L’évangile tout entier, telle est de plus en plus ma conviction, est à lire sous le signe du Jubilé. C’est-à-dire sous le signe de l’abondance, du débordement, de la fête. St Jean appelle ça la vie éternelle. Les autres évangélistes appellent ça le Royaume des cieux. Chez Jean, cela se voit dès le prologue, se poursuit aux noces de Cana. Et se lit encore dans l’évangile de ce dimanche, dans la fameuse histoire de la samaritaine.

Le pain et l’eau

Dans l’évangile des tentations au désert, la question qui se posait, d’après moi, c’est la question du pain. La même question se pose aujourd’hui sous la forme de l’eau. Le fait pour le démon d’inviter Jésus à manger du pain après 40jours et nuits de jeûne était gros comme une ficelle : on ne coupe pas un jeûne aussi long avec du pain.

Quelque chose de semblable se passe aujourd’hui : Jésus affirme avoir soif, mais jamais on ne le voit s’arrêter pour boire, ni avec la Samaritaine, ni quand les disciples, au retour de la ville, lui proposent de venir s’asseoir. Au diable, il avait répondu : « l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu » ; aux disciples, dans l’évangile d’aujourd’hui, il dit : « ma nourriture (=mon pain), c’est de faire la volonté de mon Père ».

Dans la soif de Jésus (comme dans sa faim après le jeûne), c’est en réalité, une fois encore, la soif et la faim de l’humanité tout entière qui sont figurées. Et là où l’humanité, depuis Adam et Eve, accepte d’étancher cette soif en dehors de Dieu et se fait prendre au piège, Jésus vient indiquer une autre manière, libératrice, d’envisager notre vie ici-bas. Au fait, ce qui transforme le pain en un instrument de pouvoir et d’esclavage, c’est qu’on n’en a jamais assez.

De pain en pain… sans repos

On a vu, pendant la crise du coronavirus, des images montrant des rayons entiers de supermarchés vidés par des personnes qui avaient peur des suites de la pandémie. C’est une illustration parmi plusieurs de ce que comporte cette question du pain : elle transforme le frère en un concurrent, le voisin en une menace… puisqu’il n’y en a pas pour tous (ça n’est pas abondant). C’est aussi ce qui pousse certains, par peur de manquer de pétrole, par peur de manquer de minerais précieux, à envahir d’autres pays, à devenir d’éternels concurrents, à (se) faire la guerre ici et là.

Société de consommation

C’est également la ficelle qu’exploite, par exemple, le marketing pour prendre du pouvoir sur nos vies : la crème anti-âge s’appelle Eternity ; la dernière voiture hyper-customisée vous promet la paix ; le dernier savon sur le marché vous permet de laver plus blanc que la transfiguration; et pour le dernier parfum, vous allez adorer ; sans compter ces vacances de rêve qu’on vous vend pour vous emmener au paradis. L’économie promet ainsi qu’à travers des biens finis, nous pourrons assouvir des désirs infinis. On y croit parfois, peut-être, jusqu’à la 5e voiture achetée, au 32e parfum, aux 9e vacances, etc. où l’on se rend alors compte, peut-être que rien ne pourra remplir cette soif d’éternité et de plénitude.

En tout cas, la Samaritaine, à son 6e homme, est la figure de cette humanité tenaillée par sa faim et sa soif qui sont, par nature, insatiables. Saint Augustin, après avoir erré quarante ans à accumuler sans jamais pouvoir se rassasier, criera vers Dieu, au jour où il apaisa cette faim :

Tu nous as fait pour toi, Seigneur, et notre coeur est sans repos, tant qu’il ne demeure en Toi. Sans repos… !

Augustin, Les confessions

Car les biens finis ne rassasient pas

L’histoire de la Samaritaine témoigne, au moins, d’une chose : il n’y a rien ici bas qui puisse assouvir la faim et étancher cette soif fondamentales de l’humanité. Sur les lèvres de l’humanité, le « donne-moi à boire » de Jésus est une question éternelle et la grandeur de Jacob qui a creusé le puits n’y change rien. Le fruit de l’arbre, la fameuse pomme du premier jardin, a beau avoir l’air délicieux et désirable, il creuse une faim qu’il ne peut remplir, rend esclave de ceux qui le promettent, enlève à la vie son repos, faisant d’elle une errance perpétuelle hors du jardin.

La femme rencontrée au puits, la Samaritaine, est une des figures de cette quête sans fin. Elle a eu cinq maris et elle vit avec un sixième qui n’en est pas un. Ce qu’elle faisait ce midi-là, aller chercher de l’eau au puits, vider la cruche et être obligée d’y retourner, encore et encore et encore, est en réalité la métaphore même de sa vie (et de nos vies) : elle a mangé la vie, mais à chaque fois, elle a dû recommencer, parce qu’elle n’a jamais trouvé le « repos » dont parle Augustin, cette « eau » qui l’apaiserait une fois pour de bon ; parce que, en ces réalités finies, elle ne peut étancher le désir d’infini qui est celui de tout homme.

Puits sec de la samaritaine

De ce point de vue, Jésus a dû lui paraître, en un premier moment, comme un charlatan, un de plus, qui vient raconter de belles histoires. Elle, qui en a vu d’autres, tient cet maladroit dragueur un peu à distance : entre moi, une femme, et toi un homme, entre vous les juifs et nous, il faut garder la bonne distance, semble-t-elle répondre au premier abord… Et de poursuivre : et d’ailleurs, serais-tu plus grand que notre père Jacob ? C’est la réaction tout à fait normale qu’il faudrait avoir vis-à-vis de ceux qui promettent d’éteindre la soif profonde d’une vie. Sauf lorsqu’il s’agit de Dieu lui-même, et la Samaritaine ne va pas tarder à savoir que cet homme en face d’elle, n’est pas comme les autres.

le puits et son eau vive

« Quiconque boit de cette eau
aura de nouveau soif ;
mais celui qui boira de l’eau que moi je lui donnerai
n’aura plus jamais soif ;
et l’eau que je lui donnerai
deviendra en lui une source d’eau
jaillissant pour la vie éternelle. »
La femme lui dit :
« Seigneur, donne-moi de cette eau,
que je n’aie plus soif,
et que je n’aie plus à venir ici pour puiser. »

La proposition que fait Jésus est assez radicale : une eau pour qu’on n’ait plus besoin d’eau ! (Comme il disait, en Jn 6, après qu’il ait donné du pain en abondance : un pain pour qu’on n’ait plus besoin de pain). Mais restons en ici à l’image de l’eau dont l’abondance semble être le signe même des abondances divines du début à la fin de la Bible.

L’Éden était traversé par quatre fleuves dont Chesterton s’amusera à dire qu’ils étaient de lait, de miel, d’eau et bien sûr… de bière (oui, j’aime cette citation). Ainsi seront les eaux de la mer rouge, les eaux de Mériba (Nb 20), la traversée du Jourdain (Jos 3) et son évocation dans le baptême de Jean, le temple lui-même devenu une fontaine (Ez 47, Ap 22), l’eau jaillie du côté de Jésus (Jn 19), l’eau qu’il affirme être lui-même (Jn 7) et qu’il offre à la Samaritaine aujourd’hui.

Une source d'eau vive jaillira en lui

L’art de profiter de la vie

De la même façon que le pain vivant qu’il donne, c’est lui-même (cf. Jn 6), de la même façon l’eau vive qu’il donne, c’est encore lui-même. Et c’est d’abord en l’ayant reçu lui-même, c’est-à-dire en définitive, en acceptant le fait que notre désir le plus profond ne sera jamais comblé par aucun pain ni aucune eau, ni par aucun bien fini, que tous les biens finis prennent leur vraie mesure et leur véritable goût. Nous pouvons alors seulement apprécier la crème anti-âge sans croire un mot de ceux qui nous disent qu’elle donne l’eternity.

Accepter que cette soif ne sera jamais étanchée veut dire reconnaître comme nous disions dimanche dernier que, même si elle nous est donnée en viatique pour soutenir notre marche, elle demeure de l’ordre de la promesse. Cela nous permet de prendre goût aux biens terrestres parce qu’ils sont alors restitués à leur juste valeur et la reconnaissance même de leur insuffisance intrinsèque est la façon de les rendre abondants pour tous (c’est le paradoxe du jeûne que d’être la mesure de l’aumône).

Un pain qui enlève la faim doit être, par définition, un pain abondant. Une eau qui enlève toute soif est une eau abondante. La question qui se pose dans cette évangile est donc aussi celle de l’abondance : le règne que vient inaugurer le Christ est bâti sur la promesse (dimanche dernier), mais une promesse d’abondance.

Car, ce qui nous fait accumuler sans répit les biens finis, c’est non seulement l’espoir qu’ils vont un jour nous rassasier une fois pour de bon, c’est aussi la peur qu’il n’y en ait pas assez. Cette peur est la fabrique de la concurrence dont je parlais plus haut. Mais cela explique aussi que, lorsque nous en manquons, nous cédons au premier charlatan qui vient nous en proposer cash.

changer le manque en abondance

La première abondance qu’expérimente la Samaritaine, c’est en rapport à elle-même. C’est une femme asséchée par la vie et ses promesses non tenues. La rencontre ne se passe pas seulement autour d’un puits, c’est une femme devenue sèche comme un puits sans eau que Jésus a en face. Mais, elle qui n’attendait sans doute plus rien des hommes (pourquoi ne s’est-elle pas remariée?), voilà qu’elle en rencontre vraiment un. Elle qui vient chercher de l’eau, oublie sa cruche et s’en va. Elle qui avait une histoire à cacher (pourquoi vient-elle au puits à une heure où il n’y a personne?), retrouve le courage de la raconter devant le village. Elle qui n’avait plus personne autour (pourquoi ne vient-elle pas au puits, lieu social par excellence, avec des copines ?), se voit offrir l’audience de tout le village. Elle qui n’avait sans doute plus rien à dire au village (une histoire que tout le monde connaissait, kpakpato), retrouve la parole.

Bref, elle se croyait en manque, Jésus la remet sur pied, elle découvre l’abondance qui constitue nos vies et que nous ne voyons pas ; elle redevient elle, et elle qui ne se croyait plus capable de donner – là, livre tout, et en abondance. Si j’avais fait partie de la commission des textes liturgiques, voici le psaume que j’aurais proposé pour ce dimanche :

Seigneur, tu m’as fait remonter de l’abîme et revivre quand je descendais à la fosse. Avec le soir, viennent les larmes, mais au matin, les cris de joie. Tu as changé mon deuil en une danse, mes habits funèbres en parure de joie.

Psaume 29

L’abondance qui déborde sur les autres

Mais l’abondance ne vaut pas que pour la Samaritaine. Car il en est toujours ainsi : tandis que la peur du manque nous replie sur nous-mêmes, l’expérience de l’abondance nous ouvre aux autres : la joie, aimais-je à raconter aux étudiants, dilate le coeur. Et de ce point de vue, il n’est pas anodin que la rencontre de Jésus et de la Samaritaine se passe autour d’un puits. J’ai parlé de Jésus tout à l’heure comme d’un maladroit dragueur ; ce n’est pas seulement pour faire rire.

D’ailleurs, vous remarquez que les disciples eux-mêmes quand ils rentrent de la ville et qu’ils voient Jésus avec une femme près d’un puits, commencent à murmurer des choses tout bas : « Dites donc, quelqu’un lui aurait-il fait à manger », disent-ils en clignant les yeux les uns en direction des autres. Ne leur en veuillez pas trop vite : il y a un bon usage des ragots.

Les noces et la génération de la femme

En effet, dans l’Ancien Testament, ces rencontres autour du puits sont des préludes à des noces. Pensez à Isaac, Jacob, Moïse, etc. qui ont tous « dragué » autour du puits, souvent en demandant de l’eau ! Et Benjamin Akotia a noté que, dans l’évangile selon saint Jean, toutes les rencontres de Jésus avec des femmes se déroulent toutes autour d’une sorte de puits et s’achèvent sur une noce (mystique) entre Jésus et la femme et surtout une noce avec les gens de chez elle. (Parfois la noce échoue ou est suspendue : je vous renvoie au commentaire du récit de la femme adultère). La femme rencontrée par Jésus, dans l’évangile de Jean (selon la promesse du livre de la Genèse) engendre donc à chaque fois des enfants pour Dieu.

Le femme engendrera

Il y a au moins six récits de ce genre de rencontres dans l’évangile de Jean : entre Jésus et sa mère à Cana, autour des puits-jarres – les disciples eurent foi ; entre Jésus et la femme adultère, autour d’un puits plutôt sec, puits-sable-et-cailloux ; entre Jésus et Marthe et Marie, autour du puits-tombeau de Lazare – les Juifs crurent ; entre Jésus et sa mère à la croix, autour du puits-corps-croix d’où jaillissent l’eau et le sang ; entre Jésus et Madeleine autour du puits-tombeau-du-Ressuscité, où s’annonce la foi de ceux qui croiront sans avoir vu. Et bien sûr entre Jésus et la Samaritaine.

En insérant le récit de la Samaritaine dans ce contexte, il faudrait se poser au moins la question de savoir de quoi ce puits est la noce. On le voit à même le texte : après la rencontre au bord du puits, comme dans l’Ancien Testament, la femme retourne voir les gens de Sychar, les gens de sa maison, ceux-ci viennent accueillir l’étranger, le font entrer dans leur ville et crurent en lui. Cette pauvre femme qui est allée d’homme en homme vient d’en rencontrer un autre et — miracle — elle a converti tout un village. Les noces ont eu lieu, la femme vient d’engendrer, Alléluia (mince, c’est le carême!). Et c’est peut-être le sens du petit discours que Jésus fait à l’intérieur de ce récit : « Dès maintenant, le moissonneur reçoit son salaire : il récolte du fruit pour la vie éternelle, si bien que le semeur se réjouit avec le moissonneur ». 

Vous pouvez lire ici la version prêchée de ce texte. 🙂

2 Comments

  1. Les puits de nos vies, nos rencontres avec nous même et ensuite avec les autres, à l’aune de la promesse de l’abondance. Avec vos commentaires, je réalise chaque jour que les textes sacrés ce n’est pas que de la littérature. C’est tout un exercice parfois plus complexe que les mathématiques ( même si pour beaucoup de scientifiques, il n’y a rien de plus simple que les maths). Merci de continuer par nous édifier et merci d’avoir rappelé cette pensée désormais célèbre de Saint Augustin: « Dieu nous a créés pour Lui et notre coeur ne repose en paix qu’en lui ».
    Un rappel très important pour arrêter de chercher l’infini dans les choses/biens finis. J’ai apprécié

  2. De puits en puits. Sans repos d’où jaillirent les choses finis, au puits de Dieu d’où sortît, le vrai bonheur, le bonheur éternelle.

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