L’évangile de la femme adultère aurait pu s’appeler, pour emprunter au titre d’un fameux film, ‘un mariage, un enterrement’ ou ‘les noces ratées’. L’adultère est en effet, le signe du raté d’un mariage et la lapidation figure l’enterrement. Mais les vraies noces ratées dans l’histoire, c’est le face à face entre Jésus et la femme adultère, en présence d’un peuple et autour d’un puits avec évocation, en arrière-plan, d’un tombeau. Énigme ? Explications !
Homme cherche femme pour noces éternelles
Des spécialistes estiment, pour plusieurs raisons, que le récit de la femme adultère n’appartiendrait pas à l’évangile de Jean, à l’origine. Celui-ci trouve pourtant une place bien taillée chez saint Jean parce qu’il appartient à un réseau bien cohérent. Ce réseau est celui des rencontres de Jésus avec les femmes : aux noces de Cana, avec la Samaritaine, les sœurs de Lazare, la femme de Jn 12, au pied de la croix et enfin, en plus de la femme adultère, avec Marie de Magdala, au tombeau.
Ce qui tisse ces récits en réseau, c’est qu’ils ont la même structure : la rencontre se fait autour d’un « puits », dit Benjamin Akotia. Bien sûr, il faut mettre le mot puits entre des guillemets. Le « puits » prend la forme de jarres d’eau (à Cana), d’un vrai puits (la Samaritaine), d’un tombeau (sœurs de Lazare et Marie de Magdala), d’une cruche de parfum (Jn 12) ou du corps même de Jésus en croix d’où jaillit de l’eau comme d’un puits.
Pourquoi est-ce si important ? Dans l’ancien testament, la rencontre à un puits constitue la scène-type qui annonce des noces. Dans la Genèse surtout, les exemples sont nombreux : c’est au bord d’un puits qu’Eléazar (lieu-tenant d’Isaac) rencontre Rébecca. C’est au bord d’un puits que Jacob rencontre Rachel, que Moïse rencontre Çippora. (Beaucoup plus tard, c’est autour d’un point d’eau, pendant qu’elle se baigne que David repère Bethsabée). La scène est toujours la même : la fille rencontre le garçon, lui donne à boire, le conduit ensuite dans la maison de son père où il est accueilli en fête.
Saint Jean qui, sans aucune modestie, annonce son propre évangile comme une nouvelle Genèse (Au commencement…) et chez qui, aux noces de Cana, Jésus nomme sa mère par le nom « Femme » qu’Adam donna à Eve, Jean donc n’ignore pas tous ces échos que peuvent susciter chez son lecteur ces carambolages qu’il lui fait subir. Sûrement même les a-t-il ainsi arrangés exprès, le plus explicite étant bien sûr l’histoire de la Samaritaine.
Chez Jean, les noces ne se nouent plus entre l’homme et la femme ; mais plutôt, à travers la femme, avec le peuple de cette dernière qui se tourne vers Jésus et croit en Lui. Ou plus exactement : la femme représente son peuple et les noces avec elle ouvrent la voie aux noces avec les gens de sa maison. C’est tout à fait clair à Sykar où le village « épouse » Jésus grâce à la Samaritaine, à Cana où les disciples (la nouvelle descendance de la « Femme ») croient en Jésus, à la résurrection où l’éplorée de Magdala fait accourir Pierre et l’autre au tombeau, et même à la Croix où la Femme et le nouveau peuple (le disciple que Jésus aime) communient dans des noces singulières.
Noces doublement ratées
Dans l’évangile de la femme adultère, toutes ces allusions se croisent : il y a une rencontre entre un homme et une femme, avec un peuple derrière elle ; il n’y a pas de puits mais il y a des cailloux et du sable, tel un puits asséché, tombé en ruines et incapable désormais de donner de l’eau. Et ceci, alors que l’histoire (Jn 8) est directement précédée par un long discours sur l’eau vive (Jn 7). D’ailleurs ici, d’une certaine façon, on n’a même plus besoin d’avoir un puits : le mariage est évoqué en creux mais clairement, à travers son naufrage dans l’adultère. En plus et surtout, il y a un puits-tombeau potentiel ou même deux : si Jésus avait échoué à répondre au piège, ils auraient sûrement fini lapidés tous les deux, enterrés sous un monceau de pierres. Un mariage, un enterrement.
Dans la logique de ce réseau de récits, notre évangile est donc l’un des cas où les noces n’ont pas abouti : elles ont même complètement raté. D’une part, elles ont raté dans la vie personnelle de la femme dont le mariage est devenu adultère. Mais ça va plus loin puisque la femme représente le peuple. D’autre part donc le plus important, c’est peut-être que ce raté personnel est une allégorie de la scène qui se joue autour d’elle : la noce que le Christ veut célébrer avec son peuple, ici en l’occurrence, échoue : le peuple de la femme, venu avec elle vers Jésus, ne croit pas en lui comme à Cana, n’est pas saisi de l’enthousiasme qui avait saisi les Samaritains de Sykar. Telle l’histoire d’une autre parabole où les invités à la noce refusent de venir, ceux-ci viennent mais ne restent pas à la fête.
Ce qui est au centre de cette histoire, ce n’est donc pas seulement la femme et la miséricorde que le Christ exerce à son égard. C’est là une lecture précieuse du texte mais elle individualise trop l’affaire. Ce qui est au centre, ce sont les noces que le Christ veut sceller avec l’humanité : les fameuses noces de l’agneau que le même Jean évoquera dans l’Apocalypse. L’évangile, dès Cana, commence à l’anticiper dans l’enthousiasme. Mais, à mesure que la Croix approche, le puits semble donner moins d’eau, les noces semblent avoir un goût amer, un puits se transforme en tombeau, puits sans fond dont l’eau n’abreuve plus et dont les restes (cailloux et sable) sont récupérés dans une sordide affaire.
La Loi : l’eau qui n’abreuve plus
La question qu’on est en droit de se poser logiquement, c’est la raison pour laquelle ici, ça ne fonctionne pas. Pourquoi ça ne marche pas cette fois-ci ? Le texte offre une piste : on ne peut pas célébrer des noces avec la Loi. Ce ne sont pas seulement les gaillards qui traînent la femme adultère vers Jésus qui évoquent cette question de la Loi. Le thème « entoure » notre texte : il vient avant (7,42 « l’Ecriture dit… », 7,49 « la Loi… »), il revient dans le texte (8,5 « Dans la Loi, Moïse nous prescrit ») et après (8,17 : « Dans votre propre Loi… »).
Au chapitre précédent, les soldats avaient fait le constat que « jamais homme n’a parlé comme [Jésus]» ; au lieu de l’arrêter, ils sont repartis et les pharisiens les ont accusés de « gens qui ne connaissent pas la Loi » (7,46-52). Ici, ce sont ces Pharisiens eux-mêmes qui ne savent plus où donner de la tête avec leur propre Loi. Lorsqu’elle rencontre le projet des noces de l’agneau, la Loi est donc littéralement « affolée ».
Car ce contexte large autour de la Loi n’est pas indifférent aux noces ratées de l’épisode de la femme adultère. En effet, quoi qu’on en dise souvent, la Loi ne sert pas à rassembler les hommes. Elle sert au contraire, non pas à les diviser, mais à maintenir un écart de sécurité entre eux. (On estime que le terme grec nomos – qui a donné loi – désignait originairement le petit no-man’s-land qu’il y avait entre deux maisons voisines). Cela peut se révéler précieux dans certaines situations. Mais dans beaucoup d’autres situations, ça n’aide en rien. Dans ces situations, elle est une eau qui n’abreuve plus, un puits sec.
D’ailleurs, si la loi y suffisait, on n’aurait pas besoin de diplomates, de médiateurs, de facilitateurs : c’est que bien souvent, il faut faire sans elle si on veut ramener les hommes de nouveau ensemble. D’ailleurs encore, personne ne va jeter un œil à son contrat de travail tous les matins avant d’aller travailler. Comme pour le gaz russe en ce moment, on ne va relire les contrats que lorsqu’il y a de l’eau dans le gaz (je n’ai pas fait exprès 😊), qu’on se tape depuis longtemps dessus et qu’on cherche les moyens d’un divorce plus ou moins apaisé mais depuis longtemps consommé. D’ailleurs, enfin, le juge qui « tranche » au nom de la loi est rarement un réconciliateur : au contraire, il sépare celui qui a raison de celui qui tort, il envoie l’un en prison afin qu’il soit le plus éloigné possible de l’autre.
Les noces suspendues
Les polémiques que les chrétiens des premiers siècles avaient avec la Loi (ici la lapidation suspendue, mais aussi le tombeau vide, les querelles avec les pharisiens, le sermon sur la montagne en Matthieu, les tirades de Paul), ce n’était pas seulement une façon de jouer les mauvais garçons avec leurs grand-frères pharisiens.
La question était beaucoup plus profonde : c’est que pour pouvoir fonder nos sociétés sur une autre logique (logique qu’on nomme ici les noces, pour coller au texte), il fallait d’abord voir les limites et les mensonges de la Loi qui fonde toutes les sociétés: la Loi n’arrive jamais à la hauteur de ses propres prétentions. Si son objectif est d’éliminer le mal de la société, pourquoi laisse-t-elle courir d’autres (la foule) qui reconnaissent, à la fin, ne pas être meilleure que la femme adultère qu’elle condamne ? Le fait, c’est que nos sociétés ont besoin de ces mensonges pour exister. Mais l’objet de la rédemption est justement de faire une création nouvelle.
Mais quelle est la logique nouvelle ? Ici, il ne faut pas tomber dans la facilité courante qui dit que ce n’est pas la loi mais l’amour. Non. Ce n’est pas la Loi seule, certes ; mais ce n’est pas non plus l’amour, seulement. C’est ce qui les dépasse tous les deux, à savoir la grâce. Littéralement : comme lorsque la loi et sa justice sont dans l’impasse et que le président accorde une grâce présidentielle. Ce n’est pas la loi contre l’amour : il se peut que le président n’aime pas vraiment celui qu’il gracie ; mais il ouvre ainsi la voie à la possibilité d’un amour à venir. Ce n’est pas la loi contre l’amour : c’est la relève de la surabondance, le débordement comme on disait dimanche dernier, du pardon comme par-delà-le-don, d’une justice qui doit dépasser…
La justice humaine tranche dans le présent d’une justice qui est la somme de vos mérites passés. La justice divine décide, toujours dans le présent, d’une justice projetée avec espoir dans un avenir immérité. La justice humaine dit que vous avez été juste ou injuste. La justice divine vous met sur le chemin du juste que vous serez. C’est le sens du « va et ne pèche plus » : laisse ici ton passé — qu’il ait été juste ou non ; va vers l’avenir où le Dieu du Jubilé et de la surabondance, marche à ta rencontre. C’est toute la beauté, à mon sens, de la finale de l’évangile de ce dimanche.
– Femme, lui dit Jésus, la Loi n’a donc pas tranché ?
– Non, Seigneur, elle a reconnu ses limites et s’est retirée.
– Si elle n’a pas pu trancher, il n’y a plus qu’une seule chose à faire. Va donc, je te fais grâce.
Mais n’oublions pas que toute cette scène, si tendre qu’elle nous arrache des larmes, est à regarder au-delà de son caractère individuel. C’est de noces nouvelles avec l’humanité qu’il s’agit. La femme, on l’a dit, représente son peuple. Certes, les invités sont repartis mais l’Homme et la Femme, à la fin, se sont quand même donnés la main. Dans ce sens, les noces ont eu quand même lieu : à moitié (les théologiens disent ‘de façon inchoative’). Et cette rencontre au bord du puits est destinée à devenir une grâce pour la ‘descendance de la femme’. Ici, la maison s’est dispersée. Mais pour que la fête soit complète, reviendra-t-elle ? La question reste suspendue. A la résurrection, une autre femme les ramènera, un à un…
POST-SCRIPTUM: La question de la Loi mériterait, en rapport avec ce texte, d’être prolongée un peu plus. Mais pour éviter de faire trop long, j’ai littéralement coupé court. Mais l’addendum est en annexe. Ceux qui veulent prolonger peuvent cliquer ici: La Loi, la lapidation et le tombeau du Christ.
Wow. Cette balade évangélique m’a fait passer par des moments d’incompréhension mais à la fin pour me faire dire: tout est clair. Merci pour ce commentaire. Je m’en vais continuer la balade avec l’addendum.