La théologie aime beaucoup parler d’histoire, mais pas assez de géographie. Or, le christianisme n’est pas seulement une façon d’aller au ciel. Il est aussi une façon d’habiter la terre. Voilà peut-être l’histoire qui se trouve « derrière » le récit de la Transfiguration. Moïse, Élie et Jésus n’y figurent pas seulement pour faire joli. Ils représentent trois façons différentes de considérer l’élection, trois façons d’habiter la terre, figurées par la tente, le temple et le royaume. Et s’il s’agit de choisir son camp, la voix du Père donne le ton : dorénavant, c’est Jésus qu’il faut écouter.

Débats sur l’élection

Pour comprendre ce qui va suivre, il est important de savoir que l’Ancien Testament n’est pas une histoire linéaire, qu’il y a plusieurs tendances qui traversent ses livres. Et notamment sur la question : qu’est-ce que ça veut dire « être un peuple élu » ? L’élection repose sur deux piliers essentiels : 1.- un peuple mis à l’écart des autres peuples et 2.- destiné à une terre, certes « ruisselant de lait et de miel », mais dont la principale caractéristique est d’être promise (en Genèse 12, Abraham ne sait même pas où c’est !).

La première partie de ce programme a été réalisée dans un geste retentissant contre Pharaon au pays d’Egypte : Yahvé avait séparé le peuple élu des autres peuples de la terre. Il avait pris ce qui est à lui : le peuple de Dieu est un peuple séparé des autres et son péché a toujours été de vouloir être comme les autres (v. 1 Samuel 8, par exemple).

Le second volet du programme (la possession effective de la terre) a, elle, toujours été incertaine. Premier hic, Moïse n’y mène pas le peuple comme on s’y attend. D’autres la conquièrent, établissent des rois, bâtissent le temple. Mais c’est une terre constamment perdue, retrouvée, reperdue, etc. avec les invasions multiples, comme celle des Babyloniens et l’exil à Babylone.

Quand, à la fin de l’exil à Babylone, certains commencent à dire « Rentrons chez nous, occuper de nouveau la terre qui nous a été promise », d’autres commencent à douter de la nécessité de reconstruire ce qui pourrait encore être envahi et détruit. Et ce, d’autant plus qu’ils ne se sentent pas si mal que ça à Babylone. Au moins deux tendances naissent donc.

Élie défend le temple : la théologie de la gloire

Ceux qui crient Rentrons, qui sont attachés à la terre conquise et au temple, ce sont eux que l’on nomme ici les théologiens de la gloire, c’est-à-dire ceux qui veulent « territorialiser » la gloire de Dieu. Dans ce sens, la gloire consiste à être un peuple séparé sur une terre séparée. Cette tendance, au temps de Jésus, sera portée par les zélotes qui veulent chasser l’occupant romain pour que la « terre sainte » ne soit habitée que par le peuple saint.

Et comme on peut le pressentir, cette façon de voir l’élection comporte beaucoup de violence. Considérer la terre comme sacrée pousse les hommes à tout sacrifier pour la défendre : violence dans la conquête, violence dans l’occupation, etc. Regardez l’actualité : les uns disent vous massacrez une partie de notre peuple saint ; les autres répondent vous violez notre terre sacrée.

De cette théologie de la gloire, Élie est peut-être la figure la plus emblématique par la violence qui le caractérise. On se rappelle qu’il n’hésita pas à faire descendre le feu du ciel pour consumer l’offrande et à passer finement au fil de l’épée 400 prêtres de Baal. Il faut purifier la « terre sacrée » de ces étrangers impurs qui l’empestent et la dénaturent, n’est-ce pas.

Moïse sous la tente : la théologie de la sainteté

Face à cette première tendance, contre Élie si l’on veut, il y a ce que Benjamin Akotia nomme la théologie de la sainteté. Pour ses tenants, il existe bel et bien un peuple séparé, mais il n’existe pas de terre séparée. Il existe un peuple saint, mais pas de terre sacrée. C’est le parti de ceux qui renoncent à la sacralisation de la terre, et refusent de rentrer.

Car s’il n’y a pas de terre sacrée, le peuple saint peut alors vivre partout sur terre. La terre qui lui est donnée en propre est une terre à jamais promise, jamais possédée vers laquelle on est en tension. L’enjeu est simple et consiste à dire : puisque tous les peuples de la terre se battent pour occuper des terres, nous, nous leur laissons la terre et, au moins sur ce terrain, nous n’aurons pas à nous battre. Voilà une façon de faire économie de la violence.

La sainteté consiste à garder le pur au milieu des impurs. La gloire est la condition de ce qui est seul à l’écart. On recherche la sainteté lorsqu’on se trouve parmi les impurs. La gloire de la Montagne a disparu. A sa place, on a désormais une tente qui dit en réalité qu’il n’y a plus de demeure.

Benjamin Akotia

Pour vivre purs, nous n’avons pas forcément besoin d’être séparés. Nous pouvons vivre purs au milieu des gens impurs. C’est la voie de la sainteté et son symbole, c’est la tente. Tandis que le symbole de la gloire, de la sacralisation de la terre, c’est le Temple, la Tente représente, pour sa part, la capacité à ne pas s’attacher à une terre, à laisser une terre derrière pour en chercher et en trouver une autre devant.

De cette théologie, Moïse qui ne connaîtra jamais de Temple, est le représentant par excellence. Les « livres de Moïse » ont été mis par écrit à une époque où le pays (et son temple) sont détruits. Que Moïse n’ait jamais été présenté comme un prêtre signifie que le Temple n’est pas vraiment son affaire. Il représente ceux qui disent : au lieu de s’attacher à cette terre qui sera conquise après mille reconquêtes (tiens, c’est le nom d’un certain parti politique !), à ce temple qui sera détruit mille fois après mille reconstructions, laissons-les et prenons la tente.

Pierre, Jacques et Jean

Chez tous les évangélistes qui rapportent la scène, la transfiguration représente un breaking-point. Au moment de prendre la route de Jérusalem, d’aller vers la ville sainte, qui justement abrite le temple, une question taraude tous les disciples. Qu’est-ce qui va s’y passer ? Jésus sera-t-il Moïse ou Élie ou faut-il se préparer à autre chose ?

Pierre, consciemment ou non, en proposant des tentes, penche déjà dans la direction de Moïse plutôt que dans celle d’Élie. Mais en en proposant trois, Luc a raison, « il ne savait vraiment pas ce qu’il disait ». Car Pierre, telle est sa nature, perçoit toujours bien les choses mais pas jusqu’au bout.

Mais il n’y avait pas que Pierre. Il y avait aussi Jacques et Jean son frère dont les faits d’armes dans les évangiles se ramènent à deux principaux : comme Élie (tiens, le hasard !), ils voulurent faire descendre du feu du ciel pour brûler les impies et se firent taper les doigts par Jésus ; ensuite, peu après, ils firent du lobbying avec leur mère pour avoir les ministères de l’intérieur et de la défense dans le royaume que Jésus inaugurerait. Encore une question de gestion de la terre qui souleva une grogne violente parmi les disciples.

Au-delà de la gloire et de la sainteté : le Royaume

Il est donc clair que, pour Jésus, ce sera ni Moïse, ni Élie. Et c’est ce que la voix du Père – on comprend d’ailleurs que les disciples en soient saisis de frayeur – vient trancher sans ambiguïté. Et alors, « Les deux disparaissent et il n’y avait plus que Jésus seul avec eux ! » Et la voie de Jésus voudra : ni terre séparée (allez par toute la terre et de toutes les nations, faites des disciples) ; ni peuple séparé (la syro-phénicienne et la samaritaine ont, dans son royaume, le même poste que le bon Jean qui voulait les consumer du feu de Dieu). Le Père des chrétiens, d’ailleurs toujours absent de la terre, « est au cieux ».

Les chrétiens habitent les cités grecques et les cités barbares suivant le destin de chacun. Toute terre étrangère leur est une patrie, et toute patrie leur est une terre étrangère. Ils passent leur vie sur la terre, mais ils sont citoyens du ciel.

Épitre à Diognète

La gloire, c’est la séparation radicale du pur et de l’impur. La sainteté, c’est le maintien du pur au milieu de l’impur. Le Royaume, c’est le mélange du pur et de l’impur, de l’ami et de l’ennemi, du riche et du pauvre, du bon grain et de l’ivraie. Car, ce qui est sacré, désormais, ce n’est pas un peuple. C’est encore moins une terre. C’est chaque homme, qui qu’il soit (voyez par exemple la parabole du bon samaritain).

Si les lépreux sont désormais purs, si les animaux et les aliments sont devenus purs, c’est que juif et païens peuvent être réunis. L’intégration se réalise en Jésus : purs et impurs sont frères.

Benjamin Akotia

La voie de la dignité de chaque homme et de la réconciliation et non plus de la séparation, telle est la nouvelle gloire que révèle le fils de l’homme. C’est l’histoire qu’inaugure la Transfiguration et que la Pâques portera à son accomplissement. Au deuxième dimanche de Carême, voici donc Pâques : anticipée dans la transfiguration et presque déjà accomplie.

Disclaimer : Je deviens éditeur et j’emprunte un certain nombre des hypothèses qui précèdent au manuscrit d’un confrère (un commentaire courageux du livre du Lévitique – il faut le faire !) que j’édite en ce moment et dont on reparlera à l’occasion. Avec un peu d’attention, vous avez deviné qui c’est !

15 Comments

  1. L’évangile lu et partagé avec un style décontracté qui nous fait voir et entendre au delà de ce que la lecture de la bible nous a servi jusque là. Merci pour cette ouverture.

  2. Carissimo Leo,
    apprezzo molto questo tuo commento e ti ringrazio infinitamente.
    come te l’avevo già detto l’anno scorso ho creato appositamente un gruppo per poi condividere i tuoi biglietti con altri miei amici, sono soddisfatti e ti ringraziano tutte e tutti.
    Hai un style che davvero fa intravedere diversamente la lettura della Bibbia che fino qua abbiamo conosciuta.
    vai in avanti. complimenti. saluti cari al prof Akotia B.
    Vive le diocèse d’Atakpamé, vive le TOGO.

  3. Wow! Beaucoup d’enseignements. Cette herméneutique nous éclaire grandement! Merci au Saint-Esprit qui, en vous donnant cette lecture, nous enseigne richement.

  4. Merci pour cette lecture. La transfiguration, c’est aussi l’analogie du cheminement du peuple de Dieu; c’est encore et surtout l’histoire du salut: de la Loi (Moïse) et des Prophètes jusqu’à la grâce (Jésus)..

  5. Le temple, la tente et le royaume. Sacrée trilogie. Vous restez fidèle à vous même. Toutefois vous réussissez toujours à faire palabres. Je n’avais jamais écouté cette analyse du récit de la transfiguration. Grâce à vous, aujourd’hui j’ai appris de nouvelles choses. Merci de nous nourrir de la Parole.

  6. Padre, tu es un Rabbi😄😄. Excellent commentaire de ce sacré texte de la transfiguration. Je n’y avais jamais pensé. Oui la terre promise acquise et perdue et reacquise…. Moïse et Élie deux théologie différente… Pierre, Jacques et Jean … Pierre= Moïse, Jacques et Jean= Élie…. Finalement il faut écouter la voix du Fils. Beaucoup de leçons à apprendre…. Dieu a toujours fait palabre…. Merci là bas

  7. Merci bien pour l’éclaircissement. Voyons combien la parole de Dieu est profonde. Dans le récit des béatitudes en Mt5,1-12 ,le verset(5)nous dit que les doux hériteront la terre. Donc tout ce qui est dit à propos du récit de la transfiguration est vrai. Merci.

  8. Je dois vous remercier tous pour ces commentaires. J’en apprends aussi, comme ce lien avec les béatitudes que je n’avais pas perçu ;). Alors, n’hésitez surtout pas. Dieu vous bénisse

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