St Paul a une expression étrange: celle de la dette de l’amour. L’expression est puissante et on risquerait d’y passer trop rapidement. Peut-il véritablement y avoir une dette d’amour ? L’amour n’est-il pas fondamentalement gratuit ? Peut-il être dû?
La dette et la confiance
Pour essayer de comprendre cet étrange paradoxe, il convient de revenir à la notion et à l’histoire de la dette. Chacun de nous a déjà entendu dire que dans les sociétés anciennes, on pratiquait le troc : Kokou apporte deux ignames et Kodjo lui donne deux paniers de tomates. Et ce serait peu à peu qu’on a inventé la monnaie qui a permis plus tard de fluidifier les échanges et aux hommes de s’endetter, c’est-à-dire de prendre de l’argent pour acheter de l’argent afin d’acheter des choses (comble de la société de consommation qui choquerait si on y réfléchissait davantage). Pourtant cette idée du troc primitif est une théorie qui ne tient pas vraiment debout. Car, à y réfléchir, elle ne peut pas être vraie, pour une simple raison : c’est que la saison où on récolte les ignames n’est pas forcément la même saison où l’on récolte les tomates. Donc Kokou et Kodjo n’ont jamais aucune chance de se rencontrer quelque part, sur un « marché », pour échanger en même temps des ignames contre des tomates.
Ce qui se passait plus sûrement, c’était un système de dette mutuelle : Kokou a des ignames, il en donne à Kodjo. Même s’ils ne notent pas ça sur un cahier de comptes, tous les deux savent que le jour où Kodjo récoltera ses tomates, il devra en donner un peu à Kokou. Ceci a l’avantage certain de créer un lien de confiance entre les deux. Pour que Kokou donne ses ignames, la seule garantie qu’il peut obtenir, c’est d’avoir confiance en Kodjo. Et si Kodjo veut qu’on continue à lui faire confiance, il faut qu’il tienne promesse et qu’il apporte quelques tomates quand sa saison sera venue.
Mais — deuxième élément — Kokou peut aussi comprendre que Kodjo n’a pu rien donner parce que la saison des tomates a été mauvaise. Il ne va pas aller le mettre en prison alors que tout le monde au village sait que cette année les tomates ont accouché de cerises. Donc en plus de la confiance, il faut qu’il sache aussi pardonner – c’est-à-dire remettre les dettes. Et c’est cette dette mutuelle, fondée donc sur la confiance et la capacité d’effacer l’ardoise qui permet de construire une société conviviale, une communauté de frères ou nul ne tente de prendre le pouvoir sur l’autre. (La dette a donc précédé le troc, mais c’est une longue histoire à raconter — voir David Graeber, La dette : 5000 ans d’histoire. Et puis, il y aurait beaucoup à dire ici sur la conjonction de la promesse et du pardon — Je renvoie les curieux au dernier chapitre de La condition de l’homme moderne de Hannah Arendt).
La dette, l’écriture et l’esclave
Le seul inconvénient dans ce système est apparu dans les sociétés où l’on a commencé à écrire. Et les choses qu’on a écrites en premier (l’archéologie l’atteste), ce sont les dettes, sur des tablettes d’argile (je parie que c’est même de là que vient l’expression d’effacer les ardoises). Les premiers “livres” étaient des livres de compte. À partir du moment où l’on a commencé par écrire, on pouvait se souvenir des dettes de père en fils et demander aux fils de payer ce que les pères ont contracté comme dette. On se refusait de plus en plus à simplement effacer l’ardoise. Si Kokou a gardé toutes les traces des mauvaises années de Kodjo, la quantité de tomates à donner pourrait être telle que même le fils ne réussira jamais à tout rembourser. Et le résultat, c’est qu’on commença parfois à réduire des familles entières en esclavage, en sujétion ou à en vendre certains membres pour rembourser (c’est évoqué dans l’évangile de dimanche prochain).
Soit dit en passant, cela explique peut-être pourquoi certaines sociétés n’ont jamais voulu de l’écriture et on préféré garder l’oralité – puisque l’écriture et surtout l’écriture de la dette avec ses livres de compte finit simplement par assujettir les uns et à renforcer la domination des autres sur eux, pérennisant ainsi des structures de société inégalitaires. (Encore aujourd’hui, l’endettement est l’arme la plus subtile dans l’asservissement des pays pauvres, par exemple). Et c’est aussi pourquoi un des plus grands gestes des nouveaux rois dans l’antiquité mésopotamienne consistait à proclamer une amnistie générale, à effacer (presque) toutes les ardoises, à tout remettre à zéro – ne serait-ce que pour avoir la chance d’administrer sujets plus ou moins libres. L’institution biblique du Jubilé (Lévitique 25,8-22) avait également la même fonction sociale.
Remettre les dettes
Ce détour peut paraître long et inutile. Il permet cependant de comprendre un grand pan des évangiles et je l’évoquerai sans doute encore dans d’autres commentaires à venir. C’est sans doute sur l’arrière-fond de ces questions qu’il faut comprendre pourquoi Jésus nous invite constamment dans l’évangile à savoir remettre les dettes. Ceux qui connaissent le Notre Père en latin savent qu’à la cinquièmedemande « pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons… », le texte original dit « remets-nous nos dettes comme nous les remettons à nos débiteurs… ». Garder les dettes, en conserver la trace, c’est toujours risquer de réduire l’autre à un esclave et donc de le destituer de son statut de frère, le perdre comme frère.
D’où l’insistance qui peut nous paraître un peu exagérée de l’évangile de ce dimanche : si ton frère a péché contre toi, c’est-à-dire s’il a une dette envers toi, va le voir. S’il résiste, retourne le voir avec un ou deux autres. S’il résiste toujours, conduis le devant l’assemblée. Et s’il résiste encore, considère le comme un païen et un publicain. Et, attention, ça ne veut pas dire : à partir de ce moment, laisse-le derrière, va te coucher parce que tu as fait de ton mieux. Au contraire, ça veut dire : si tu arrives à la conviction que c’est un publicain, alors prie pour lui ; oui car un païen, on prie pour qu’il se convertisse, n’est-ce pas ? La première lecture par exemple, ne va pas aussi loin. Elle nous permet au moins de dire, « je l’ai averti, maintenant c’est son problème. » Le prophète peut au moins sauver sa peau, « sauver sa vie » et laisser l’autre se damner tout seul. Mais c’est là une option qui est rendue définitivement impossible pour le disciple du Christ.
Mais pourquoi insister autant auprès de lui ? Ou pour le dire avec les mots que nous utilisons souvent, pourquoi pardonner à celui qui ne veut pas se faire pardonner ? Y aller une fois, passe encore ! Mais ne risque-t-on pas de passer pour un idiot d’insister et d’insister encore ? Et puis, comme c’est lui qui a quelque chose contre moi, c’est lui normalement qui devrait faire le pas ! C’est lui qui devrait venir payer ses dettes ! Et il faut que ce soit moi qui me bouge en plus et qui, à la fin, me mette à genou pour prier pour lui parce qu’il n’est qu’un païen. Il le faut parce que ce qu’il s’agit de gagner, et Jésus le dit expressément, ce n’est ni l’honneur, ni l’amabilité, ni la respectabilité, ni quelque richesse que ce soit ; mais « S’il t’écoute, nous dit Jésus, tu as gagné ton frère ». Mais comment gagne-t-on un frère ? Précisément, en acceptant de perdre tout le reste, y compris surtout ce qu’il nous doit, nos droits sur lui.
La dette de l’amour: l’art de gagner le frère
Car, voici une dimension étrangement curieuse de la psychologie humaine : être offensé, ça nous confère des droits. Être blessé par quelqu’un, ça nous permet de nous installer confortablement dans le fauteuil des victimes et d’attendre qu’on vienne nous payer un tribut. Il y a une forme de jouissance perverse en ce que le fait d’avoir été offensé nous confère une position de force, et même de pouvoir qui nous permet même, nos tribunaux en sont parfois le théâtre, de réclamer la tête du coupable. C’est à ce droit et cette jouissance perverse, à ce droit et cette dette de mort que Jésus nous invite à renoncer activement. Car s’il faut insister et insister encore, c’est dans une première mesure pour la guérison du frère. Car, c’est la seule façon de ne pas perdre un frère, mais de le gagner. Mais, c’est dans une seconde mesure pour nous-mêmes : pour nous débarrasser et nous guérir de cette position vicieuse qui consiste à avoir des droits, à faire des autres nos obligés, parce que nous avons l’insigne honneur d’avoir été offensé.
Toi qui « n’a rien fait », comme répondent les enfants qui se bagarrent quand on les interroge ; Toi qui « n’a rien fait », comme répondit jadis Adam dans le jardin : « c’est la femme que tu m’as donnée… » ; bref, toi qui n’a de dettes envers personne, mais envers qui tous les autres ont des dettes, eh bien, c’est à toi de les remettre. C’est cela que Saint Paul appelle la dette de l’amour. C’est la dette qui n’est précédée d’aucun emprunt. C’est la seule dette que nous devons rembourser aux autres alors que, précisément, ils ne nous ont rien donné à l’avance – et pire, qu’ils nous ont pris des choses.
Mais tel est l’amour, et les amoureux le savent, que plus on vous en prend plus vous avez envie d’en donner – et que lorsqu’on ne vous en prend plus, vous mourrez presque de chagrin. C’est ainsi qu’il s’agit d’aimer son prochain. Il s’agit presque de « perdre sa vie » pour un frère qui n’en vaut peut-être pas la peine, mais afin de le « gagner », de le « sauver » ou mieux encore de se sauver ensemble avec lui. Donc de le gagner en vue de former une communauté fraternelle : là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là au milieu d’eux et s’ils demandent ensemble, ils sont exaucés. Gagner un frère, c’est donc avoir l’assurance de ne pas se retrouver seul au paradis : quel ennui ça serait. Car il faut être deux ou trois pour que le paradis soit possible = pour que Jésus soit là. Il faut être deux ou trois ensemble pour que le paradis soit heureux = pour que nos prières soient exaucées.
Et ben, dis donc. Ce commentaire est tellement clair sauf l’introduction qui a failli m’envoyer loin. Merci de continuer par éclairer nos obscurités en proposant ces commentaires de l’Évangile. Je crois que c’est sur ce blog ou sur le précédent que j’avais déjà lu que la mesure de l’amour, c’est d’aimer sans mesure. J’en conclus que gagner un frère n’est pas chose aisée. A très bientôt.
Je prenais un plaisir ironique de confondre _blog_ et _blague_… jusqu’à ce jour où j’ai compris que « gagner un frère a un prix de sacrifice inimaginable que celui qu’il faut pour jouer la loto-visa ».
Aimer un prochain, c’est déjà le gagner. Et le gagner, c’est accepter de « perdre sa propre vie » pour lui.
Merci très cher Père Léo de continuer par nous faire voyager sans atterrissage 😀 !
Je prenais un plaisir ironique de confondre _blog_ et _blague_… jusqu’à ce jour où j’ai compris que « gagner un frère a un prix de sacrifice inimaginable que celui qu’il faut pour jouer la loto-visa ».
Aimer un prochain, c’est déjà le gagner. Et le gagner, c’est accepter de « perdre sa propre vie » pour lui.
Merci très cher Père Léo de continuer par nous faire voyager sans atterrissage 😀 !