La particularité de la résurrection de Lazare par rapport à tous les autres miracles de résurrection, c’est le tombeau. Dans les autres récits, on est encore dans la salle mortuaire (fille de Jaïre, Mc 5), sur le chemin du cimetière (le fils de la veuve de Naïm, Lc 7) mais Jésus intervient avant qu’on ait affaire à la tombe et à tout ce qui tourne autour des tombes. Dans ce sens, j’irais même jusqu’à dire que, quand on lui annonce la maladie de Lazare, Jésus traîne les pas, exprès, pour qu’à son arrivée Lazare soit déjà enterré, en putréfaction et la tombe, fermée. Et quand on ouvre une tombe où repose quelqu’un depuis quatre jours, l’organe dont nous avons besoin pour bien décoder la situation, c’est notre nez.
Les raconteries d’un écrivain
Il faut l’avouer, Saint Jean est un écrivain de génie. Pendant mes études, j’ai souvent entendu les profs lui donner une réputation de théologien planant dans le ciel. Depuis que j’apprends à le lire moi-même, je constate une chose : ce Jean théologien sec et rêche, ça s’arrête à quelques lignes du prologue et quelques chapitres qui précèdent la passion. Le reste n’est que pure plaisir du texte lui-même. Car Dans l’art de raconter les histoires, Saint Jean est un génie. Et il pourrait même rivaliser avec mon grand-père de Koutoukoulou.
Le chapitre 11, par exemple, l’évangile de ce dimanche, commence d’une façon curieuse. Jean commence par nous présenter les personnages : Marthe, Marie et leur frère Lazare. Et, comme en aparté, il dit au lecteur : « Or Marie était celle qui répandit du parfum sur le Seigneur et lui essuya les pieds avec ses cheveux. C’était son frère Lazare qui était malade. » (v.2). Une affaire de rien du tout : Marie, enfin, tu vois qui c’est, c’est celle qui avait fait ceci et cela…, comme si le lecteur était déjà au courant de la chose.
Mais le problème, c’est que le lecteur attentif qui a lu depuis le premier chapitre fouille dans sa mémoire et se rend compte qu’il ne connaît pas (encore) cette Marie, ni d’Adam ni d’Eve, et qu’il ignore encore davantage cette histoire de femme au parfum, que Jean semble présenter comme allant de soi. Comme si un ami commençait une conversation en vous disant Donc, comme je te le disais hier… alors qu’il ne vous a rien dit hier, pour vous obliger à l’obliger à vous raconter l’histoire. Ce n’est donc pas de la faute du lecteur, c’est de la tactique de l’écrivain. Car cette histoire ne viendra qu’au chapitre… 12, c’est-à-dire au chapitre suivant. Et Jean fait comme si tout le monde savait l’histoire. Cette dribble d’avant le match est peut-être la clef de toute l’histoire, comme si celui qui rate cette attaque frontale ratait tout le match. Comme s’il disait, si vous ne connaissez pas cette histoire-là, vous risquez de ne rien comprendre à cette histoire-ci.
La femme au parfum agréable
Allons donc y voir. Ce que raconte ce chapitre douze. Après le miracle du chapitre 11, apparemment Jésus s’en est allé. Puis il est revenu de nouveau chez les trois frère et sœurs. Jésus revient donc chez Marthe, Marie et Lazare (qui n’en revient toujours pas d’être réveillé des morts). Et Marie pose un geste plutôt curieux (est-ce pour remercier Jésus ?) :
Or, Marie avait pris une livre d’un parfum très pur et de très grande valeur ; elle versa le parfum sur les pieds de Jésus, qu’elle essuya avec ses cheveux ; la maison fut remplie de l’odeur du parfum.
Jn 12,3
Jean n’explique pas vraiment le sens du geste. Les autres évangélistes donnent une explication : il s’agirait d’un geste anticipant l’ensevelissement de Jésus. Donc, encore une histoire de tombeau (comme chez la femme adultère) qui suit directement celui de Lazare. Mais ces explications, Jean ne les donne pas. Il suppose peut-être encore qu’on les connaît, mais surtout, dans une certaine mesure, il n’en n’a pas besoin. Car la phrase la plus importante de ce verset, est la suivante : la maison fut remplie de l’odeur du parfum (de très grande valeur). Vous sentez maintenant, pourquoi il faut lire avec le nez ?
Avec cette information en tête (ou plutôt dans le nez), retournons à la scène de la résurrection de Lazare. Une scène qui, une semaine auparavant, avait rempli la maison d’une toute autre odeur. Vous sentez l’odeur ? Et la différence ? Et vous voyez pourquoi il faut ouvrir le nez ? Non ? Suivez-moi.
Le tombeau à l’odeur fétide
Lazare est dans un tombeau depuis quatre jours. Et la plus brillante des idées que Jésus ait pu trouver, c’est de demander qu’on ouvre le tombeau. Vous sentez maintenant ? Marthe, elle, le sent. Et elle proteste : Mais Jésus, sois raisonnable, ça fait quatre jours, il sent déjà. Mais Jésus, comme d’habitude, n’en fera qu’à sa tête. On ouvre la tombe. Maintenant, vous sentez l’odeur ! Certains peintres ont eu l’honnêteté de représenter cette scène de l’évangile avec l’assistance se pinçant le nez et s’enfuyant. Et c’est si juste. Et donc quelques jours avant, la même maison que Marie remplit d’un parfum agréable était remplie d’un parfum désagréable.
Cet évangile va donc au-delà d’un simple miracle de résurrection. Il ne nous parle pas simplement d’un retour à la vie. Il nous parle avant tout d’une tombe et de l’odeur mauvaise que Jésus va transformer en une odeur agréable. C’est l’élément qui trône au centre de cet évangile. Tout converge vers elle. Et il y a des indices pour cela.
D’abord, le comportement de Jésus au début. On dirait qu’il n’attend pas seulement que Lazare soit mort pour se déplacer, il attend que Lazare soit mort et enterré et en pourriture. Ensuite, quand il arrive à la maison mortuaire, il pose, comme à son habitude, cette question bizarre : “où est Lazare?”. Quelqu’un dans la foule a dû lui répondre: “mais, Seigneur, il est mort depuis trois jours. Où d’autre veux-tu qu’il soit?” Par cette question bizarre, Jésus pointe donc de nouveau vers la tombe. Enfin, Jésus demande de l’ouvrir, cette tombe. Marthe proteste : ça fait trois jours qu’il est enfermé dedans, Jésus. L’odeur ne doit pas être terrible. Et Jésus insiste. Vous m’étonnez qu’à la fin, les Juifs soient mécontents ! D’où l’idée que Jésus n’a pas eu seulement envie de ramener Lazare à la vie. Il a eu envie d’imposer une mauvaise odeur à la foule d’une part et d’obliger à ouvrir le tombeau, d’autre part. Mais donc, pourquoi ?
De quoi les tombes sont le nom
Les cultures humaines sont battis sur des tombeaux, fermés, ornés, blanchis – c’est-à-dire, dont l’intérieur est caché au regard par les ornementations du dehors. Des tombes de marbre brillant, que cachent-elles à l’intérieur? Mais allez des tombes individuelles vers les tombes sociales et culturelles (parce que c’est ça davantage qui intéresse l’évangile). Regardez les panthéons qui ont toujours été la plus grande fierté des civilisations et les témoins les plus parlants qui nous en soient restés : les pyramides pour l’Egypte des pharaons, des mausolées d’Halicarnasse ou de l’empereur Qin à ceux d’Ataturk, le Taj Mahal et autresmonuments aux morts. Les Grecs avaient raison d’appeler du nom de thaumasia(=merveilles!), ces édifices funèbres.
Chaque grande nation est ainsi toujours construite sur le tombeau des ennemis qui ont été tués et massacrés au nom de la paix et souvent, on élève de grands monuments pour ceux qui ont massacré l’ennemi et, ce faisant, nous ont acquis la paix. Ces tombes, ce sont les personnes qui meurent dans les mains des services secrets de par le monde (on n’en connaîtra jamais le nombre) pour que nos sociétés puissent jouir de la sécurité et de la tranquillité qui sont les leurs. Ce sont les milliers d’enfants Chinois (ou asiatiques) et Congolais qui meurent aujourd’hui (ou d’enfants Européens qui sont morts au 19e siècle – pensez aux enfants de Don Bosco) pour que les époques puissent célébrer leur grandeur. Ce sont les milliers de failure stories qui permettent de raconter une seule success story. Ce sont les esclaves hébreux dont la Bible dit qu’ils mourraient dans la civilisation pharaonique – combien ?: il vaut mieux ne pas savoir, il vaut mieux que la tombe reste fermée. Vous voyez ?
Ouvrez les tombeaux
Vous comprenez peut-être à ce point que Jésus ne demande pas d’ouvrir le tombeau par sadisme ou pour faire provoc. Au fond, ce qui se passe dans ces tombeaux, nous le savons. Ce n’est pas que nous l’ignorons. D’ailleurs pourquoi s’acharner autant à blanchir les tombeaux si ce n’était pour activement cacher ce qui s’y trouve. Nous le savons donc, et trop bien et nous nous employons à grand-peine à les dissimuler en blanchissant les tombeaux de diverses façons : en étalant les raisons justifiant tel massacre (on n’arrête pas, par exemple, de nous convaincre que la colonisation du Congo avec ses plus de dix millions de morts a eu des effets positifs) ; en faisant du bruit autour des success story afin qu’on n’ait pas le temps de s’occuper des failure ones ; mais aussi par toutes sortes d’autres rituels (des pleureuses professionnelles aux cérémonies traditionnelles par lesquelles la nation rend hommage à ses héros avant d’envoyer d’autres héros le lendemain même à la même boucherie) ;
et, une autre peut-être la plus subtile de toutes qui consiste à dire : c’est pour les pauvres que nous le faisons. Pour sauver les pauvres paysans par exemple de la famine, on commence par leur arracher leurs terres, à vendre ces terres à des multinationales qui, on l’espère, vont produire beaucoup mieux et beaucoup plus efficacement pour nourrir les mêmes pauvres qu’on avait dépouillés au départ. (C’est d’ailleurs l’argument que Judas utilise au chapitre douze à propos du parfum de Marie). Ou alors, on justifie le massacre de certains pauvres par rapport à la sécurité d’autres pauvres : afin de vendre des vêtements moins chers aux pauvres de là-bas, on peut sacrifier quelques pauvres d’ici, non?
En obligeant à ouvrir le tombeau et à se confronter à son odeur fétide, voilà ce que Jésus nous oblige à regarder en face — au lieu justement d’inventer diverses façons de ne pas le regarder. Ces petits rituels que nous inventons autour de ces tombeaux pour continuer à nous payer la bonne conscience, voilà ce qui est démasqué dans l’ouverture du tombeau et dans notre confrontation à l’odeur fétide qui en émane et que nous faisons mine d’ignorer.
Ce que nous cachons dans l’obscurité, il vient le tirer à la lumière, dit-il lui-même aux vv. 9-10. Et puis, le mot traduit par « compassion » aux v.33 et v.38 raconte une toute autre histoire. La traduction littérale signifie plutôt que… Jésus s’est mis en colère, qu’il fut saisi d’indignation (voir ici, une traduction littérale) (Jean utilise d’ailleurs un autre mot au v.35 où Jésus pleure). Mais aux deux autres endroits, il est en colère, et sûrement contre nos stratégies de blanchiment detombes, contre nos façons de les refermer gentiment et de continuer à faire comme si…
Le tombeau ouvert
Il n’oblige pas seulement à ouvrir la tombe de Lazare. Sa propre tombe sera ouverte et l’odeur qui en émanera, loin de faire fuir les hommes, au contraire (ô miracle!) les attirera, par milliards depuis deux mille ans. C’est ici le lien avec le geste que pose Marie au chapitre 12 et qui anticipe l’ensevelissement du Christ lui-même. La mise au tombeau du Christ respirera un parfum agréable, emplira la maison (le monde) d’un parfum de grand prix. À la différence de la mise au tombeau de Lazare (de nos mises au tombeau humaines) qui puent la putréfaction.
Dans ce sens, le christianisme est — comme toutes les cultures du monde — lui aussi une construction qui tient debout sur une tombe. Il n’échappe pas à cette règle générale. Mais avec une grosse différence. Tombeau ouvert contre tombeau fermé, voilà où tout se joue. Aux Colossiens 2,15, Saint Paul écrira :
« Ainsi, Dieu a dépouillé les Puissances de l’univers ; il les a publiquement données en spectacle et les a traînées dans le cortège triomphal du Christ. »
Col 2,15
Autrement dit, Dieu a ouvert tous les tombeaux. Désormais, après la résurrection du Christ, on ne peut plus fermer les yeux. Et si on les fermait, le nez parlerait. Toute la logique du monde est mise sens dessus-dessous.
Ce qui fait la particularité de la tombe du Christ, ce n’est pas qu’elle était vide ; elle ne l’était pas vraiment : il y avait au moins un suaire et, parfois, des anges de passage. Sa plus grande caractéristique, c’est qu’elle est ouverte. Jésus n’oblige pas à ouvrir la tombe de Lazare pour rien. Nous sommes invités à tourner le regard vers cela même dont la dissimulation nous permet de tenir et de paraître respectables. Et non pas à y regarder pour voir comment ça sent mauvais, mais afin d’apprendre à transformer cette mauvaise odeur en un parfum exquis.
D’un parfum à l’autre. À nez ouvert
Voici donc l’annonce de la résurrection anticipée : désormais, le tombeau est ouvert ; ceux que vous y aviez cachés, vont sortir et vous ne pourrez plus les ignorer. Il tiendra à vous ou d’en subir l’odeur fétide ou de travailler à en faire un parfum agréable. Depuis que Dieu a pris parti pour les esclaves de Pharaon, il a pris parti pour tous ceux que nous cachons dans les tombeaux blanchis : les tombeaux s’ouvriront, les ossements desséchés (dit Ezéchiel dans la 1ere lecture) revivront.
Dans les autres versions du geste de Marie, (Mt 26, Mc 14) Jésus fait une promesse solennelle : « Amen, je vous le dis : partout où cet Evangile sera proclamé – dans le monde entier – on racontera aussi, en souvenir d’elle, ce qu’elle vient de faire ». Pourquoi ? Vous l’aurez maintenant compris, son parfum raconte l’histoire du tombeau ouvert, celle même de la résurrection, de l’odeur agréable qui en émane désormais (par grâce) ou qui doit en émaner (par notre tâche).
Merci pour ce voyage. Je n’ai pas le nez bouché. Je sens.
Jésus est ressuscité, le tombeau est vide. Mais! Où est le rapport ?
Nous L’avions vu de nos yeux, et nous attestons qu’Il est le Christ.
Le tombeau ouvert, les yeux le voient mais le nez doit le sentir. Pour une fois encore, vous nous avez dribblé et bien baladé. Faire le lien entre la résurrection de Lazare, le parfum de grand prix et la résurrection de Jésus…
Thank you .!! For this » scent » of life… as we speak of resurrection it is important that we all understand the time that happened Then , there were not medical tools to resuscitate a person .. technology is changed allowing some kind of miracle n “ resurrection “ in today s medicine . This story of Jesus ‘ power reflect him as a man of faith a man of extraordinary power .. the son of God.
Une dette de l’odeur. Jean, en tout cas, ne nous dit pas que le mort sentait et répandait une odeur nauséabonde. Sauf dans la bouche de Marthe qui s’oppose à devoir supporter cette odeur avant même l’ouverture du tombeau. Ce qui m’amène à dire que parfois, la crainte de l’odeur imaginaire conduit à garder bien fermés les tombeaux où nous avons ensevelis des corps. Ouvrez les tombeaux et ne pas craindre les odeurs, tel est le miracle qui s’accomplit. Tel est aussi, peut-être, le geste de Marie qui répand le parfum d’un Grand Prix sur les pieds de Jésus pour dissiper cette odeur avant sa mort. D’une odeur à l’autre, la crainte est là mais la dette est acquittée.