La parabole dite de l’enfant prodigue est « provoquée » par les pharisiens. Et elle rejoue cette affaire de justice qui doit « dépasser celle des pharisiens ». Ces derniers sont des justes, au sens strict : ils s’en tiennent au mérite. En regard, Dieu n’est pas juste. Non par défaut, mais par excès : car il est le Dieu du jubilé. Il n’est pas juste, mais il n’est pas non plus injuste : il est surjuste, d’une justice qui déborde dans la fête, par la charité. Car, seule la charité rend la gratitude possible. Sans elle, point d’eucharistie.
Le ministère de Jésus selon saint Luc
L’année C commence, à mon avis, de façon curieuse. C’est l’année où l’on lit l’évangile de Luc. Mais dès le deuxième dimanche du temps ordinaire, on emprunte à Jean, comme s’il n’y avait rien à se mettre sous la dent chez Luc. Et l’on lit en Jean 2, l’évangile des noces de Cana : débordement insolent de vin, 600 litres de vin supplémentaire, de bon vin, pour des fêtards déjà à moitié saouls.
Le dimanche d’après, on revient à Saint Luc qui embraye sur la même histoire : le ministère de Jésus sera sous le signe du débordement de grâces, sous le signe du Jubilé : « L’Esprit du Seigneur est sur moi… Il m’a envoyé annoncer une année de bienfaits ». Ce qui ici est appelé l’année de bienfaits, c’est ce que l’Ancien Testament appelait le Jubilé. Une année qui ressemble à un long sabbat.
Année où on se repose soi-même, on laisse la terre se reposer et surtout le prochain se reposer. Si le prochain était notre esclave, on le libère. Année où l’on transforme l’esclave en frère, le voisin en ami, la terre, de ressource exploitable, en maison, etc. L’année où l’oreille et les yeux ayant vécu tout le temps en s’ignorant, soudain se parlent à nouveau, reconnaissant qu’ils appartiennent au même corps, que la douleur de l’un est la douleur de l’autre, que libérer l’autre, c’est se libérer soi-même. Voilà sous quel signe Saint Luc place le ministère entier de Jésus, sous le signe d’un jubilé éternel.
Entre dans la fête
Vous voyez le lien avec l’évangile de l’enfant prodigue ? Sinon, relisez-le par la fin. Cette fête que le Père organise est, à tous les points de vue, bizarre, curieuse, incongrue : elle est aussi illogique que les logiques d’un jubilé. Le fils revenu d’errance (appelons-le Jimmy) n’y comprend presque rien. Dans sa tête, il s’était assuré de ce qu’il méritait après ses frasques : être juste un peu mieux traité que les cochons. Le fils aîné n’y comprend non plus rien : il trouve que cette fête est une mascarade et refuse d’y entrer.
La question centrale de cet évangile est peut-être donc : qui est capable d’entrer dans la fête, qui est digne du sabbat éternel du Christ et surtout comment y entre-t-on. La difficulté principale, de ce point de vue, ne se trouve donc pas du côté de Jimmy. À part ses frasques du début et les fantasmes que son frère lui prête, il ne fait aucune difficulté à entrer dans la fête. Son silence et sa passivité ne font que davantage déplacer le projecteur, de lui, vers le dialogue tragique entre le père et le fils aîné.
Le drame se déplace ainsi sur l’effort désespéré du Père pour convaincre le fils aîné d’entrer lui aussi dans la fête. Car, tel est le drame final, on entend les musiciens depuis le portail, on sent la bonne odeur du veau gras mais, entre temps, la fête attend…
Élection, mérite contre-mérite
Pour comprendre la façon dont le père s’y prend avec le fils aîné aka les pharisiens, il faut d’abord cerner quel est son problème. Son premier problème, c’est que le Père ne tient aucun compte des mérites. L’un a travaillé toute sa vie : il n’a même pas eu un chevreau. L’autre a fait le fainéant dispendieux, il reçoit un veau gras. Cela fait des années que je suis à ton service, c’est moi qui mérite une fête, et pas ce fils de… qui est revenu.
La question du mérite lacère l’évangile de part en part (chez Marc, elle est posée sous la forme d’une confrontation entre les Premiers et les Derniers dont les rangs s’inversent pour le plus grand mécontentement des premiers.) Au fond, la théologie du mérite est une moralisation de l’élection, une façon de transformer l’élection en une affaire simplement morale. Dieu a choisi Israël ? C’est de façon gratuite. Israël (ou les pharisiens) finit-il par croire qu’il a été choisi parce qu’il est le plus juste de tous les peuples (ou qu’il est puni parce qu’il a été fautif), l’on tombe dans la logique mérite qui est une perversion de l’élection.
Car Dieu ne méprise pas ceux qu’il n’a pas élus. Ce sont les hommes qui produisent ces différences et qui, pour s’en dédouaner, l’attribuent à une raison divine mathématiquement infaillible. J’aime ces phrases lumineuses du Père Raphaël Tossou dans une préface à un commentaire du livre de Job :
C’est parce que les uns disent qu’ils sont heureux grâce à une intervention divine que la souffrance chez d’autres suscite une colère contre Dieu. Ceux qui blasphèment ne répondent pas à Dieu, mais à ceux qui l’ont proclamé auteur du bonheur temporaire qu’ils savourent. Le croyant, ce n’est pas celui qui professe que Dieu est l’auteur de son bonheur ; c’est plutôt celui qui confesse que Dieu est son bonheur parce qu’il est son auteur.
Raphaël Tossou
Ceux qui affirment que leur bénédiction est liée à leurs mérites personnelles, c’est eux qui donnent l’impression aux esclaves de ne pas être assez purs, de ne pas être assez dignes, de ne pas être aimés de Dieu. Même si l’histoire convainc certains de voir la chose de cette façon.
Et c’est là que se trouve la force du jubilé. Le jubilé, c’est une critique que Dieu adresse à cette conception de l’histoire, à la logique du mérite. En remettant l’histoire à zéro, Dieu remet la création à l’endroit, en disant à l’aîné qui se prévaut de ses privilèges : Jimmy est TON frère. Quand le fils aîné répond ton fils que voilà, le père lui rétorque, berger à la bergère, ton frère que voilà. C’est le jubilé, mon gars, on reprend à zéro.
Mérite et (in)justice
Mais ce premier geste ne suffit pas. On a beau être frères, ça ne suffit pas à résoudre certains problèmes. Car, il y a un deuxième problème caché sous la question du mérite, c’est celui (d’une certaine conception) de la justice. Dans tous les cas, le fils aîné a raison : le père n’est pas juste. L’un prend sa part d’héritage. Cela veut dire que le reste appartient à l’autre. Quand le premier revient, quoi qu’on lui donne est forcément prélevé sur ce qui appartient à l’autre. En plus, on ne lui a même pas demandé son avis avant. Ce n’est simplement pas juste.
Il s’agit donc de le convaincre que sa conception de la justice n’est pas bonne ; sa raison est juste mais trop étroite. C’est l’appel évangélique pour une justice qui « dépasse » celle des pharisiens qu’il faut, à mon avis, entendre ici. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Benoit XVI écrivait ceci dans une encyclique malheureusement trop peu lue :
La charité dépasse la justice, parce que aimer c’est donner, offrir du mien à l’autre ; mais elle n’existe jamais sans la justice qui amène à donner à l’autre ce qui est sien, c’est-à-dire ce qui lui revient en raison de son être et de son agir. Qui aime les autres avec charité est d’abord juste envers eux. [Mais] la charité dépasse la justice et la complète dans la logique du don et du pardon.
Caritas in Veritate, n°6
La justice consiste à garder pour moi ce qui est à moi (le mien) et à donner à l’autre ce qui est à l’autre (le sien). La charité consiste à aller au-delà. La charité qui dépasse la justice consiste donc non plus à donner à l’autre ce qui est à l’autre, mais à donner à l’autre ce qui est à moi. Cela m’amène d’ailleurs à penser que, chaque fois que nous pratiquons la charité, c’est un jubilé que nous célébrons. Et voilà la question qui se pose à l’aîné : acceptera-t-il qu’on prenne un veau sur ce qui lui appartient pour faire la fête à son frère ? Les pharisiens accepteront-ils que l’élection soit étendue aux impurs ? Entreront-ils dans le jubilé ?
Le jubilé de gratitude
Redisons-le : la fête qui est organisée est incongrue à tous les points de vue : Jimmy n’en croit pas ses yeux et se demande ce qui lui arrive, si son père n’a pas perdu la tête. Comme il se l’était dit avant d’aller vers son père, c’est une chose qu’il ne mérite pas. Tandis que son frère aîné considère que c’est une mascarade et ne veut pas y entrer.
Comme dit Benoit XVI, les séparations ne peuvent donc être réparées qu’en entrant dans une « logique du don et du pardon » qui est de l’ordre du débordement représenté ici par cette fête qui étonne tout le monde. L’un pense qu’il ne le mérite pas, l’autre, que ce n’est pas à la hauteur de ses mérites. Mais le plus important dans l’affaire, c’est que le seul capable de recevoir toutes les grâces de la fête, c’est celui qui a dit je ne mérite plus…
Celui pense qu’il ne mérite pas ce qui lui a été donné, seul celui-là peut dire le merci véritable. Vous ne dites pas merci à votre patron toutes les fins de mois quand il vous paye votre salaire. Mais s’il vous offre une prime sans raison (ça existe des patrons comme ça?) ou s’il vous offre des fleurs à votre anniversaire, il dépasse ce que vous méritez et là le merci peut jaillir.
C’est là le sens du jubilé : c’est là aussi le sens de nos eucharisties. Le fils aîné, c’est le type de l’employé qui refuse les fleurs parce qu’il croit qu’il mérite une voiture. Ce n’est presque pas à lui de dire merci à son Père, c’est à ce dernier de lui dire merci parce que, vous voyez, il est si bon, si juste, si obéissant, si… Pour rentrer dans la logique de Dieu, il faut se défaire de soi-même, renoncer à ses mérites, etc. Refuser de croire qu’on est bon. Qui est bon ?, demandera Jésus à un certain jeune homme riche qui se prévalait d’avoir tout fait depuis sa jeunesse et qui, comme le fils aîné, s’enferme lui aussi hors les murs du jubilé.
La fête attend… : la parabole de l’espérance
Mais cette parabole n’est pas close. L’essentiel est dans son dénouement qui n’est pas raconté. Jimmy est sans voix, le père ne lui laisse même pas l’occasion de parler. A-t-il pu dire un mot après ? On présume. Mais qu’est-ce qu’il a dit, qu’est-ce qu’il peut dire ? L’aîné grigne, boude et bavarde. Il veut bien lui aussi une fête, mais pas celle organisée par son père. Mais que fait-il après ? Se réconcilie-t-il avec son frère ? Ou fait-il finalement ce qu’il reproche à son frère : partir lui aussi loin du paternel pour s’amuser avec les prostituées ?
L’essentiel de la parabole repose donc sur ce que nous pensons qu’ils ont fait, ce que nous aurions aimé qu’ils fassent, ce que nous souhaiterions voir se réaliser. C’est peut-être pour introduire le lecteur dans l’histoire, pour l’inviter à prendre la décision ultime, c’est peut-être pour cette raison que la fin n’est pas racontée.
J’ai écrit mon commentaire en espérant que, à la fin de la journée, Jimmy aura appris à dire Merci. Et que le fils aîné aura compris que dire j’ai fait ceci et cela donc tu devais me faire une fête, c’est s’enfermer tout seul dehors mais qu’il faut rentrer d’abord dans la fête pour voir les surprises que le Père nous réserve.
Mais ce n’était qu’une façon à moi de lire la parabole à partir de la dénouement que je souhaite. Vous, quel sera la vôtre ? Dans tous les cas, le veau est tué, les musiciens sont appelés, la fête attend… Il dépend de vous lecteur de la faire commencer.
Merci Père Léonard pour ces lumineux développements dont vous avez, seul, le secret. Le « fil rouge » du jubilé m’amène à relire cette illustre parabole à partir du dénouement. Clair que Jimmy apprenne à dire Merci au Père. Et que le fils aîné aura comprenne que dire « j’ai fait ceci et cela donc tu devais me faire une fête », c’est s’enfermer tout seul dehors mais qu’il faut rentrer d’abord dans la fête pour voir les surprises que le Père nous réserve.
Mon petit problème de compréhension qui demande votre lumière est quand vous affirmez entre temps que « Dieu ne méprise pas ceux qu’il n’a pas élus ». Y aurait-il encore dans le monde des gens que Dieu n’a pas élus ? Mieux posée, ma question serait de savoir s’il y a une grâce de l’élection divine qui se manifeste sur certaines personnes et sur d’autres non? L’élection alors consiste en quoi? Du côté de Dieu et du côté de l’élu, comment la reconnaitre, cette élection?
Merci déjà de votre disponibilité à m’éclairer sur ce point.
Cher Komi,
Merci pour ce retour de lecture… et la question qui l’accompagne. Vous posez la question sur un plan théologique. La première réponse devrait d’abord être biblique (quitte éventuellement à élaborer une théologie à partir d’elle). Or que voit-on ? Que Dieu a élu Abel mais il ne punit pas Caïn : il promet même de le venger sept fois si quelqu’un touche à sa vie! Dieu a élu Isaac mais il sauve Ismaël et sa mère Hagar en errance dans le désert… Il a élu Israël mais ne laisse pas Edom en plan, ou encore Ninive… etc.! Mais mieux encore, au niveau de la théologie : c’est pour le bien de la multitude des non-élus que les élus sont choisis (et envoyés dans le monde comme sel dans le monde, lumière sur le boisseau, levain dans la pâte, comme dira l’évangile).
Donc dire que Dieu ne méprise pas ceux qu’il n’a pas élus ne signifie pas que la frontière entre élus et non-élus n’existe pas. Ça veut dire que cette frontière ne doit pas être interprétée comme ayant l’amour de Dieu d’un côté et sa haine de l’autre.
C’est en tout cas ce que je crois et espère. Devrais-je me retrouver du « mauvais côté », je continuerais à espérer que l’amour de Dieu ne me lâche pas :). Je regarde, ce disant, vers l’évangile de dimanche prochain 😉
Alles in Ordnung!