour rêver d’enterrer la mort. Laisse donc les morts enterrer leurs morts et toi, passe au Règne.

La Ville : un monde fermé, un monde où l’on n’attend plus rien. Un monde qui atteint à la perfection de l’homme… un homme protégé contre les atteintes de l’extérieur, dans sa sécurité qu’il développe par les murailles et les institutions… un milieu parasite qui ne peut, en aucune façon, vivre par elle-même et en elle-même. Et ceci caractérise d’ailleurs toute l’œuvre de l’homme dans son autonomie. La ville est morte, faite de choses mortes et pour des morts. Elle ne peut pas produire et entretenir quoi que ce soit. Tout ce qui est vivant doit lui venir de l’extérieur. Les aliments, c’est clair. Mais les hommes aussi. On ne dira jamais assez sur la foi de statistiques que la ville est une énorme mangeuse d’hommes. Elle ne se renouvelle pas en elle-même. Elle se renouvelle par un apport constant en sang frais.

Compile de citations d’Ellul, Sans feu ni lieu

Les remarques ci-avant de Jacques Ellul paraissent dures. Mais il suffit de les lire au calme et d’observer la réalité autour de soi pour se rendre compte de ce qui est ainsi résumé. On avait d’ailleurs dit la même chose ici, en prenant un autre symbole et un autre théologien. (Et on pourrait d’ailleurs reprendre la même histoire en partant de Descartes et de son affaire de malin génie…). Des morts qui enterrent des morts, ça existe donc. Mais le Fils de l’homme n’est pas venu pour cela. Laisse les morts enterrer les morts est donc une injonction à sortir de ce cycle où l’homme veut s’assurer par lui-même son salut et finit par se retrouver nez-à-nez avec ce qu’il voulait fuir.

Paysan du Sud avec charrue

Qui met la main à la charrue…

Ce second proverbe est lié de très près au premier. La revanche sur l’échec est, en réalité, une façon de regarder constamment vers l’arrière. Cela ne veut rien dire de moins que prendre son point de départ constamment dans cet événement malheureux. Et, à vrai dire, nous les hommes nous chérissons cela. Nous aimons chérir notre petit malheur avec des phrases comme : « Personne ne comprendra jamais ce que j’ai vécu. » Je disais à la messe de l’ascension qu’à les entendre, on a l’impression que certains ont l’orgueil des malheureux : ils ont atteint le plus haut niveau dans le malheur et ils ne veulent surtout pas être détrônés de cette place, durement conquise. Le pire, c’est lorsque tout commence à fonctionner à partir de là.

J’ai un bon ami sur une de mes anciennes paroisses (durant les soirées que nous passions retourner l’Église, cette belle dame, dans tous les sens) qui avait l’habitude de me dire : Il vaut toujours mieux ne pas essayer de ramasser un péché commis. Il vaut mieux laisser le péché et passer à autre chose. Laisser le péché, le mal, c’est aussi cela le sens du pardon qui est aussi abandon. Car la seule chose que réussissent les hommes quand ils veulent le réparer, par eux-mêmes, c’est de l’aggraver ou de l’augmenter. Autrement dit, comme on l’a dit, ce que font les hommes pour se sauver de la mort ne les amène qu’à une chose, à produire la mort. Autrement dit encore, ce que fait un homme pour « garder sa vie », l’amène inévitablement à « la perdre », selon l’expression énigmatique qui revient partout dans l’Évangile.

Je suis injuste ? Regardez alors vous-même comme il nous est difficile de nous confesser. Ou alors, comme il nous est difficile de déposer certains péchés tout simplement. L’exemple que je vais donner est délicat, il faut donc le prendre avec beaucoup de miséricorde : j’ai déjà eu des personnes qui, de confession en confession, n’arrivent pas à se pardonner un péché qui les cloue comme irrémédiablement à leur passé et détermine leur présent. Or, c’est constamment l’invitation du Dieu de Jésus-Christ : laisse-moi ton passé et je t’attendrai dans l’avenir. Arrête de bâtir tes propres sécurités (de bâtir ta ville) et je serai le roc qui t’entourerai. Le Dieu de Jésus Christ nous vient constamment de l’avenir… avec une création nouvelle. Mets la main à la charrue, mais laisse l’arrière aux morts…

Sans feu ni lieu : le renard et Jésus

C’est sans doute parce que la mort habite la « Ville » (sens symbolique) que la Vie (Jésus) est constamment rejetée de la Ville (au sens propre). C’est le contexte global de l’évangile de ce dimanche, ne l’oublions pas. Jésus envoie ses disciples dans un « bourg » de Samarie (le bourg est l’équivalent de nos banlieues, l’espace hors-les-murs). Et il les envoie au moment où il s’apprête lui-même, « le visage ferme » à monter dans la Ville éternelle. Il est rejeté du bourg comme il sera rejeté de la Ville et crucifié hors-les-murs.

L’ironie dans l’affaire (il y a toujours ironie dans l’évangile), c’est qu’il s’agit (suivant le texte grec) non pas seulement de préparer sa venue mais de lui préparer un « logement ». Or, il est aisé, avant même ces événements derniers, de savoir qu’il n’a jamais eu son « logement », son « lieu » dans les villes. A sa naissance, un décret venu de la Ville de Rome chasse sa mère de chez elle ; à Bethléem, il n’y a pas de « lieu » pour eux ; de là, il est chassé par un décret venant d’une autre Ville, Jérusalem, celle d’Hérode, et doit s’enfuir en Égypte. Et quand il est à Jérusalem, il s’en va toujours le soir dormir à Béthanie (essayez voir le casse-tête de la chronologie dans l’épisode du figuier desséché). « Il ne faut pas, écrit Ellul, qu’il ait une maison de naissance attitrée », il faut qu’il n’ait pas de « lieu ».

Quand Jésus dit qu’il n’a pas de « lieu » où reposer la tête, il faut l’entendre au premier degré certes, mais surtout au deuxième degré. Quoi qu’il en dise, il n’a pas passé trente ans à ne jamais dormir, cela s’entend. Le fameux « lieu » où reposer la tête est donc littéralement proverbiale. Les lieux qui couvent la mort refusent la levée de la Vie en leur sein. L’ironie (encore) dans ce verset est terrible : les renards ont des terriers… Mais c’est qui le renard ? Vous vous rappelez, chez le même Luc, le surnom croquant donné à Pilate : « Allez dire à cette espèce de renard… » (Lc 13,32). Voilà, c’est dit. Ceux qui vivent dans la sécurité des terriers, des palais fortifiés, des villes emmurées, des voitures blindées, qui ont des chars et des chevaux… bref qui mettent leur sécurité dans les œuvres de leur propre main.

C’est parce que Jésus est un messie différent que tout conspirera, jusqu’à la fin, à le retenir loin de la ville ou, ce qui revient au même, à le jeter dehors. Les disciples n’ont donc, une fois encore, rien compris quand ils veulent détruire les Samaritains par un feu du ciel afin de faire un « logement » pour Jésus dans leur ville. (Mais c’est une chose qu’ils avouent sans honte, pas comme nous.) A ce stade encore, ils sont des morts qui veulent enterrer les morts, des échoués revanchards sur leur échec, des personnes qui veulent un « lieu » dans le monde. Jusqu’à la proximité de la fin, ils s’enfermeront encore derrière les portes verrouillées du Cénacle. Mais un jour viendra où ils comprendront pourquoi Jésus n’avait jamais eu de « lieu ». Pour lui, l’assurance du salut n’est pas dans les sécurités humaines. La ville qu’il bâtira, la ville de l’agneau dans l’Apocalypse, n’aura pas ni murailles ni portes. Son « lieu » pourrait-on dire est dans les Cieux. « Son » lieu… mais déjà le nôtre : et pour une fois, je loue la nouvelle traduction liturgie de la Bible. Hébreux 13,14 :

Car la ville que nous avons ici-bas n’est pas définitive : nous recherchons la ville qui doit venir.

He 13,14
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4 Comments

  1. Jusqu’à la proximité de la fin, ils s’enfermeront encore derrière les portes verrouillées du Cénacle. Mais un jour viendra où ils comprendront pourquoi Jésus n’avait jamais eu de « lieu ». Pour lui, l’assurance du salut n’est pas dans les sécurités humaines. La ville qu’il bâtira, la ville de l’agneau dans l’Apocalypse, n’aura pas ni murailles ni portes. Son « lieu » pourrait-on dire est dans les Cieux. « Son » lieu… mais déjà le nôtre : et pour une fois, je loue la nouvelle traduction liturgie de la Bible. Hébreux 13,14 :Car la ville que nous avons ici-bas n’est pas définitive : nous recherchons la ville qui doit venir.
    La lumière a jailli vers la fin et j’ai un peu compris tout le commentaire que vous avez fait de cet évangile.

    A très vite.

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