La loi est donc une eau qui n’abreuve pas ou qui n’abreuve plus. Mais il faut faire un pas de plus. La lapidation qui pointe dans le récit de la femme adultère est une évocation du tombeau imminent du Christ lui-même. (Les évangiles du 5e dimanche de Carême me semblent avoir cette vocation de nous faire sentir le tombeau de près). Et, la lapidation – et tel est peut-être le nœud de l’histoire – est un enterrement direct. Une lapidation a l’immense avantage de ne pas se gêner à vous construire une tombe après vous avoir tué puisque la scène du meurtre, par l’amoncellement des cailloux sur la victime, est par elle-même une œuvre d’architecture funéraire.

Reste à voir maintenant que cette architecture est l’œuvre de la Loi : elle sert à faire des morts et donc des tombeaux. C’est clair dans le cas de cette femme adultère. C’est clair dans le cas des condamnés à morts. Mais c’est vrai aussi dans le cas des prisons qui sont de grands tombeaux au cœur nos sociétés. C’est juste, dites-vous ? Non, justement. C’est loin de l’être. Et c’est l’objet de cet évangile que de le montrer, ce sera l’objet de la Passion du Christ que de le faire voir. A savoir que, pour être juste, la Loi est souvent obligée d’être un peu injuste et de cacher cette « injustesse » sous un tombeau, pour que ça ne se voit pas.

Car, d’une part, sommes-nous sûrs que ceux qui sont dans ces tombeaux-prisons sont les vrais criminels ? Nous le savons : il y en a pire qu’eux qui sont en liberté. Bientôt d’ailleurs on libérera un vrai criminel, Barrabas, afin d’envoyer un innocent à la tombe, Jésus. D’autre part, sommes-nous sûrs que tous les criminels sont en prison ? Et, sinon, pourquoi on enferme certains et pas d’autres ? Pourquoi on lapide certaines et pas d’autres ? C’est ce second argument que Jésus utilise pour arracher la femme à la colère de la foule.

Ce n’est pas simplement une question de Loi mal appliquée. C’est bien au contraire que si elle voulait s’appliquer vraiment, c’est toute la société qui serait un gigantesque tombeau : car même celui qui gagne un procès sur une cause précise, le même serait condamné si on le jugeait sur une tout autre affaire. La Loi est donc obligée de ne remplir son rôle qu’à moitié pour que la vie soit possible. Elle ne sert qu’à sauver la face, à construire un tombeau ici, un tombeau là pour donner l’exemple, à sacrifier quelques-uns pour le bien des autres. « Il vaut mieux qu’un seul meurt pour que le peuple tout entier n’aille pas à la perdition. » dira-t-on bientôt au procès de Jésus. Il vaut mieux qu’une seule soit lapidée pour que la société tout entière ne soit pas gangrenée par son exemple. D’accord : mais, et les autres ? Bah, ça leur servira d’exemple. Voilà, au fond, tout ce que peut faire la Loi.

Conclusion : la Loi n’arrive jamais à la hauteur de ses propres prétentions. Si son objectif est d’éliminer le mal de la société, pourquoi laisse-t-elle courir toute cette foule qui, à la fin, reconnaît ne pas être meilleure que la femme adultère ? Ce que la Loi cache dans les tombeaux qu’elle s’empresse de refermer rapidement (la lapidation est la plus rapide), ce ne sont jamais ni les vrais criminels (on n’aurait pas d’erreurs judiciaires sinon) ni les seuls criminels : ce sont ses propres limites qu’elle s’empresse de masquer.

C’est ce que le Christ met ici à jour. C’est ce que sa résurrection révélera aussi de façon plus éclatante. On dit souvent que son tombeau était vide. Ce n’est simplement pas vrai : il y avait le suaire et, parfois, il était occupé par des anges. Ce qui est beaucoup plus décisif, c’est que le tombeau était ouvert pour révéler l’innocent que la Loi avait condamné et rapidement caché pour qu’on n’en parle plus. Et il oblige à tourner le regard vers ces limites que nous masquons dans les tombes afin de donner un air de respectabilité à nos sociétés.