Aujourd’hui, c’est le dimanche dit de la joie. La joie et la splendeur de Noël viennent déjà se mêler au violet du temps de l’avent et portent la couleur et l’humeur vers le rose : Gaudete, relevez-vous la rédemption n’est plus loin. Mais : la voyez-vous ?
On pourrait s’amuser, en effet, à vous demander si vous êtes joyeux. Sûrement que vous n’êtes pas satisfait (qui l’est totalement?) Et puis, si vous l’êtes vous ne le direz pas. Car, la joie, dans notre monde, est suspecte. Si vous êtes joyeux, heureux, et que vous le montrez trop, on vous encouragera à la modestie, par respect pour ceux qui ne le sont pas. Et puis, peut-être vous soupçonnera-t-on de feindre : peut-on être vraiment joyeux du rayon de soleil le matin et de l’odeur du café quand le journal posé à côté de la tasse annonce un autre bombardement à Gaza, ou prétend dévoiler les dessous du business du café au Pérou ?
Voilà, il semble que, pour expérimenter la joie dans notre monde aujourd’hui devenu si puritain, il faille se cacher : certains vont en boîte pour cela et, à l’abri des regards, ils peuvent se permettre de danser un peu, avant de revenir à la réalité, refaire la mine convenue de ceux qui veulent faire voir qu’ils se sentent concernés. Mais Jean-Baptiste nous indique peut-être la voie d’une joie radicale, d’une joie primordiale qu’à défaut de mieux, j’appellerais celle du contentement.
L’idolâtrie de soi
Deux hommes montèrent au temple pour prier. L’un était pharisien et l’autre publicain. Le pharisien priait ainsi : regarde, Seigneur, comme je suis beau et gentil, comme je donne la dîme et fais l’aumône. Dis, je suis pas mal, hein ? Le publicain, lui, se tenant à l’écart, n’osait pas lever le regard vers le ciel et priait ainsi : Père, prends pitié du pécheur que je suis. Il est dit qu’à la fin, quand ils rentrèrent chez eux, seul le publicain fut justifié. Je laisse de côté la question de cette justification (on peut lire ici) et m’excuse devoir commenter un évangile en en racontant un autre.
Mais la tentation du pharisien en est une qui nous guette tous. Il consiste à se fabriquer une image de soi qu’on pense que Dieu aimerait. Il consiste à avoir une image du « moi » que Dieu aimerait, à croire que la version de moi que je suis aujourd’hui n’est pas assez agréable pour que Dieu s’y intéresse et qu’il attend, pour m’aimer, que je sois deux étages au-dessus de moi-même, au-delà de ce que je suis aujourd’hui. Cette image de soi ou, mieux, cette idole de soi, on peut finir par tomber en adoration devant elle et c’est ce qui arrive au pharisien.
Mais en général, elle finit par nous tyranniser, travaillant notre culpabilité intérieure et nous laissant croire que, puisque Dieu aimera seulement celui que nous serons demain, celui que nous sommes aujourd’hui ne l’intéresse pas. On ne se sent pas digne de lui, on ne sait pas si on mérite son pardon, etc. On se dresse un piédestal à soi-même dont on tombe constamment. Jusqu’au jour où vient la crise, puisque ce moi fantasmé, cette idole, on finit par désespérer de ne jamais le devenir et ce — puisque c’est une idole — malgré tous les sacrifices qu’il nous impose. Jusqu’au jour donc où vient la crise.
La crise : un témoignage
Je pense, pour l’avoir vécu, que chaque jeune prêtre traverse cette étape où l’enthousiasme des jeunes années, la foi à soulever les montagnes (et à juger les autres) se casse la figure et se brise les ailes en plein vol. Heureusement ! J’y étais arrivé cinq ou six ans après l’ordination et je navigais à vue. Entre le prêtre que je pensais devenir et celui que je devenais, entre l’image que je m’en étais formé et la réalité, le fossé s’élargissait et m’engouffrais, moi n’était pas satisfait de moi et me demandait des comptes.
On m’encouragea, on m’obligea un peu même, à prendre le temps d’une retraite. Et je partis pour le foyer de charité de Meaux. Le prédicateur de la retraite me dira plus tard qu’il pouvait sentir de la semaine que je trainais les pas et que quelque chose n’allait pas. À la fin de la retraite, je me décidai non sans réticences intérieures à aller à confesse. Après tout, à quoi aurait servi tout ce long trajet si je n’essayais pas, au moins, de faire ça.
Et le prêtre m’écouta longtemps déballer mon sac et il me renvoya avec une phrase, la seule de son discours dont je me souvienne, une phrase qui me sauva la vie : « Mon père, si, un jour, vous avez l’impression d’être tombé au 35e sous-sol, sachez que Jésus est au 36e sous-sol et vous attend les bras ouverts ». Cette phrase, je dis, m’a sauvé la vie. Mon idole intérieure me faisait croire le contraire : elle me disait que mon moi idéal trônait avec Jésus très loin au-dessus et que je n’étais pas à la hauteur. Et me voilà renvoyé avec la promesse qu’il était près à aimer même au cas où je tombais encore un niveau plus bas.
L’idole de moi que j’entretenais si jalousement venait de prendre un coup mortel. Elle met encore du temps à mourir : il ne faut pas croire, elle a la peau dure. Mais cette confession, cette parole du prêtre l’avait mise à terre, elle et moi étions à terre, elle ne pouvait plus me regarder de haut, elle ne pouvait pas regarder de haut Dieu debout à mon côté. Peut-être que l’oeuvre de la grâce en nous est précisément celle-là : détruire l’idole que je risque toujoursde devenir pour moi-même, renverser ce puissant de son trône pour que l’humble puisse respirer.
Le contentement et la mort de l’idole
C’est la tentation à laquelle Jean-Baptiste est soumis dans l’évangile de ce troisième dimanche de l’avent. On veut lui créer et lui imposer un personnage de substitution : on veut qu’il joue à quelque chose qu’il n’est pas, qu’il endosse une image, qu’il se trouve une idole, qu’il joue un rôle… et il dit non. — Allez, frère : vu tout ce que tu fais, là franchement, tout ce dont tu es capable, tu dois bien être le Messie, au moins. Non ? Sinon, tu dois être Elie, allez… Ou alors un prophète ! On ne perdrait pas autant de temps et d’énergie à flatter certains d’entre nous. Il n’en faut pas autant pour beaucoup d’hommes politiques… Mais Jean-Baptiste refuse de laisser naître l’idole et, ce faisant, il nous montre le secret de la joie à laquelle ce dimanche invite. Jean-Baptiste n’attend pas d’être plus que ce qu’il est. Autrement dit, il sait se contenter de ce qu’il est. Il le proclame assez fièrement du reste : Je suis la voix… et, entendez, ça me suffit.
Les allemands ont, pour dire la chose, un mot que je trouve exquis : la Zufriedenheit. Et c’est un mot que, dans les autres langues, on serait tenté de traduire, trop tôt, trop rapidement par le mot « bonheur ». Mais il faudrait plutôt traduire par contentement — mot d’usage non courant en français, à ma connaissance — ou par satisfaction — qu’on n’utiliserait pas non plus par peur de sombrer dans l’auto-satisfaction. Les Allemands vous demanderont rarement si vous êtes heureux (glücklich). Au contraire, on vous demandera si vous êtes zufrieden, si vous êtes satisfait de vous-même, si vous êtes en paix (zu—frieden) avec vous-même, si votre vie telle qu’elle est vous convient, si vous en êtes content… Et c’est une façon modeste de demander si vous êtes heureux.
Et Jean-Baptiste l’est, littéralement. Et je tente de l’être depuis que je le sais, d’apprendre cette joie primordiale consistant à se réjouir avec Dieu de sa création. Quand Dieu créa l’amibe et le scorpion, malgré leur tête tordue, il s’arrêta devant eux et voici, il vit que c’était bon. Quand il me créa, malgré la gueule que je fais, il s’arrêta, pareil, et voici, il vit que c’était très bon. Il n’y a pas de raison de croire qu’il a changé d’avis depuis, qu’il attende que je fasse de moi œuvre meilleure que ce qu’il a fait de moi. Non, il est avec moi, m’aime tel que je suis et c’est ainsi seulement qu’il m’apprend à cheminer vers mieux. Mais en aucun cas, il n’attend que je sois le parfait à la gueule d’ange que je rêve d’être avant que de commencer à m’aimer.
La révélation et la vision béatifique
Mais Jean-Baptiste n’est pas seulement content de lui-même. Car, oui, la satisfaction peut très vite tomber dans l’auto-satisfaction. On renoue avec l’idole mais cette fois-ci, au lieu qu’elle nous terrorise, on lui voue un culte à en mourir. Pour éviter ce second écueil, Jean-Baptiste met la source de son contentement en un autre : il voit, lui, une joie qui « déjà » se tient au milieu de vous et que, malheureusement, vous ne voyez pas. Jean-Baptiste voit quelque chose que les autres ne voient pas et c’est ce qu’il voit qui lui donne cette joie dont il peut se contenter. Il a une vision qui le rend béat, au sens noble du mot.
Et ce qu’il annonce est la vocation même de l’Église et donc des chrétiens que nous sommes. L’Église prétend être dépositaire d’une révélation, c’est-à-dire que, pour elle, Dieu a levé le voile sur certaines choses. Elle y a accès et, de ce fait, peut se réjouir, même lorsque le monde alentour semble s’écrouler et que, au milieu des ruines, elle lutte pour la retenir de s’effondrer.
Un des caractères de l’Église catholique, c’est son invincible calme. Ce calme n’est pas la froideur. Elle aime les hommes, mais elle ne se laisse pas séduire par leurs faiblesses. Au milieu des tonnerres et des canons, elle célèbre l’invincible gloire des Pacifiques, et elle la célèbre en la chantant. Les montagnes du monde peuvent s’écrouler les unes sur les autres. Si c’est ce jour-là la fête d’une petite bergère, de sainte Germaine, par exemple, elle célébrera la petite bergère avec le calme immuable qui lui vient de l’éternité. Quelque bruit que fassent autour d’elle les peuples et les rois, elle n’oubliera pas un de ses pauvres, un de ses mendiants, un de ses martyrs. Les siècles n’y font rien, pas plus que les tonnerres. […]Vous la maudissez. Elle chante.
— Ernest Hello, Physionomie des saints, préface.
C’est cela la joie radicale. Elle est donnée à ceux qui voient ça et qui peuvent être contents parce qu’ils voient ça. À ceux qui voient Dieu dans leur vie, déjà là près d’eux et non pas trente-six étages au-dessus riant de les voir trimer tout en bas et s’efforçant de s’élever tous seuls. Et c’est ce que l’Église s’entraîne à voir au jour le jour, surtout dans l’eucharistie. On nous montre le pain, un pain sans grâce, un pain lui-même tombé au 35e sous-sol et on nous invite à y voir autre chose que ce que nous voyons, par-delà ce que nous voyons et à en sourire.
C’est la joie qui, venant avant l’odeur du café, plus primordiale que le rayon de soleil lui-même, permet pourtant d’y goûter avec joie, en dépit de la rumeur du monde et avant de sortir affronter cette même rumeur et y jeter son grain (il ne faudra pas oublier que la prédication de Jean-Baptiste n’est pas tendre, mais ce n’est pas le sujet aujourd’hui). C’est la joie qui permet, comme dit Saint Augustin, « de chanter Alleluia dans les soucis afin d’être à même de le chanter dans la paix ». À celui qui est content de cette joie première d’autres joies, dont celle du café, viendront s’ajouter. Car la joie vient à celui qui est joyeux et elle s’enfuit de celui qui est triste. De sorte qu’à celui qui en a, il sera donné davantage tandis que celui qui n’en a pas se fera enlever même le peu qu’il a.
Caro Leo.
Bell articolo semplice elegante e veritiero
Un des caractères de l’Église catholique, c’est son invincible calme. Ce calme n’est pas la froideur. Elle aime les hommes, mais elle ne se laisse pas séduire par leurs faiblesses. Au milieu des tonnerres et des canons, elle célèbre l’invincible gloire des Pacifiques, et elle la célèbre en la chantant. Les montagnes du monde peuvent s’écrouler les unes sur les autres. Si c’est ce jour-là la fête d’une petite bergère, de sainte Germaine, par exemple, elle célébrera la petite bergère avec le calme immuable qui lui vient de l’éternité. Quelque bruit que fassent autour d’elle les peuples et les rois, elle n’oubliera pas un de ses pauvres, un de ses mendiants, un de ses martyrs. Les siècles n’y font rien, pas plus que les tonnerres. […]Vous la maudissez. Elle chante.
— Ernest Hello, Physionomie des saints, préface.
Quel commentaire. Véritable masterclass